LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
  VII   - CAEN A BAYEUX  -1/3
         
 

De Paris à Cherbourg en chemin de fer,

contenant l'historique complet des travaux

de la digue et du port de Cherbourg

 

Auteur : Henri Nicolle

Publication Caen : Alfred Bouchard, 1860

CPA Collection LPM 1900

 

PREMIÈRE SECTION

DE PARIS A CAEN  -239 KILOMÈTRES

DEUXIEME  SECTION

DE CAEN  A CHERBOURG -133 KILOMÈTRES

HISTORIQUE DE LA LIGNE

 

I PARIS A MANTES

II MANTES A EVREUX

III D'EVREUX A BERNAY

IV BERNAY A LISIEUX

V LISIEUX A PONT-L'EVEQUE

VI PONT-L'EVEQUE A CAEN

 

VII CAEN BAYEUX

VIII BAYEUX VALOGNES

IX VALOGNES CHERBOURG

 
         
 

CAEN. Gare de l'ouest

 
         
 

CAEN

 

     Deux questions du plus haut intérêt pour le chef-lieu du Calvados s'agitaient à Caen dans les dernières années de la monarchie : l'achèvement du canal de l'Orne, et la concession du chemin de fer de Paris à Caen. - Dix-huit cent quarante-huit ajourna le chemin de fer et retint les fonds votés pour le canal. Caen se résigna douloureusement. Mais les événements du 2 décembre n'eurent pas plus tôt sonné le réveil de l'industrie et la renaissance des grandes entreprises, que son conseil municipal trouva l'occasion bonne pour rappeler aux pouvoirs publics son canal et son chemin de fer.

 

     Sans perdre de temps, on était au commencement de janvier 1852, deux adresses furent envoyées au ministre. La première, qui réclame pour le canal, porte la date du 7 janvier ; l'autre est du 8 et demande l'exécution du chemin de fer. - A voir ces deux dates qui se suivent, on croit que le deuxième jour le conseil municipal répare l'oubli de la veille ; un membre sera venu dire :« A propos, messieurs, hier pendant que nous réclamions, nous avons omis de parler du chemin de fer ; » et le conseil de reprendre aussitôt la plume.

 
         
 

     De fait, les deux voies ne vont pas l'une sans l'autre ; la seconde est le complément de la première. Les navires débarquent leurs chargements sur les quais de Caen ; le chemin de fer les dirige sur les marchés du centre et rapporte, de ces contrées, des produits qui assurent aux navires un fret de retour. Sûrs désormais, et quelque soit leur nombre dans la rivière de Caen, de trouver un chargement pour rentrer au port d'expédition, les bateaux se portent à Caen avec empressement.

 

     Nous avons fait l'historique du chemin de fer de Caen, voté en 1846, empêché par la crise financière de 1847, complètement abandonné en 1848, puis enfin repris en 1852 et achevé en 1856. L'histoire de son canal comporte des incidents plus nombreux encore et remonte plus haut. En voici l'abrégé.

 

     Depuis que Caen est Caen, cette canalisation de l'Orne, ou sa navigabilité, fut la préoccupation constante des générations qui s'y sont succédées.

 

     Dès le onzième siècle, au temps de Guillaume-le-Conquérant, Caen était une station de vaisseaux ; Robert, fils de Guillaume, fit exécuter des travaux à la rivière. Plus tard, sous nos rois, au quinzième et au seizième siècle. Charles VII, Louis XI et François Ier, s'en occupèrent.

 

Canal de l'Orne, CPA collection LPM 1900

 
         
 

     Les archives de Caen conservent des lettres de François d'O, surintendant des finances sous le règne de Henri III, et lieutenant-général en basse Normandie, qui manifestent l'intention de procurer, à la capitale de son gouvernement, un port capable de recevoir les gros bâtiments. Il envoie, à cette effet, sur les lieux, un ingénieur nommé Louis de Foix, célèbre alors par ses travaux du Boucaut, à l'embouchure de l'Adour. Les magistrats de la ville, à qui la proposition souriait, s'effrayèrent néanmoins de la grande dépense, et, après avoir interrogé leurs ressources, remercièrent M. d'O, qui leur en garda rancune. Les plans de Louis de Foix sont introuvables aujourd'hui ; on sait seulement qu'ils différaient de ceux de Vauban, qui, postérieurement, établissait son port à Colleville, tandis que l'ingénieur de M. d'O plaçait le sien à Caen.

