Préjugés et superstitions en Normandie
   
  SORTILÉGES   -3/3
         
   

De tous les sortilèges le plus redoutable est celui qui menace les nouveaux mariés. Tout le monde a entendu parler de l’aiguillette nouée. Ce conte n’est pas nouveau. On sait que cette aiguillette n’est autre chose qu’un cordon qui tient rapprochées les deux parties des culottes anciennes ;

    Et l’on est convenu de prendre un mot honnête
            Au lieu d’un mot qui ne l’est pas.


On lit encore dans les liturgies, et les prêtres n’ont pas cessé de réciter une formule par laquelle « ils excommuniaient ceux qui, par maléfice, sortilège ou enchantement, tenteraient d’empêcher la réunion des époux. » Assurément il n’en fallait pas tant pour confirmer les paysans et même les personnes un peu crédules, dans la ridicule persuasion qu’il existe des sorciers, qu’on peut faire des maléfices, et qu’il est possible de nouer l’aiguillette.

 
 
         
 

Quand un aspirant au mariage craint que son épouse ne soit aimée de quelque malveillant, ou qu’il redoute les maléfices de quelque ennemi, pour prévenir les effets du charme, il fait placer par le cordonnier entre les semelles de la chaussure de la jeune fille qu’il épouse, un peu de sel ou une pièce d’argent, sans qu’elle s’en aperçoive : cela suffit pour empêcher de nouer l’aiguillette, et préserve les nouveaux mariés de toute entreprise malencontreuse. C’est encore une précaution prudente, lorsque on craint quelque accident conjugal, de se placer, pendant qu’on est à genoux à la messe du jour des noces, sur une partie de l’habillement de l’épousée, sans qu’elle s’en doute.

Si l’on n’avait pas eu la sagesse de prévoir cet accident, et qu’il fût arrivé, les deux époux souffriraient de fort grandes douleurs auxquelles pourtant il est un remède facile et simple. Les vêtements qu’ils portaient le jour de la célébration du mariage, mis dans l’eau bouillante, suffisent pour faire cesser le sortilège, pour contraindre le malfaiteur à venir demander grâce, et pour remettre les époux dans la jouissance de toute la plénitude de leurs droits.

Pour empêcher le diable de pénétrer dans un appartement, on se borne à poser en croix deux brins de paille à la porte. C’est un moyen aussi infaillible que de mettre son habit à l’envers pour ôter aux sorciers tout pouvoir de jouer un mauvais tour.

Quand un cheval éprouve des tranchées, il est inutile d’avoir recours au vétérinaire : on va trouver un sorcier. Cet habile homme s’informe simplement de la couleur du malade, dit tout bas quelques mots mystérieux, fait un signe de croix, et tout est fini : mais ce sortilége devra être renvoyé au lendemain, si le sorcier a déjà dans la journée fait ce signe qui n’a chez lui de valeur qu’une fois par jour.

 

L’écart d’un cheval, l’entorse d’une personne se guérissent radicalement, dès qu’on a, sur la partie douloureuse, fait à jeun des signes de croix avec le pouce de la main gauche, et prononcé ces efficaces paroles : Ante, Ante te, super Ante, Ante te.

Un incendie s’éteint avec quelques mots de sortilège, pourvu qu’on y joigne quelques coups de pied sur le pavé d’un des coins de l’édifice attaqué par le feu. C’est un moyen aussi sûr que prompt et économique ; et, si on n’y a pas recours la plupart du tems, c’est que, comme plusieurs autres sortilèges de ce genre, celui-là est un grand péché.

Un habitant de la commune de Bonnebosq, et il n’est pas le seul qui ait été l’objet de quelque sortilège, avait la fièvre depuis longtemps ; les remèdes n’y faisaient rien. Il est vrai qu’il n’y joignait pas la diète nécessaire, et que, au lieu de tisane, il s’abreuvait de maître-cidre (de cidre pur).

 

Un certain jour, certain pauvre se présente à la porte du malade et demande l’aumône. Celui-ci répond au mendiant que la fièvre l’empêche de travailler, et qu’il ne saurait rien donner. - « Qu’à cela ne tienne ! dit l’indigent, je vous guérirai. - Bah ! s’écria la ménagère de la maison. Mon mari guérira bien sans votre magie. - Oh ! que non ! nous verrons. » Le villageois, qui était plus crédule que sa femme, et qui voulait en finir avec sa maladie, prêta l’oreille aux insinuations du mendiant qui prononça quelques paroles mystérieuses, et appliqua sur le bras du malade un papier contenant un sort, et joignit à ces puissants moyens une pantomime qui, par malheur, excita le rire de la femme.

