VIVRE NORMAND
  MANIE DES PROCÈS EN NORMANDIE
         
 
 
         
  Le Normand 1842

  par
Émile Gigault de La Bédollierre

     
         
 

Il paraît que la monomanie de la chicane avait gagné jusqu’aux femmes ; car, dans la charte de Rouen, Falaise et Pont-Audemer, donnée par Philippe-Auguste, on trouve cette singulière disposition pénale : « Lorsqu’une femme sera convaincue d’être processive et médisante, on l’attachera sous les aisselles avec une corde, on la plongera trois fois dans l’eau. »

Le grand coutumier de Normandie, le plus litigieux de France, fut promulgué en 1229, et, en 1280, un certain Richard Dourbault imagina de le mettre en vers.

 

 

L’originalité de cette idée, qui ne pouvait éclore qu’en un cerveau normand, semblait impossible à surpasser ; mais en 1599, Jacques de Campron, curé d’une paroisse d’Avranches, dédia au parlement de Rouen le Psautier du juste plaideur, contenant, pour chaque jour de l’année, un cantique et quatre psaumes qu’il suffisait de réciter avec ferveur pour gagner les causes les plus aléatoires ; touchant accord de la loi religieuse et de la loi civile, de celle qui prescrit le pardon des injures, et de celle qui les résout en dommages et intérêts.


Papirius Masso, écrivain du seizième siècle, accuse les Normands, en termes énergiques : Callidos cautosque esse naturâ cognitum est, et morum suorum observantissimos custodes esse.. Litigare scienter, et nodum in scirpo quœrere solent, ut non sine causâ Placentinus Normanos esse doli capaces ante pubertatem olim dixerit. Il ajoute comme correctif : Eosdem ego ingeniosos ad percipiendas bonas artes et scientias prœdico. (Descriptio Gallicæ per flumina.)

Au dix-septième siècle, la réputation des Normands était parfaitement établie. « On appelle à Paris la Normandie le pays de sapience, et non le pays de la sagesse, à cause que les habitants y sont fins et rusés, et surtout à plaider et à ménager leurs intérêts (1) : d’où vient que la coutume y établit la majorité à vingt ans. »

Un cosmographe de la même époque, Châteaunières de Grenaille, auteur du Théâtre de l’Univers (2), confirme ce que nous savons sur l’esprit processif des Normands.

« Les Normands sont fins et rusez, ne sont subjets aux loix, ny aux coustumes d’aucuns estrangers, et vivent selon leur ancienne police, qu’ils défendent opiniastrement. Ils sont sçavants au possible en matière de procez, et sçavent tous les détours, et toutes les ruses et surprises que la chicane peut inventer, tellement que les estrangers ne s’osent associer avec ce peuple (3). »

 
         
 

Tout prenait en Normandie une tournure litigieuse, même les discussions théologiques. Un janséniste de Bayeux, abandonné à ses derniers moments par le clergé orthodoxe, allait périr sans viatique. Il employa le ministère d’un huissier, qui somma le curé de la paroisse d’avoir à administrer le moribond !

 

Le nombre des procès a diminué sous l’empire du Code civil, mais les lois nouvelles n’ont pas assez d’inflexibilité pour ne point fournir d’arguments à deux faces, l’une qui affirme, l’autre qui dément ; et beaucoup de Normands sont encore disposés à profiter de cette élasticité d’interprétation pour éterniser les discussions d’intérêt. Un habitant de Bayeux ou de Falaise se croit-il victime de quelque injustice, lésé dans ses intérêts ; lui conteste-t-on un droit quelconque, lui cause-t-on le moindre dommage, vite un commissaire, un juge de paix, un homme de loi

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« Oh ! oh ! nous allons voër ! Cha n’ se passera point comme cha... Faut que la gueule du juge en pette ! j’en aurai raison, quand même je devrais manger ma dernière chemise ! » Et la querelle s’engage, haineuse comme une guerre féodale.