 
     
 

Canal de l'Orne, CPA collection LPM 1900

 
     
 

     Cachin, cet ingénieur éminent dont le nom reste attaché au port de Cherbourg, reprit les études de la canalisation de l'Orne, sous la première république, et ses plans, plus ou moins modifiés par ses successeurs, sont ceux qui en définitive ont été suivis.

 

     Ce canal fut décrété par l'empereur Napoléon Ier, le 25 mai 1811. Sous les gouvernements qui se suivirent, les chambres, à différentes reprises, votèrent des fonds pour son achèvement, mais des fonds presque toujours insuffisants, si bien que l'exécution marchait lentement au gré de l'impatience du pays. Le gouvernement de Napoléon III, en leur imprimant une vive impulsion, a eu l'honneur de terminer ces magnifiques travaux.

 

     L'inauguration du canal de l'Orne, faite solennellement en août 1857, fut une grande fête pour la ville de Caen, qui depuis a vu se réaliser les espérances qu'elle avait conçues pour son commerce. Cependant, comme l'homme n'est jamais content, on vous dit aujourd'hui à Caen, qu'il est regrettable que le canal n'ait pas été creusé plus profondément ; on y verrait, assure-t-on, des navires d'un plus fort tonnage. Nous croyons qu'en rêvant le long cours, Caen, se fait des illusions. Il ne peut pas avoir la prétention de lutter avec le Havre. Sa situation géographique ne lui permet d'autre ambition que celle d'être un bon port pour le cabotage, et s'il a le tirant d'eau nécessaire aux bâtiments de 250 à 300 tonneaux, il doit s'estimer très-satisfait.

 

     Le cabotage lui apportait autrefois le charbon pour sa consommation ménagère, les bois du Nord, les cotons entreposés au Havre, et les laines d'Australie pour les fabriques, les sels, les savons de Marseille, et les denrées coloniales. Il décharge aujourd'hui ces mêmes produits en plus grande quantité pour en confier le surplus aux expéditions du chemin de fer. On se fera une idée du mouvement nouveau lorsqu'on saura que le trafic de la gare de Caen s'est élevé au chiffre de 64 mille tonnes environ, en 1857.

 
     
 

Canal de l'Orne, CPA collection LPM 1900

 
     
 

     Sans doute ce grand mouvement diminuera quand la ligne de Cherbourg et celle d'Honfleur seront en pleine activité : c'est là le bienfait du réseau complété des voies ferrées, d'équilibrer sur tous les points les chances de prospérité. Mais ce qui en restera constituera encore un bel avantage pour Caen.

 

     L'exploitation des carrières à pierre, l'élève des chevaux, les dentelles et surtout la fabrique d'huile de colza, sont les quatre branches importantes du revenu dans le Calvados. Nous dirons un mot de chacun.

 

     Les principales carrières sont les carrières d'Allemagne et celles de Ranville. Les premières sont situées en amont de la rivière, de l'autre côté de Caen, et forment le coteau qui suit les sinuosités de l'Orne. Les pierres extraites sont d'une qualité supérieure et s'exportent au loin pour la bâtisse. On exploite aussi, dans le département, les granits de Vire. La ville de Paris songe, en ce moment, à en appliquer les cailloux à son macadam. Le granit a sur le silex l'avantage de donner moins de poussière.

 

     Les chevaux vendus sur les marchés du département proviennent pour la plus grande partie de la Manche et de l'Orne. L'éleveur, dans le Calvados, tire parti de ses herbages, et trouve son avantage à acheter des poulains sevrés.

 

     La remonte donne, par an, au département, de 3 à 4 millions ; en 1854, l'année de la guerre de Crimée, elle en a versé six. C'est néanmoins une question encore agitée que celle de savoir si la remonte reste un avantage pour l'éleveur.