 

Ce rire et son incrédulité ne tardèrent pas à être punis comme ils le méritaient : car tous ces hommes surnaturels ne veulent pas qu’on rie et surtout à leurs dépens. Après avoir fait son affaire, le magicien apostropha ainsi, en se retirant, la pauvre ménagère : « Madame, vous vous moquez, mais votre mari sera bien guéri que vous serez bien malade ! » En effet, peu de jours après cet entretien, elle perdit la raison dont elle avait fait un si mauvais usage. On fut obligé de l’enfermer. Dans cet état, elle se mit à effiler sa couverture de lit, en fit des cordelettes qu’elle tendit pour se livrer à l’exercice des funambules, et sortit pour aller sur les arbres sauter de branche en branche comme un écureuil, sans faire fléchir sous le poids de son corps de faibles rameaux qui se seraient cassés sous un chat. Le mari bien et bientôt guéri, comme on s’en doute, alla consulter des sorciers pour enlever le sort qui affligeait sa femme. Ils n’en purent venir à bout. Celui qui l’avait infligé était plus fort qu’eux : c’est ce que l’on voit communément chez les fées avec lesquelles aussi il n’est pas prudent de plaisanter. Enfin l’homme de Bonnebosc se décide à se rendre dans le Pays-de-Caux, qui ne passe pourtant pas pour receler des sorciers, et qui, si on l’accusait de magie en voyant ses opulentes récoltes, pourrait dire comme ce Romain montrant ses instruments aratoires : Voilà mes sortilèges ! Toutefois, un sorcier fut trouvé, et moyennant finance il retira le sort à condition qu’on désignerait un individu sur lequel il serait reporté, et qui, en conséquence, mourrait dans le cours de l’année. Au lieu d’un être animé le villageois eut l’humanité de choisir une aubépine. La malade recouvra la santé, et l’arbre ne tarda pas à mourir.

 
     
 
 
         
   
  Préjugés et superstitions en Normandie
   
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Bue-en-Sancerrois (Cher) - La Foire aux Sorciers

 
         
 

Préjugés et superstitions en Normandie
par Louis Du Bois 1843


« Il n’y a point de nation plus prévenue en faveur du sort des augures » disait Tacite en parlant des Germains de son tems, auxquels les Romains ne le cédaient guères. Nos paysans ressemblent beaucoup, de ce côté surtout, à ces antiques Germains. Leur crédulité est sans motif et sans bornes ; l’expérience, cette pierre de touche des théories et des aperçus, l’expérience les trouve incorrigibles.

Cette croyance qui admet les sortilèges échauffe et tourmente l’imagination exaltée, affaiblit l’esprit, dispose à la terreur, façonne à la dépendance absolue ; et, comme l’a très bien dit une femme de génie (Mme de Staël), « La sorcellerie est en elle-même beaucoup plus effrayante que les dogmes religieux les plus absurdes. Ce qui est inconnu, ce qui n’est guidé par aucune volonté intelligente, porte la crainte au dernier degré. »

Nous nous bornerons à citer quelques traits, parmi la foule de ceux que nous pourrions présenter.

 

Remarquons d’abord que les plus grands sorciers, ceux qui guérissent sans remèdes et par de simples paroles, ceux qui font retrouver les objets perdus ou volés, ceux qui connaissent l’avenir, sont ou des mendiants, ou de vieilles femmes indigentes, qui nous rappèlent l’auteur de l’Embarras des Richesses qui en fut lui-même si peu embarrassé qu’il mourut à l’hôpital, et sont comme Moïse qui conduisit ses Hébreux à la Terre Promise, mais n’y entra pas. On attribue surtout un grand pouvoir surnaturel aux bergers, sans doute parce que le soir ils peuvent observer les planètes, et le jour constater les vertus des simples.

Les filles qui aspirent à la dignité d’épouses et de mères et qui brûlent d’envie de voir remplacer l’état précaire du célibat par les avantages du mariage, et la soumission à la puissance paternelle par l’association à l’empire conjugal, consultent souvent le sort pour savoir quand elles deviendront l’objet des recherches, de la préférence et de l’amour d’un jeune homme. Alors la pythonisse consultée prend un verre d’eau, l’anneau béni d’une épouse, et un cheveu de la consultante. Munie de cet appareil imposant, la magicienne suspend l’anneau avec le cheveu ; elle plonge à cinq reprises différentes la bague mystérieuse dans le verre d’eau et tient la main étendue et ferme. On examine avec une curiosité scrupuleuse l’effet du sortilège, et voici l’arrêt du destin : il s’écoulera avant le mariage autant d’années que l’anneau a frappé de fois les parois du verre.

