| Olivier JOUAULT Service éducatif des archives départementales de la Manche Le 18 mai 1811, un courrier extraordinaire du ministre de l’Intérieur informait le préfet de la Manche que leurs majestés Napoléon et Marie-Louise viendront passer deux ou trois jours à Cherbourg. Déjà l’année précédente, Napoléon avait séjourné quelques jours, du 26 mai au 1er juin, en Haute-Normandie, au retour d’un long voyage de noce en Belgique, avec sa jeune épouse, renouvelant le voyage de 1802 effectué en compagnie de Joséphine de Beauharnais, mais jamais il n’avait poussé jusque dans notre département.
Napoléon visitant le port de Cherbourg Arch. dép. Manche (2Fi Cherbourg 76) Un voyage d’inspection La Manche méritait l’attention impériale à plus d’un titre. Département très peuplé (530 631 habitants au premier recensement de 1801 faisant de la Manche le sixième département français) fournissant à ses armées des recrues en nombre important et faisant encore figure de région prospère, en dépit d’un commerce maritime réduit à néant du fait de la vigilance des escadres anglaises qui empêchaient même le cabotage, la Manche est surtout un élément stratégique dans le dispositif militaire impérial. La présence britannique aux îles anglo-normandes, la menace qui pèse sur les îles Saint-Marcouf occupées par les Anglais de 1797 à 1802, l’harcèlement des navires de la République jusque dans nos havres et le stationnement des corvettes anglaises à quelques encablures de nos redoutes impuissantes ont décidé Bonaparte, en avril 1803, à reprendre les travaux ordonnés sous Louis XVI afin de réaliser une rade en mesure de « procurer aux vaisseaux de l’Etat un asile contre la tempête et à l’abri de l’insulte de l’ennemi », mais aussi et surtout d’établir rapidement à Cherbourg « un avant-port et un port capable de contenir douze vaisseaux de guerre avec un nombre proportionné de frégates et trois fosses de construction ». Dans le même décret du 25 germinal an XI (16 avril 1803), on précise que le port militaire pourra être complété ultérieurement par un bassin, creusé en arrière des deux premiers, pouvant contenir vingt-cinq vaisseaux de guerre. Joseph Cachin (1757-1825), inspecteur général des Ponts et chaussées, directeur des travaux maritimes, est chargé de la réalisation, à la fosse du Galet, du Port-Bonaparte, baptisé par la suite Port-Napoléon, de l’établissement du nouvel arsenal en son sein, et de l'achèvement de la digue de Cherbourg.
Cherbourg devient alors un des trois grands projets de pôle militaire avec Anvers au Nord et La Spezia au Sud, éléments essentiels d’un réseau de points d’appui maritime et industriel (arsenaux) couvrant tout le littoral de l’Empire.
Attentif aux qualités militaires de différents projets soumis, à leur coût et à la durée de leur réalisation, Napoléon repousse, de manière brutale, un ambitieux projet de Cachin en 1803, et ordonne que les travaux du port militaire et du nouvel arsenal commencent sur le champ à un rythme soutenu, pour mieux défendre ses côtes et préparer l’invasion de l’arrogante Albion. « Journaliers, travailleurs de terre, mineurs, carreyeurs, tailleurs de pierre et maçons » sont incités par voie d’affiche à se rendre, avec « les outils de leur profession », à Cherbourg où « ils recevront sur-le-champ de l’ouvrage ». « Les femmes, les enfans même seront employés selon leur force & leur age ». Les candidats recevront pour leur voyage une indemnité de 3 sols par lieue payée par le sous-préfet.
On les assure par ailleurs que les « payemens seront réguliers & proportionnés à l’ouvrage » et qu’ils « seront employés pendant plusieurs années ». Les pères de famille pouvant toucher une indemnité supplémentaire payée « à leurs femmes, dans le lieu de leur domicile », le préfet Jean- Pierre Bachasson de Montalivet se réjouit, le 14 juillet 1803, que « jamais plus d’avantages réunis n’ont pu leur être offerts ». Aux travailleurs civils, les autorités ont joint des travailleurs militaires volontaires, puis à partir de 1809 des prisonniers de guerre (2 350 prisonniers espagnols sont à Cherbourg au 1er décembre 1812). Le 8 janvier 1808, un décret avait établi un dépôt de conscrits réfractaires à Cherbourg, mis à la disposition de la Marine. Les conditions d’hébergement et de ravitaillement des milliers de travailleurs posent de nombreux problèmes aux autorités et aux Cherbourgeois contraints de loger les ouvriers et de subir l’enchérissement des prix. En 1811, la disette sévit à Cherbourg. Mais le contexte est plus largement difficile puisqu’en février et mars 1812 des émeutes de la faim toucheront la région, à Caen, à Carentan, obligeant le préfet de la Manche à préconiser l’établissement de soupes économiques dites à la Rumfort dans toutes les communes de plus de 2 000 habitants (la mesure est confirmée par un décret impérial, le 24 mars).