 
     
 

Caen Caserne de La remonte

 
     
 

     La remonte achète, il est vrai, des chevaux de trois ans et demi qui, vendus plus tôt, auraient coûté moins de soins à l'éleveur, et qui conduits au marché à quatre ans ou quatre ans et demi auraient rapporté un prix supérieur. La remonte répond à cela qu'elle constitue un débouché toujours assuré, et que d'ailleurs elle est loin d'accaparer le marché. Le marché du Calvados, en effet, se compose de 8 mille chevaux ; la remonte n'en prend point tout à fait 4 mille.

 

     On sait que les remontes élèvent les jeunes chevaux dans les dépôts jusqu'à l'âge de cinq ans, époque à laquelle elle les livrent aux différents services de l'armée.

 

     Les chevaux normands jouissent d'une réputation de force et d'élégance très méritée ; ils ont des qualités réelles qu'il importe de leur conserver, et c'est dans ce but que sont institués les concours et les courses annuels auxquels, chacun pour sa part, l'Etat et le Département, contribuent.

 

     L'Etat affecte pour primes à donner aux chevaux la somme de 10,500 fr.

     Le Département celle de 21,000 fr.

 

     Les primes sont toujours distribuées avant le mois d'août. Le commerce peut ainsi, à la foire de Guibray, parer ses produits des prix obtenus et, de cette façon, en justifier la valeur. Le marché aux chevaux de la foire de Guibray est un des plus considérables de la Normandie ; il a lieu du 10 au 15 août.

 
     
   
  LE TRAIN DANS LA MANCHE
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  VII   - CAEN A BAYEUX  -2/3
         
 

CAEN. Gare de l'ouest

 
         
 

     La fabrique de dentelles à Caen ne remonte pas à cent cinquante ans. Cette industrie elle-même ne date pas de fort loin en France. Colbert l'introduisit chez nous et en fonda, vers 1666, à Alençon la première manufacture, sous la direction d'une dame Gibert. Je crois avoir lu quelque part qu'il fit venir de Venise des ouvrières qui nécessairement enseignèrent aux apprenties le point de Venise ; mais sous les fuseaux normands, ce point se changea en un point qui fut dit d'Alençon, et dont la renommée égala bientôt la beauté.

 

     Les documents sur la fabrique de dentelles de Caen sont très rares. Nous puisons nos renseignements dans une lettre de M. Drouet, adressée à la société d'agriculture et de commerce du Calvados, en septembre 1851.Ce sont à peu près les seuls documents qui existent.

 
         
 

     Les progrès de la dentelle furent rapides à Caen. Dès la fin du siècle dernier, on y faisait de grandes pièces telles que mantilles, voiles, châles et pélerines. L'invention du point de raccroc, qui est dû à une simple ouvrière du pays nommée Cahagnet, contribua puissamment au développement de cette industrie. C'est au moyen du point de raccroc qu'on joint les bandes de dentelle d'une manière imperceptible ; ce procédé permet de diviser les grandes pièces et d'y employer un nombre indéterminé d'ouvrières, lorsque auparavant on ne pouvait en employer que deux.

 

     On évalue à 50,000 le nombre des ouvrières en dentelles et en broderie sur tulles du département. L'arrondissement de Caen en compte pour sa part 25,000 ; celui de Bayeux 15,000 et les autres 10,000.

 

     Le produit monte à 8 millions. Si l'on en retranche les premiers frais et la matière première de la fabrication estimés 1 million 600 mille francs, il restera 6 millions 400 mille francs de bénéfice net, qui constituent un salaire de 75 centimes par jour.

 

Coiffe en dentelle blonde de Caen

 
         
 

     Mais il faut faire remarquer que la dentelle n'enlève pas les ouvrières aux travaux des champs, et que celles-ci ne travaillent guère à leur métier que durant six ou sept mois de l'année.