Bientôt, au milieu des débats judiciaires, les parties adverses perdent de vue l’objet de leurs réclamations, pour ne songer qu’à se ruiner mutuellement : le désir de la vengeance fait taire l’intérêt personnel. Dans certains pays on s’égorge : en Normandie on plaide ; on y combat à coups d’assignations, comme en Italie à coups de stylet : le mot vendetta s’y traduit par procès.

Il serait injuste toutefois de répéter aveuglément de vieilles calomnies. Non, le Normand ne jure point des deux mains ; non, il ne trafique point effrontément de son témoignage ; mais il est vétilleux, et trouverait moyen d’embrouiller un axiome géométrique ; Si, en contractant avec lui, on n’a pas observé strictement toutes les formalités légales ; si toutes les quittances ne sont pas en règle, si les noms d’hommes et de lieux ne sont pas convenablement orthographiés dans les actes, la tentation de chicaner et de plaider pourra s’emparer de lui, et aura-t-il le courage d’y résister !

Durant l’année judiciaire de 1830-31, les tribunaux du ressort de la cour de Rouen ont jugé sept mille quatre-vingt-dix-huit procès, et ceux qui dépendent de la cour de Caen, dix mille trois cent trente-deux. Dans ce nombre ne sont pas comprises les causes appelées aux tribunaux de commerce, qui montent, dans le ressort de la cour de Rouen seulement, à douze mille trois cent quatre-vingt-trois (4). Ces chiffres ne sont dépassés que par ceux que donne la statistique du département de la Seine, placé dans une position exceptionnelle.

L’immense mouvement de l’industrie normande contribue à ce résultat. La concurrence des activités qui se heurtent à Rouen, au Havre, à Elbeuf, à Louviers, etc., enfante inévitablement des procès ; cependant c’est en basse Normandie qu’on trouve le plus d’ardeur chicanière. C’est là que certains cultivateurs possèdent, aussi bien qu’un premier clerc d’avoué, et beaucoup mieux qu’un avocat, le vocabulaire baroque de la procédure. Ils rédigeraient au besoin une assignation à comparaître d’hui à huitaine franche, une sommation à produire des défenses, des conclusions motivées, une réquisition d’audience, des qualités de jugement, ou la copie de la grosse dûment exécutoire, signée, scellée et collationnée, d’un jugement enregistré rendu contradictoirement entre les parties.

 

La basse Normandie est plus agricole que manufacturière. Elle s’occupe de défrichements, d’assolements, de cultures, de pépinières, de turneps, de rutabagas, de topinambours, de vaches laitières, de moutons, de chevaux, d’engrais, d’instruments aratoires, de pétitions contre l’introduction des blés étrangers, et surtout de pommes et de cidre. L’année sera-t-elle pommeuse ? les fleurs du pommier sont-elles nouées ? Les surets (5) sont-ils à greffer ? Y a-t-il beaucoup de quêtines ? (6) Est-il temps de raîcher ? (7) Voilà des problèmes importants pour une grande partie de la population. Le bas Normand est encore attaché à la glèbe. Son plus vif désir, le rêve de sa vie, sa passion est d’avoir de la terre ; il vendrait ses chemises pour acheter du bien, et se passerait de pain pour acquérir la possibilité de semer du blé.

 

Chaque année partent du Bocage des moissonneurs qui vont servir d’auxiliaires à ceux de Brie et de Picardie, des brocanteurs, des fondeurs, des chaudronniers, des paveurs, des peigneurs de filasse, des sassiers, des marchands de vans et de cribles, des colporteurs d’images et de livres à l’usage des campagnes, tels que le parfait Bouvier, le parfait Maréchal, le petit Paroissien et les Quatre fils d’Aymon. A l’époque où la végétation est suspendue, environ douze cents taupiers quittent leur quartier général, les cantons de Trun et de Baliboeuf (Orne), et, avec l’aide d’apprentis qu’ils ont engagés pour trois ans, ils opèrent de terribles ravages dans la race des plantigrades.