Pour obtenir aussi les décisions du sort en semblable matière, on laisse tomber d’un peu haut une pièce d’argent dans un plat rempli d’eau. On compte combien de fois la pièce est parvenue au fond du vase et s’y est arrêtée : ce nombre est celui des années qui précéderont le mariage. Aussitôt que cette pièce, après avoir touché le fond du vase, a été rejetée à terre, l’opération est finie, et les consultants sont bien certains de connaître l’avenir.

Quand on ne peut venir à bout de faire le beurre, on prétend qu’un malin esprit a jeté un sort sur la crème. Pour faire cesser le charme, il faut traire les vaches dans un vase d’airain et y porter du sel avec une feuille de buis béni.

On attribue aux sorciers le pouvoir de donner des poux, d’envoyer des rats, de faire mourir ou au moins maigrir les bestiaux, de communiquer des maladies aux hommes, de faire pacte avec le diable, de connaître les lieux où sont cachés les trésors, de révéler l’avenir, de connaître tout ce que l’on fait même en secret, de jeter des sorts et de les enlever. A tant d’avantages sont joints quelques inconvénients et beaucoup de désagréments : on fuit les sorciers, on les redoute, on les regarde comme damnés ; on est persuadé qu’il doit leur arriver tôt ou tard de grandes calamités


La crédulité, cette paralysie presque incurable de l’esprit humain, est répandue sur tout le globe. L’histoire nous prouve que, chez les peuples même qui ont joué les plus beaux rôles dans les drames politiques, les augures, les devins, les oracles ont fait souvent le destin des empires et des hommes. Socrate, Pythagore, Cicéron furent accessibles à ces erreurs funestes.

La géographie nous montre aussi d’un bout du monde à l’autre l’espèce humaine en proie aux superstitions les plus ridicules comme aux préjugés les plus atroces. Nous avons peu à envier aux peuplades du Congo et du Bénin. En Allemagne aussi, dit l’anglais Brooke, qui y voyageait en 1762, dans la Vestphalie surtout, des hommes qui même pourraient passer pour instruits croient aux esprits et aux revenants. L’Italie et l’Espagne fourmillent d’hommes qui sont dupes des mêmes sottises.

On croit à l’existence d’hommes qui battent les Vergettes. Ces Vergettes sont ce qu’on appelle ailleurs la Verge d’Aaron. On dit que les trésors sont ordinairement cachés dans un tertre couvert de broussailles ; lorsque on soupçonne l’existence d’un trésor, on s’adresse au Batteur de Vergettes, et l’effet de son sortilège est de faire paraître l’argent.

On peut opérer des sortilèges avec la fleur de la fougère ; mais malheureusement cette fleur est difficile à saisir : on ne peut la voir et la cueillir qu’à minuit précis. Une minute, une seconde même, de plus ou de moins, suffit pour empêcher de la discerner.

Sous le nom d’Egare on désigne une prétendue plante inconnue qui égare le malheureux qui, sans se douter de rien, a posé le pied sur cette herbe funeste. Il est bien évident que des ivrognes, qui se seront égarés dans leur route, auront découvert et publié l’existence prétendue de cette plante si redoutée qui a donné lieu au proverbe : il a marché sur de mauvaise herbe, pour dire il s’est fourvoyé.

Veut-on savoir si un parent mort est ou damné ou sauvé ? Il faut s’adresser au curé de la paroisse ; il lit dans le grimoire, car le grimoire est connu partout. Le curé évoque de l’enfer tous les démons, ainsi que dit La Fontaine.

    Peuple ayant queue, ayant cornes et griffes,
    Si maints tableaux ne sont point apocryphes,

 

L’intéressé à la découverte apporte un demi-boisseau de pois, pour servir probablement de salaire aux malins esprits. A mesure qu’ils se présentent pendant l’évocation, on leur donne un pois à chacun. La liste s’épuise enfin, et le dernier diable appelé satisfait catégoriquement à la demande.