 

     Les premières dentelles du pays furent faites en fil de Flandres. Mais Caen bientôt employa la soie noire, puis la blonde, qui, d'abord de couleur nankin, fut ensuite blanchie de façon à l'emporter en éclat sur celle des autres contrées. On ne tarda pas non plus à rehausser le réseau de fils d'or et d'argent.

 

     Trois époques marquèrent la fabrication de la dentelle de Caen. Le commencement du siècle fut l'ère des dentelles de fil et des grandes entreprises à l'étranger, malgré la guerre. - La paix fit décheoir le fil ; la soie noire et la blonde reprirent le dessus. - Après 1830 les blondes disparaissent ; la vogue est acquise aux dentelles de soie noire ; elle dure encore, et deux fois elle est venue réparer les désastres causés par les crises politiques.

 
     
 

Caen Dentelieres 1900

 
     
 

     Pour la vie, Caen, au dire des gourmets, est un vrai pays de Cocagne ; il a les meilleurs cidres, qui lui viennent de la vallée d'Auge ; les beurres les plus fins, qu'Isigny lui fournit ; les viandes les plus succulentes, le mouton de Présalé, le gibier en abondance et les poissons de la mer. Parmi ceux-ci il en est un qui lui semble particulier ; depuis le mois de mars jusqu'à la fin de mai les marées l'amènent à Caen, ce qui lui vaut le nom de montée. Ce petit poisson, qu'on croit être le fret du congre, est fort délicat ; il se prend le soir avec des tamis, à la lueur des lanternes, et le spectacle qu'offre sa pêche est des plus singuliers. Ces petits points lumineux, qui, par centaines, courent et voltigent sur l'eau, semblent autant de feux follets. La montée ne se trouve guère que dans l'Orne, dans la Dives et dans la Touque.

 

     Mais Caen ne vit pas seulement pour manger. C'est la ville de Malherbe, de Segrais et de Huet; elle cultive les lettres et les arts et ne renferme pas moins de seize Sociétés savantes. Elle possède 45,000 volumes dans sa bibliothèque, une des plus jolies assurément qu'on puisse visiter ; et compte dans son musée plusieurs toiles de maîtres très-précieuses, parmi lesquelles se distinguent le Mariage de la Vierge du Pérugin, une Descente de Croix du Tintoret, et deux ou trois Paul Véronèse. Ses monuments sont nombreux ; elle est surtout riche en belles églises. Si l'on monte sur la plate-forme du clocher central de Saint-Etienne, on aura sous les yeux le panorama d'une belle ville.

 

     Elle s'étend, de l'est à l'ouest, des hauteurs du faubourg de Vaucelles, où sont les bâtiments du chemin de fer, jusqu'à la plaine où les deux routes de Bayeux et de Bretagne marquent leur ruban allongé ; à gauche elle remonte un coteau sur lequel fuit son faubourg de Saint-Gilles, qui regarde à ses pieds le bassin où pointent les mâts des navires ; à droite, la ville s'arrête devant sa prairie de Louvigny, traversée par l'Orne et l'Odon, et bordée par un cours brisé en angle droit et planté d'arbres séculaires qui rappellent ceux des parcs princiers. Au milieu ce sont les mille toits de la ville, sur lesquels, comme sur une mer pétrifiée, s'élèvent, majestueux et pleins de grâce, les vaisseaux énormes des églises surmontées de leurs flèches élégantes.

 

     Telle est Saint-Pierre, dont les keepsakes montrent tous l'abside élevée sur l'eau de l'Odon ; rien de plus merveilleusement ouvragé que les pendentifs hardis de ses chapelles latérales. Telle est Saint-Jean, la grande paroisse ; l'Abbaye-aux-Dames qu'on vient de rendre au culte, après y avoir fait d'importantes réparations ; St-Etienne-le-Vieux ; d'autres encore que je passe, et Saint-Etienne où nous sommes, que je réserve pour tout à l'heure.