Plan général de la rade de Cherbourg et du port militaire, (1820) Arch. dép. Manche (BIB C325)
Bien qu’après 1805, les projets d’invasion de l’Angleterre se soient évanouis, les travaux de la digue et du Port-Napoléon, sont poursuivis avec célérité. Le chantier était immense : à la mine et à la pioche les ouvriers creusaient dans la roche un bassin de 292 m de long sur 236 m de large sur une profondeur de plus de 16 mètres au dessus de la haute mer. Le rocher ainsi arraché venait s’amonceler sur la digue ou servait à édifier les forts qui défendaient la rade ainsi que les bâtiments nécessaires à l’arsenal. Sans doute à l’occasion des travaux du port de Cherbourg, la vapeur fut-elle introduite pour la première fois dans le département puisque le 17 janvier 1806, un marché était conclu avec un mécanicien de Paris, Constantin Périer, pour la fourniture de deux machines à vapeur et six pompes. En dépit de la difficulté de la tâche et des éléments qui dévastaient le chantier de la digue en février 1807, puis en février 1808, entraînant cette dernière fois la mort de 246 soldats et ouvriers, Cherbourg devenait le grand port de guerre que la Normandie espérait depuis plus d’un siècle. L’empereur, très impliqué dans la réalisation du port militaire et de l’arsenal, et attentif à renforcer le Blocus continental contre l’Angleterre, venait donc logiquement visiter son chantier en 1811.
D’autres ouvrages attiraient par ailleurs la curiosité impériale : outre la réalisation de la rade de Cherbourg, le consul avait repris à son compte des projets envisagés du temps de la monarchie : - En 1804, débuta le grand chantier de dessèchement des marais de Carentan aux frais de l’Etat. Il s’agissait de redresser la Douve, de construire un pont à trois arches au-dessus de son nouveau lit canalisé, et surtout d’ouvrir un grand canal de dessèchement et de navigation jusqu’aux parties les plus reculées des marais vers l’ouest. Projet nécessitant d’établir une grande écluse sous Carentan. L’exécution du grand canal de desséchement ne commença qu’en 1806. Les travaux sont faits par parties non continues, cinq portions du grand canal étant en chantier. - En 1805, on adjugea les travaux du pont du Vey qui devait permettre de franchir sans encombre la Vire mais nécessitait de creuser un nouveau lit au fleuve. En 1803, un auteur anonyme d’un Mémoire sur Carentan, peut-être Jean-Charles Cornavin-Chanvalon, le maire de Carentan qui reçu à dîner en son hôtel leurs altesses impériales huit ans plus tard, notait « Une des grandes entraves qui empêchent le commerce d’augmenter est la difficulté de pénétrer dans le Calvados par le passage du Petit Vey. Les voitures ne peuvent le traverser que pendant quelques heures, lorsque la marée est basse. Les gens à pied ou à cheval peuvent également passer en bateau, à la mer haute ; mais l’une et l’autre manière sont dangereuses. […] La construction d’un pont devient donc nécessaire. »
Au cours de son séjour, Napoléon ne manquera pas de vérifier de visu l’état d’avancement de ces travaux, eux aussi importants. D’autres furent encore ordonnés avant la visite impériale, tels la fortification des îles Saint-Marcouf qui débuta en 1809, et la réfection des routes. Tous ces travaux, nécessitent une main d’oeuvre nombreuse. Le 1er mars 1805, le ministre de la guerre rend compte à l’empereur que « les grands travaux qui s’exécutent dans les départements de la Manche et du Calvados, pour le dessèchement du marais de Carentan, le port de Cherbourg, la construction du Pont du Petit vey et autres objets, occasionnent une extrême rareté d’ouvriers et une augmentation exorbitante du prix des journées. » Le directeur général des Ponts et Chaussées propose que quatre compagnies d’infanterie formant 250 à 260 hommes soient cantonnées à Isigny et employés à la construction du pont du Petit Vey. | |