 
         
   
  Préjugés et superstitions en Normandie
   
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C’est à Lucifer que s’adressent les coupables qui viennent à résipiscence. Un homme qui a commis un crime le prie de l’en acquitter. Aussitôt le criminel est saisi, l’exécution se fait avec prestesse ; et le patient est dépouillé ; c’est-à-dire écorché vif. C’est là le cas de faire peau neuve : ce qui ne manque pas d’arriver. Apparemment, le criminel en changeant de peau, change aussi de conduite.

 

 
 

La poule aux oeufs d’or était une poule précieuse et depuis la mort de celle d’Esope et de La Fontaine, on croyait bonnement qu’il n’y avait pas moyen de s’en procurer une autre. Heureusement c’est une erreur : il suffit de se donner au diable pour obtenir de lui une poule noire qui ponde de l’or tant qu’on veut. On assure aussi qu’avec une poule noire ordinaire, mais complètement noire, on arrive au même but : le possesseur de ce précieux oiseau le porte à un point où doivent aboutir cinq chemins ; il crie à haute voix par cinq ou sept fois consécutives : « Argent de ma poule noire ! » Comme le diable est très friand d’un tel morceau, il ne manque pas d’accourir et de se présenter au vendeur. Ce dernier, pour peu qu’il entende le commerce, recevra en argent comptant une soixantaine et même une centaine de mille francs.

 

Celui qui se livre au démon devient sorcier et doit lui appartenir douze ans après le pacte. Il est prudent toutefois de stipuler que les jours qui entrent dans la composition de ces années seront comptés à raison de vingt-quatre heures chacun ; car le diable ne manquerait pas de les réduire à douze heures en ne comptant réellement que le jour, et de s’emparer de sa proie au bout de la sixième année : ce qui ferait un terrible mécompte et une perte réelle de cent pour cent. Il paraît que le secret de la poule noire n’est pas connu de tout le monde : il y a beaucoup de pauvres hères qui ont beau se donner au diable et qui n’en deviennent pas plus riches. Au reste, c’est par cet expédient tout simple que les paysans expliquent la cause des fortunes qui leur paraissent très rapides. Non seulement, pour obtenir du diable beaucoup d’argent, on peut se vendre à lui, mais on peut aussi lui vendre sa femme et ses enfants : c’est tout profit.

 

Dans l’ouest du département de l’Orne, on appelle la Mazarine une femme puissante qui passe pour être la mère de tous les diables anciens et modernes. Ce n’est pas du tout une Diablesse sans conséquence que la Mazarine. Elle possède dans la forêt de Fougères un très beau château, malheureusement peu facile à trouver comme celui de Bramavaca, qui est situé, pour qu’on ne doute pas de son existence, sur le sommet d’une montagne escarpée vers les confins du département des Hautes-Pyrénées. La forêt de Fougères (département d’Ille-et-Vilaine) est voisine de la Normandie : elle contient 1770 hectares. On y trouve un dolmen connu sous le nom de Pierre du Trésor, sans doute à cause de la tradition fabuleuse dont nous parlons ici. Celui qui aspire à la fortune se met en quête ; il dirige ses pas vers la forêt de Fougères ; il trouve sur sa route un petit ruisseau sans apparence et non pas sans pouvoir. S’il met le pied dans le ruisseau, il est sûr d’avoir le cou cassé par le diable. Ce mauvais pas franchi, on arrive au château ; on entre ; on trouve une masse immense de richesses. Alors une voix se fait entendre et crie solennellement : « Prends de cet or autant que tu voudras, mais n’en prends pas plus que tu n’en pourras porter. » Le retour a lieu aussitôt ; et le nouvel enrichi, tout fier qu’il est de son acquisition, n’a garde d’oublier ce précepte de la sagesse : rien de trop. Il ne s’est chargé que convenablement. On dit que les petits ruisseaux font les grandes rivières ; en effet au lieu où coulait le petit ruisseau, se trouve une rivière fort large ; mais l’histoire ne dit pas qu’elle empêche de passer. L’enrichi jouit de ses richesses comme il le juge à propos ; mais au bout des douze années, il appartient au diable qui en fait ce qu’il juge à propos. Le nom de Mazarine ne saurait être ancien ; il remonte probablement au commencement du règne de Louis XIV, au ministère du cardinal Mazarini. Comme le peuple n’aimait pas ce ministre, il est possible que, dans un pays encore aujourd’hui si peu avancé en civilisation, les paysans l’aient cru fils du diable et aient nommé de son nom sa mère prétendue.

 
     
 

La Pierre du Trésor se situe à Landéan dans la forêt de Fougères