 

     Voici à nos pieds le Palais-de-Justice, construction moderne avec un péristyle orné de colonnes qui supportent un fronton, et l'Abbaye-aux-Hommes, le Lycée actuel ; derrière nous, c'est le Bon-Sauveur, une ville dans la ville, un hospice de fous, qui voit, hélas ! chaque jour augmenter le nombre de ses pensionnaires. C'est la statistique qui le dit, et qui dit, hélas ! encore, que l'accroissement des maladies mentales dans le Calvados n'est pas dû aux travaux trop obstinés de l'intelligence, mais à l'abus des boissons alcooliques. Elle a rapproché les tableaux annuels des produits des contributions, la statistique, et elle a trouvé que le développement de la folie était en raison directe de l'accroissement de la consommation des spiritueux.

 
     
 

Palais-de-Justice de Caen

 
     
 

     Saint-Etienne est une magnifique église, et l'un des plus beaux spécimen de l'art roman. Sa construction date du onzième siècle ; Guillaume-le-Conquérant la bâtit. Les flèches qui surmontent ses deux tours appartiennent à une autre époque et à un autre style ; elles sont probablement du treizième ou du quatorzième siècle. Les monuments de ces dernières époques abondent en Basse-Normandie ; la tradition en veut faire honneur aux Anglais. C'est là une erreur accréditée qu'il importe de détruire. Tous les titres le démontrent, et quand même, on ne peut admettre, comme le dit très bien M. Georges Mancel dans sa Normandie, que les conquérants momentanés de la France aient passé à construire un temps qu'ils consacraient à l'attaque et à la résistance.

 

     Guillaume fut le fondateur de Saint-Etienne de Caen. Ses os, ou mieux ce que les révolutions qui les dispersèrent plusieurs fois en ont laissé, reposent sous une pierre du choeur. 

 
 

 

     
 

     On connaît l'histoire de ce bourgeois qui, lors des obsèques du prince, se jeta au travers de la cérémonie et s'écria :« Je vous défends, de par le Dieu tout-puissant et le Saint-Père le Pape, qu'aucun d'entre vous s'ingère de mettre en terre ce corps. La raison est que, lorsqu'il fonda cette église, il me tollit une partie de la terre où elle est bâtie, sans m'en faire aucune satisfaction, combien que j'en fusse propriétaire au droit de mes ancêtres ; et pour le tort qu'il m'en a fait, j'en appelle devant Dieu. » Les barons et les prélats présents, devant la notoriété du fait, composèrent sur-le-champ avec le bourgeois, qui déclara renoncer à son héritage moyennant une rente annuelle de soixante sous ; - et fut alors, le duc Guillaume, mis en terre avec grande pompe.

 

       La sacristie de Saint-Etienne montre un portrait de Guillaume qui porte sur sa légende que cette peinture a été faite d'après un portrait du temps peint sur un mur ; le second chiffre de la date de la copie est effacé, en sorte qu'on peut aussi bien lire 1108 que 1208 ou tout autre millésime plus rapproché. Cependant la peinture est ancienne ; et là-dessus le conquérant a toute la mine d'un valet de carreau vêtu de noir et de rouge, au lieu de l'être en rouge et en jaune, comme sur les cartes de piquet.

 

Eglise Saint Etienne, Abbaye aux hommes.

Collection CPA LPM 1900

 
         
 

     Une anecdote pour finir, une anecdote sur Choron, qui naquit à Caen en 1771, qui fut un des fondateurs du Conservatoire, puis directeur de l'Opéra sous la Restauration, et le créateur d'une école de musique, honorée en 1817 du titre d'Institution royale de musique religieuse. En acceptant ce titre, Choron sacrifiait un peu aux exigences officielles : l'ancien directeur de l'Opéra était à vrai dire plus profane que religieux, et ses élèves qu'il prenait, comme les Orphéons actuels, dans la classe ouvrière, chantaient tout aussi bien l'air d'opéra que le motet.

 

     Or, un jour qu'il avait prié un de ses amis de venir à ses exercices en lui disant :« Tu verras comme je fais chanter des gaillards qui ne savaient point, il y a six semaines, deux notes de musique. » et qu'il leur avait fait entonner un choeur d'Orphée, voilà que tout à coup on lui annonce la visite de l'archevêque de Paris. « Chut ! mes enfants, s'écria Choron en interrompant la mesure, en avant le cantique ! »

 
         
   
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  VII   - CAEN A BAYEUX  -3/3
         
 

CAEN. le boulevard Saint Pierre, collection CPA LPM 1900

 
 

 

 
 

Et maintenant nous partons pour Cherbourg.

