LEGENDES NORMANDES

RECUEILLIES SUR MORTAIN
   
  XI UN PORTRAIT D'ABESSE
         
 

Mortain, Collection CPA LPM 1900

 
         
 

Hippolyte Sauvage 1890

 

Un beau tableau plus que séculaire a longtemps occupé la place d'honneur dans mon cabinet d'études. C'est le portait d'une noble abbesse d'un illustre couvent de Bernardines, connu sous le nom de la Blanche et détruit à la Révolution. 

 

Dans son grand cadre doré, son image de grandeur naturelle parle aux yeux et l'on pourrait croire que la grande dame va en descendre tout à l'heure pour venir conter elle-même son histoire à ceux qui veulent bien parfois lever les yeux vers elle. Ses regards sont constamment fixés sur les visiteurs. Ils sont doux et bienveillants ; ils ont quelque chose de chatoyant et leurs reflets sont veloutés. Un sourire charmant est sur ses lèvres fines : elles ont dû murmurer toujours de gracieuses et suaves paroles et égrener pendant bien des nuits les patenôtres patientes d'un chapelet d'ivoire. L'ensemble de sa personne révèle quelque chose d'aristocratique, mais en même temps une certaine austérité. C'est bien un sang bouillant, tempéré par l'ascétisme de la règle monacale. Un écusson armorié, surmonté d'une couronne de comtesse, ressort d'une coquille d'or et décore l'angle gauche du tableau ; mais la crosse abbatiale surmonte les perles nobiliaires. Son blason héraldique se retrouve sur les plats de son livre d'heures qu'elle tient à la main. Il doit se décrire en ces termes : D'hermines, au sautoir de gueules, chargé en coeur ou en abyme d'une étoile d'or.

 

En un mot, c'est la femme qui se révèle partout avec le prestige d'une naissance brillante et le rang distingué qu'elle occupe parmi ses compagnes nombreuses, dont elle est la supérieure ou plutôt la mère. C'est encore la femme qui n'a pas oublié un certain sentiment de coquetterie, même sous son voile qui encadre si bien ses traits et surtout sous son large scapulaire noir, qui ressort admirable-ment sur sa robe de bure blanche, ornée de la croix pastorale d'or de l'abbesse ; car ses mains, d'une ravissante carnation, conservent toujours leur première beauté de formes et sa guimpe est irréprochable de coupe. Enfin, de ses manches flottantes, s'échappe un bras gracieux que dissimule à peine un flot de mousse line de la plus grande finesse.

 

A voir le portait, on dit bien que l'abbesse a été fort flattée de céder aux instances de ses compagnes qui ont désiré conserver ses traits vénérés. Elle s'est fait assu-rément prier, par modestie, pour poser devant le peintre, quoique secrètement cette insistance lui fût précieuse, parce qu'elle lui était un gage certain des affec-tions qu'elle avait fait naître autour d'elle. 

 

Après tout, ce n'est pas l'image d'une personne fort jolie, c'est plutôt celle d'une femme gracieuse dans un corsage à étui du temps de Louis XV. Dans ses traits, qui ont quelque chose d'un peu mutin, on reconnaît une grande bonté, une dou-ceur parfaite, une aménité excessive. On reconnaît, du reste, très sensiblement, qu'elle devait être d'une stature au-dessous de la moyenne ; et l'on sait notable-ment que son frère, quoique grand bailli, avait besoin de s'asseoir dans un fau-teuil surélevé de plusieurs volumes in-folio, lorsqu'il tenait ses assises judiciaires, tant il était de petite taille.

 

Issue d'une famille écossaise venue en France à la suite du roi Jacques, elle était la fille d'un chambellan ordinaire du roi et en même temps grand bailli de l'un des bailliages de la Normandie. Nous tairons son nom, parce qu'il appartient à l'histoire du comté de Mortain, et parce que dans notre recueil il serait possible qu'il se glissât, à l'ombre de cette anecdote, un récit qui ne serait pas tout à fait une légende.

 

Toute jeune, à peine au sortir de l'adolescence, Anne de *** avait été conduite par sa mère à l'abbaye royale de Saint-Georges de Rennes, qu'elle n'avait plus quittée que pour de très courtes vacances au château de son père. A de rares intervalles elle y avait rencontré un brillant officier des gardes françaises et leurs regards s'étaient de suite compris. Il s'ensuivit une correspondance portée au monastère avec la plus grande discrétion par un vieux serviteur envoyé, disait-il chaque fois, par une vieille tante à la mode de Bretagne. Elle fut d'abord timide de la part du jeune homme, puis elle devint plus pressante et Anne eut l'imprudence de répondre aux lettres pleines d'amour qu'elle recevait ainsi. Bientôt elle n'osa plus opposer de résistance et elle promit son coeur et sa main à celui qui devait être pour elle son libérateur et la soustraire aux grilles infranchissables du couvent.

