CONTES NORMANDS de 1935

Par Jean GAUMENT & CAMILLE Cé

  VER SOLITAIRE 
         
 

CELA commença par un appétit formidable. Félicien, homme de batterie chez maître Dieudonné de Villainville ne mangeait pas : il dévorait ; il engloutissait. Ses trente francs de salaire quotidien passaient à tromper ses puissantes fringales. Il avait faim en s’éveillant et jusqu’à l’heure de se mettre au lit, il bâillait à gueule décrochée comme si rien n’eut pu combler le vide infini de son estomac. Parce qu’il était intelligent, il eut tôt fait de comprendre qu’un tel excès d’appétit n’était pas naturel - et il consulta. Non pas le médecin qui est douteux et pousse à la consommation, mais l’herboriste de Criquetot dont la science est solide et les conseils gratuits.

 

L’herboriste diagnostiqua la présence dans l’intestin d’un ténia inerme ou saginata, vulgairement appelé ver solitaire. Il en conservait un dans un bocal et le fit voir à son client. Le long ruban blanchâtre et la tête de scaphandrier causèrent à Félicien une terreur mortelle. A la seule pensée qu’au fond de lui-même se trémoussait un monstre de six mètres, il se sentit plein de honte et de dégoût.

 
 
 
     
 

Il ne reprit un peu de courage que lorsque l’homme aux tisanes lui eut affirmé qu’une médication appropriée aurait vite fait d’expulser cet hôte indésirable. Mais les semences de potiron, l’extrait de fougère mâle et la racine de grenadier furent sans effet : le ténia entêté refusait de sortir. Félicien perdit confiance dans l’art de l’herboriste et il décida de trouver lui-même ce qu’il convenait de faire. On ne prend pas les mouches avec du vinaigre ni les ténias avec des drogues qui leur tournent le coeur. Il suffisait de réfléchir pour comprendre que ce ver anémique manquait de vesée. La première chose à faire était donc de lui donner des forces. Pendant quinze jours Félicien le gava de fines nourritures qui lui coûtèrent les yeux de la tête. Tout ce qu’il avait fait d’économies y passa - et la patronne du Petit Baril commença de s’inquiéter. Elle n’aimait pas qu’un bon client fît des dettes et elle raisonna Félicien. Puisque son ver avait le toupet de s’engraisser à ses dépens, il allait le mettre au régime et lui rationner la nourriture. On verrait bien qui des deux se lasserait le premier. La faim est de tous les moyens celui seul qui demeure le plus sûr pour chasser le loup du bois. Félicien supprima le casse-croûte de dix heures, et la collation. Au repas de midi et du soir, il ne s’accorda que le strict nécessaire pour ne pas tourner de l’oeil comme une donzelle. Le diable était que si le ver souffrait de ces privations, son hôte n’en souffrait pas moins.

 

Dès le cinquième jour, Félicien pourtant de nature pacifique, chercha une autre solution. Où la violence échoue, la sagesse veut qu’on essaye la douceur. D’ailleurs, par une obscure sympathie, Félicien plaignait son ver d’être ainsi condamné à vivre renfermé, sans air, et sans lumière. Il convenait d’éveiller en lui le désir de connaître ce monde où sont tant de bonnes choses. Félicien traita son ténia comme on traite certains amis d’humeur difficile. Le bon vin, la bière fraîche, les liqueurs grasses engourdissent les hargnes. Sans aller jusqu’à enivrer son locataire, il l’entretenait dans une torpeur béate. Lui-même, parallèlement, s’acheminait vers une paresse molle et délicieuse. Tout serait allé au mieux si la patronne du *Petit Baril* n’avait coupé tout crédit.

 

Le ténia exaspéré eut des réactions d’Américain qu’on fait sans transition passer d’un régime à l’autre. Il trépigna, et ses gestes désordonnés causèrent dans cet étroit espace d’étranges désordres. Sa bonne humeur contrariée tourna au sur. Félicien, par contre-coup, ressentit d’affreuses nausées et des pincements à l’estomac qui lui faisaient venir au reproche toute alimentation solide. Le sommeil le fuyait. L’enfer avec toutes ses furies le harcelait. Il décida brusquement d’en venir aux méthodes rudes et puisqu’il en coûtait trop cher de séduire son ennemi avec des boissons raisonnables, il résolut de l’assommer à coups d’alcools massifs et frelatés. Afin de se procurer le capital nécessaire, il vendit sa montre et leva son livret de caisse d’épargne. Puis les vermouths secs, les bitters, les absinthes camouflées et toutes les variétés de cognacs fantaisie coulèrent tout au long de l’intestin corrodé. Le ver noyé, brûlé, humilié eut de terribles soubresauts. Il se repliait sur lui-même, se détendait comme un ressort et, de la tête à la queue, ses six mètres étaient parcourus d’ondes électriques qui secouaient toute la carcasse de Félicien. Les autres hommes de la batterie le blaguaient cruellement. Quand il dansait la gigue comme un pantin désarticulé, ils l’accusaient de jouer la comédie et de ne faire semblant de saouler son asticot que pour avoir prétexte à se saouler soi-même.

 

Alors une rage folle l’envahit ; une colère de brave contre cet être flasque, sans muscle et sans os qui ne devait sa victoire qu’à sa lâcheté. Si bien qu’un jour, ivre de cicasse et de fureur, résolu à tuer le monstre, coûte que coûte, il but au goulot, d’une traite, la moitié d’une bouteille d’eau de javel.

 

Vous pensez sans doute que Félicien en mourut et cette fin inique ne vous arracherait qu’un sourire de pitié. Mais dans ce duel entre la brute et l’homme, la nature miséricordieuse ne permit point que.

 

l’intelligence fût vaincue ni la morale contrariée.

 

C’était au ténia de crever et le ténia creva.

 

Félicien en dansait de vengeance.

 

Il l’enferma dans un bocal comme un cadavre d’ennemi dans un cercueil de verre, pour mieux s’en repaître la vue.

 

Et il le montrait à tout le pays, avec chaque fois un rire qui était un hennissement.

 

- La faim s’était calmée au fond de lui, et il vivait désormais de la vie sobre de ceux qui n’ont pas le ver solitaire.

 

Il en conçut une mélancolie.

 

Il contemplait longuement son long ver dans l’esprit de vin du bocal

 

Et il se sentait, comme lui, parfois, bien solitaire.

 

- Un dimanche, après un repas mangé sans grand appétit, on l’entendit émettre lentement ce soupir énorme : « - Vous me croirez si vous voulez, et bien ! il y a des moments comme ça, tenez, où je le regrette… »

 
 

 

 
 

Nos bons paysans, collection CPA LPM 1900