 

     Un mot encore cependant sur les bains de mer des environs de Caen. - Depuis l'ouverture du chemin de fer le nombre de leurs visiteurs s'est non seulement augmenté dans une proportion considérable, mais, chose remarquable, s'est en grande partie recruté sur les différents points de la ligne. - Telle petite fortune, en effet, depuis Evreux jusqu'à Mesnil-Mauger, qui de sa vie n'avait songé au luxe d'une saison de bains, s'est, un beau matin réveillée au sifflet de la locomotive, les petits écus de son épargne dans le creux de sa main, et les yeux tournés vers les plages du Calvados. - La facilité, la promptitude, et pour tout dire en un mot, le bon marché du voyage, sont autant de tentations irrésistibles. - Voilà nos gens partis. Ils s'abattent aux endroits de la côte où la boussole de leur bourse consultée s'est tournée, et ce sont partout des établissements qui s'agrandissent et d'autres qui naissent. - Le Chemin de fer accomplit ainsi son oeuvre : il met à la portée de tous, les jouissances de la vie, et crée des sources de prospérité à des localités jusques-là deshéritées.

 
     
 

Villers sur Mer

 
     
 

     Les plages de bains sont nombreuses dans le Calvados. Nous citerons Villers, Beuzeval, Lion, Luc, Bernières, St-Aubin, Arromanches, Port-en-Bessin, comme les mieux renommées. Mais parmi celles-ci, il convient de mettre Cabourg-Dives au-dessus de toutes. C'est cependant un établissement tout nouveau que Cabourg, mais la nature l'a si bien favorisé, et ceux qui l'ont découvert ont si bien fait, qu'avant peu il demeurera sans rival.

 

     Le lieu était autrefois bosselé de montagnes de sable ; pour créer le Cabourg des bains, les entrepreneurs les ont aplanies sur une longueur de 2 kilomètres, et c'est là qu'aujourd'hui s'élève un magnifique Casino qui renferme un théâtre, et sur l'esplanade duquel, - spectacle autrement beau que celui du décorateur le plus habile, les yeux découvrent le Havre, à l'horizon marin, Trouville à droite, et à gauche, toute la côte jusqu'à Courseulles.

 

     La ville, des deux côtés du Casino qui forme le centre, s'ouvre en éventail devant la mer ; - et là, point de masures dont la pauvreté afflige et jure au milieu d'une villégiature élégante ; ce ne sont que petits palais, maisons, maisonnettes et chalets d'une architecture coquette et pleine de fantaisie.

 

     Nombre d'hôtels et de maisons meublées offrent une confortable installation aux baigneurs de toutes classes qui n'ont que deux pas à faire sur des routes à cette heure plantées et servant d'abords au village, pour trouver les plus gracieuses promenades dans cette magnifique vallée d'Auge dont nous avons déjà parlé.

 

     Ce double paysage si rare à rencontrer au bord de l'Océan, de la mer d'un côté et de la campagne ombreuse de l'autre ; ce double attrait qui s'attache au mouvement d'une population côtière qui pêche et qui cultive, expliquent suffisamment la vogue de Cabourg-Dives.

 

     Dives, au reste, dont Cabourg n'est séparé que par la Dives qu'on traverse sur un pont, - a des souvenirs historiques. Ce fut de ce lieu qu'en 1066, Guillaume, qui rallia le reste de sa flotte dans la baie de Somme, appareilla pour la conquête de l'Angleterre.

 
     
 

Plan de Cabourg etabli en 1860

 
         
 
 
 

Gare de Luc sur Mer

 
     
 
 
 

Gare de Villers sur Mer intérieur et exterieur

 
 
 
         
 

     Or, l'administration du chemin de fer si elle aime la belle architecture, est avant tout soigneuse des intérêts de ses actionnaires. Lorsqu'il s'agit de la seconde section de la ligne de Cherbourg, elle s'avisa pour ses travaux de construction, de rompre avec les traditions suivies jusqu'à présent.