 
         
 
 
         
 

Un soir, par une nuit froide et brumeuse de l'automne, elle était restée attardée dans le préau, lorsqu'au dernier tintement de l'horloge sonnant neuf heures, une échelle double fut jetée par-dessus le mur de la clôture. Anne s'y élance et elle tombe aussitôt dans les bras de celui qui l'attend. Mais le son de cette voix lui est inconnu ; il n'a ni la taille, ni l'élégance de celui qu'elle aime. Des explications rapides lui apprennent alors que redoutant les suites des ordonnances et des édits royaux, le lâche gentilhomme a abandonné le soin de cet enlèvement à l'un des ses vulgaires sous-officiers. Déjà l'échelle a été enlevée : le retour est donc impossible.

 

Quittant aussitôt avec colère et une juste indignation le bras qu'on venait de lui offrir, Anne, d'un pas vif et résolu, se dirige vers l'évêché. Elle est bientôt aux genoux de Sa Grandeur, à laquelle elle confie sa faiblesse. Son voile, qui couvre son visage, dérobe les larmes qui tombent avec abondance de ses yeux, mais ses sanglots savent parvenir jusqu'au coeur du prélat compatissant. Cependant, par un instinct délicat que connaissent seules les femmes, lorsque celui-ci lui deman-da doucement le secret de son nom, avec le sentiment d'une dissimulation toute vénielle, elle murmura bien bas à son oreille celui de la plus vieille des religieu-ses de l'abbaye.

 

L'évêque ordonne donc d'atteler sa calèche. Puis, faisant asseoir auprès de lui la fugitive repentante, il arrive au couvent, délègue aussitôt la tourière vers l'abbes-se et ordonne à celle-ci de réunir à l'instant même toutes les soeurs dans le cha-pitre pour une oraison solennelle. Anne, qu'aucun regard indiscret ne peut gêner à la porterie, gagne sa cellule pour se confondre bientôt au milieu de ses compa-gnes, et quand elle voit le prélat passer près de la doyenne de la communauté, dont il prend le soin de demander le nom, elle l'entend dire bien bas ces paroles qu'elle seule peut comprendre : « J'ai été trompé. »

 

Quelques mois après, notre jeune héroïne prenait résolument le voile à Saint-Georges. Séduite et brisée dans ses premières affections, elle avait donné sans retour à Dieu ce coeur aimant qu'une volonté ferme avait seule pu sauver du naufrage. Sa famille avait vu avec joie cette résolution qui laissait sans partage une magnifique fortune. Elle était accourue nombreuse et les plus grands noms de deux provinces s'étaient trouvés réunis au pied des marches de l'autel où plusieurs évêques étaient les consécrateurs.

 

Plus tard, la jeune novice devint abbesse d'un riche couvent, dont son père obtint le brevet des mains du roi lui-même. Supérieure, elle fut une véritable soeur pour toutes celles qui se confièrent à sa direction dans la maison commune, et jamais l'on ne put surprendre chez elle le moindre signe, ni la moindre apparence d'impatience, de colère ou d'irritation. Un jour, dit-on, cependant, une des jeunes filles qui l'entouraient pendant une légère indisposition, accourant avec un peu de précipitation, laissa accrocher sa longue manche à l'olive d'une porte et laissa échapper une délicieuse tasse de porcelaine du Japon qui contenait une infusion parfumée de fleurs de violettes. Au bruit des tessons qui roulaient sur le parquet, la rougeur monta ou front de l'abbesse, et elle ne put que dissimuler avec peine un léger mouvement nerveux. Cette porcelaine, elle l'avait apportée de Saint-Georges. C'était l'unique souvenir qui semblât la rattacher à cette maison, et les religieuses de la Blanche n'y avaient pas pris une grande attention. Elles s'entre-tinrent pourtant sous les cloîtres de l'impression qu'elles avaient remarquée sur les traits de leur supérieure et il fut unanimement convenu que la surprise en avait été la seule cause

 

Ce fut dans ces circonstances que le beau portrait dont nous avons donné la description fut peint au parloir par un artiste de talent, venu trout exprès de Paris. Il en fit deux copies, l'une pour l'abbaye, - c'est celui que nous avons possédé, - l'autre pour la famille de l'abbesse, qui le conserve toujours dans sa galerie de tableaux. Les traits délicats de la supérieure nous ont donc été facilement transmis.

 

Quant à cette anecdote, elle n'eut jamais à en rougir, car elle fut complètement ignorée jusqu'aux jours qui précédèrent sa mort. Elle voulut la dire elle-même à la communauté assemblée autour de son lit funèbre, comme un motif d'édifica-tion pour elle, et comme un exemple des dangers contre lesquels les cloîtres ont quelquefois été impuissants. Enfin, elle réclama avec instance les plus ferventes prières de ses soeurs, « car, leur dit-elle, les premières impressions du coeur ne s'effacent jamais et celles de la jeunesse sont celles qui se conservent avec le plus de vivacité. Tout y rattache, et, sans vouloir en convenir, on tient autant à l'existence même qu'à une humble coupe du Japon, si elle nous vient d'un être toujours aimé. »

 
     
 

Mortain, Collection CPA LPM 1900