Tous ces émigrants, à la fin de la campagne, s’empressent de rentrer dans leurs foyers, écornent à peine, pour leur subsistance journalière, ce qu’ils ont gagné dans leur tournée, et achètent un verger, un dellage, une masure (7). Quand leurs ressources sont suffisantes, ils fieffent un fonds de terre, c’est-à-dire qu’ils s’engagent à en payer le prix par portions annuelles, avec les intérêts. Après une existence de privations et de misère, ils arrivent à posséder douze cents livres de revenu immobilier. Ils n’ont point connu le luxe, ils n’ont point joui des avantages attachés à la propriété, mais ils sont propriétaires : c’était tout ce qu’ils ambitionnaient. Ils logent dans une maison à eux, ils cultivent un terrain à eux, ils boivent le cidre qu’ils ont récolté, ils s’asseyent à l’ombre de leurs pommiers, et se condamnent avec joie à manger toute leur vie du pain noir.

L’extrême division de la propriété communique aux villages normands une apparence de gaieté et d’aisance. Chaque maison est isolée, entourée de son jardin, abritée par les cimes rondes et tortueuses de l’oranger de Normandie. Les habitants ont toutes les qualités et tous les vices qui caractérisent le propriétaire foncier. Ce sont de rudes travailleurs, mais des hommes intimement convaincus que charité bien ordonnée commence par soi-même. Ils profitent de ce que les terrains sont mal bornés pour s’agrandir aux dépens de leurs voisins ; ils empiètent chaque jour sur le sol étranger dont ils entament un coin avec la bêche et la charrue. Sont-ils établis sur le bord d’une route, ils la rognent et la rétrécissent peu à peu, et l’ensemenceraient volontiers tout entière, sans égard pour la nécessité des communications.

 

Aussi voit-on s’élever en abondance toutes les questions qui naissent de la propriété territoriale : questions de bornage, questions de clôture, questions de servitude, questions de partage, questions d’hypothèque, et il faut de longues et coûteuses expertises pour établir la validité respective des prétentions opposées. Les causes sont traînées de première instance en appel, d’appel en cassation, envenimées par la cupidité, embrouillées par la mauvaise foi, éternisées par l’entêtement.

 

N’essayons point de le dissimuler, le Normand montre quelquefois une avidité répréhensible, une âpreté au gain qui ne l’emporte pas au-delà des bornes prescrites par la loi, mais qui lèse le prochain, et répugne aux esprits délicats. Consultez les ouvriers des fabriques de Normandie, ils vous diront qu’ils sont accablés de retenues continuelles pour absence, pour infractions légères à des règlements tyranniques. Interrogez les commis de nouveautés, ils vous donneront sur leur régime alimentaire des détails peu favorables à leurs patrons. Regardez à l’oeuvre les fermiers, les négociants, les industriels ; les verrez-vous préoccupés de l’intérêt public ? En aucune façon. Leur but est la fortune ; ils y marchent avec lenteur et prudence, en haricotant (9), en rognant les salaires, en donnant peu du leur, en tirant des autres le plus possible. Ne vous en défendez pas, descendants des hommes du Nord ; ils vous ont transmis quelque peu de leurs inclinations, et en revêtant des formes légales, en entrant dans le lit que lui creusaient la morale et les lois, leur goût pour la piraterie s’est transformé en génie commercial !

 

NOTES

 

(1) Dictionnaire de Trévoux.
(2) Paris, 1643, in-8°.
(3) Description de la France, page 307.
(4) Annuaire de Normandie.
(5) Pommier non greffé.
(6) Pommes tombées avant leur maturité. Gouées, en haute Normandie.
(7) Abattre les pommes.
(8) Un dellage est un certain nombre de sillons. Ce mot vient de deal (quantité), terme northman adopté par les Anglais. Une masure ou cour est en Normandie un pré enclos, planté de pommiers, au milieu duquel se trouvent une maison d’habitation, des greniers, une étable, un toit à porcs, et autres constructions, ordinairement en charpente et en terrage. On voit souvent dans les journaux du pays l’annonce de l’adjudication définitive d’une masure édifiée de plusieurs bâtiments.
(9) Haricoter, en patois normand, lésiner, liarder. On dit un haricotier.