 

     D'ordinaire, on faisait dresser un devis par les ingénieurs du gouvernement, ce devis à la main, la Compagnie mandait un entrepreneur qui se chargeait des travaux, et qui, bien entendu, quand il ne les dépassait pas, comme il arrivait le plus souvent, montait ses dépenses aux chiffres établis.

 

     Cette fois, le devis dressé, l'administration de l'ouest alla trouver un de nos plus célèbres entrepreneurs et lui proposa d'accepter, à ses risques et périls, le montant du devis, comme maximum, lui offrant le partage par moitié des bénéfices résultant des économies qu'il réaliserait, M. Alphonse Hardon, c'est le nom de l'entrepreneur, accepta. Mais il est entendu, dit la Compagnie que les matériaux employés... - seront de la meilleure qualité, répondit l'entrepreneur, c'est convenu, - que la disposition des quais, des bâtiments, des hangars... - sera la mieux organisée pour le besoin du service, cela va sans dire. - que le confortable enfin... – Et même l'aspect des bâtiments dont la simplicité n'ira pas jusqu'à la nudité, rien ne sera négligé. - Et vous espérez réaliser des économies ?... - Vous verrez.

 

    Les choses ainsi convenues furent ainsi faites. Sur la ligne de Caen à Cherbourg, il n'y a ni monuments Louis XIII, ni chalets suisses, mais il y a des constructions solides, et bien distribuées pour répondre parfaitement aux besoins qu'elles doivent satisfaire.

 

     Or, veut-on savoir le résultat de cette combinaison dont la base est l'intérêt commun et identique de la compagnie et de l'entrepreneur :

 

Le devis accepté comme maximum en chiffres ronds est de

2,600,000 fr

Les dépenses ont été de

1,200,000 fr

et par conséquent, l'économie réalisée de

1,400,000 fr

 

    Soit, plus de 50 %.

 

     La compagnie et l'entrepreneur chacun pour sa part, ont donc bénéficié de 700,000 f. Voilà certes un habile entrepreneur que ce M. Hardon, mais la Compagnie de l'Ouest non plus n'est pas maladroite, et si ce n'était une indiscrétion de dire que l'idée de cette nouvelle combinaison revient à l'honorable M. Lapeyrière, on pourrait ajouter que son Directeur est un philosophe qui connaît bien les hommes.

 

     Dans ce succès obtenu, il n'est pas nécessaire que nous le fassions remarquer, il y a, pour la construction des Chemins de fer, et leur avenir, une révolution complète, tout à l'avantage du public et des Compagnies

 

     Mais poursuivons.

 

     Entre Caen et Bretteville, vous n'aurez pas remarqué à l'angle d'une tranchée creusée dans une carrière, une porte noire soigneusement vérouillée ; regardez-la en repassant, et sachez que là-dedans un monsieur élève des lapins. Il a trouvé le moyen, non pas de s'en faire 3,000 livres de rente, ce qui serait une plaisanterie, mais 12,000 fr. de revenu net, ce qui est autrement sérieux. Le calme au sein de l'obscurité et la méditation sous une voûte de cave sont, à ce qu'il paraît, très-favorables au développement des lapins ; mais le moindre bruit les distrait, et c'en est fait de leur embonpoint.

 

     Aussi notre éleveur a-t-il réclamé de la Compagnie une forte indemnité :« Vos locomotives dérangent à chaque instant mes élèves dans leur occupation ; ils ne s'engraissent plus. Ne riez pas ; je fais des lapins gros comme trois angoras, et je frète des navires pour les porter aux Anglais qui les achètent très cher ; je n'aurai plus que des produits médiocres ; vous me ruinez ; payez-moi ! » La Compagnie a dû payer. Il va sans dire qu'elle n'avait pas, en ses budgets, pensé au chapitre de l'indemnité à donner à l'industrie lapinière.

 
     
 

     Nous sortons de Caen par une rampe qui traverse le faubourg de Vaucelles et descend jusqu'au pont jeté sur l'Orne, à l'entrée de la prairie de Louvigny. Le chemin de fer dans ce faubourg de Vaucelles a l'air de suivre la trouée d'un boulet de canon ; ce ne sont, des deux côtés de la voie, que maisons ouvertes, pans de murs renversés et jardins coupés en deux. On voit, au travers, les beaux arbres du Cours et quelques clochers qui pointent.

 

     Le pont, établi d'après un nouveau système, offre une certaine curiosité. C'est pour ainsi dire le pont suspendu retourné. La courbe qui, par des fils perpendiculaires, supporte le tablier, au lieu d'avoir son centre en l'air, le trouve du côté de l'eau ; l'arc d'ailleurs, dont la ligne du pont forme la corde, est en fonte. Ce système, basé sur l'immense force de résistance que présentent les voûtes, appartient, je crois, à un M. Vrignais, dont l'invention se produisit quelques mois après la catastrophe d'Angers, et obtint d'autant plus de faveur que le prospectus démontrait la rupture inévitable, dans un temps donné, de tous les ponts suspendus.

 

     Appliquez, disait-il, votre force sur une corde tendue comme le sont les câbles de fil de fer, vous en opérez chaque jour la distension et vous finissez par la rompre ; courbez au contraire une règle entre deux tasseaux, et agissez dessus dans le sens de sa convexité, elle ne cédera qu'à un effort disproportionné... Prenez mon pont. Une société ne tarda pas à se fonder ; ce qu'elle est devenue, je l'ignore, mais elle révéla un fait de statistique assez surprenant ; elle avait sollicité le privilége de remplacer par ces ponts, tous les bacs de France ; il y en avait encore à cette époque environ 1,400.

 

     De Caen à Bayeux la route, en diligence, était monotone, pour ne pas dire ennuyeuse ; de quelque côté qu'on fût tourné, on voyait de fort loin les clochers de Saint-Etienne ou ceux de Bayeux, et l'on n'y arrivait jamais. Aujourd'hui le wagon quitte les uns pour toucher les autres, c'est l'affaire de 50 minutes ; l'avantage reste au chemin de fer. Nous sommes en pays à peu près plat : aussi les travaux d'art, sur tout le parcours jusqu'à la mer, se réduisent-ils, en général, à des remblais et à de petites tranchées ; l'intérêt de la ligne est à Cherbourg ; nous y arriverons le plus vite possible.

 

     Les stations sont nombreuses ; on en compte treize qu'on nomme : Bretteville, Audrieu, Bayeux, le Molay-Littry, Lison, qui sera le point d'embranchement du chemin de Saint-Lô, Isigny, Carentan, Chef-du-Pont, Montebourg, Valognes, Sottevast, Couville et Martinvast, la dernière avant Cherbourg. Nous aurons un mot pour Bayeux, pour Isigny, pour Carentan, et pour Valognes.

 

     Les bâtiments des stations de Caen à Cherbourg, n'ont point l'aspect monumental qu'ils présentent sur la première section de la ligne ; on s'en étonne ; on se demande pourquoi : Voici le pourquoi qui n'est pas sans intérêt.

 

     Sauf les deux tunnels de Breval et de Lisieux, la voie entre Mantes et Caen n'ayant pas présenté de travaux d'art d'une grande importance, la Compagnie, il est à croire, avait recommandé aux entrepreneurs d'apporter, par compensation, tous leurs soins à la construction des stations ; ce que les entrepreneurs n'ont pas manqué de faire ; les stations d'Evreux, de Conches, de Bernay, on l'a vu, sont de vrais monuments du style Louis XIII ; celle de Lisieux rivalise avec les plus élégants chalets suisses connus. Rien assurément de plus recherché et de plus gracieux à l'oeil, mais en notre beau pays, comme en tout autre, d'ailleurs, la grâce et l'élégance coûtent cher.

 
     
 

La gare de Bretteville l’Orgueilleuse Collection CPA LPM 1900