VIVRE NORMAND
   
  LEPROSERIE EN NORMANDIE
         
   
 

Deux lépreux demandant l'aumône, d'après un manuscrit de Vincent de Beauvais (XIIIe siècle).

 
     
 

Recherches sur les léproseries

et maladeries qui existaient en Normandie

par Léchaudé d'Anisy, 1772-1857.

Publié en 1847

 

De tous les fléaux qui ont affligé l’humanité, la lèpre est sans contredit la plus ancienne maladie dont l’histoire fasse mention! Elle était connue des Egyptiens, qui la transmirent aux Juifs, comme nous l’apprend l’Écriture-Sainte; et l’ordre que Moïse fit exécuter contre sa sœur, prouve que ceux qui étaient atteints de ce genre de maladie étaient exclus de la société des autres hommes jusqu’à leur entière guérison.

 

Nos chroniques les plus anciennes font mention de cette maladie, qui a porté indistinctement les noms latins de Lepra , Misellaria ou d 'Elephantia; et en vieux français ceux de Me sel ou Mesiax pour exprimer un lépreux. « Quant Mesiax apele home sain , ou quant li home sain apele a un Mesel ; li Mesiax pot mettre en défense , qu’il est hors de la loi mondaine  »

 

Tous les auteurs qui out parlé de cette maladie eu ont fait des descriptions plus ou moins horribles, et presque tous nous ont peint le lépreux sans espoir, appelant vainement la mort pour mettre un terme à sa triste existence, qui se prolongeait souvent jusques dans un âge très-avancé.

 

Les lois Lombardes firent, pour ainsi dire, un mort vivant du lépreux, en lui appliquant les effets de la mort civile. Après avoir recouvert ce malheureux d’un linceul et lui avoir fait entendre une messe des morts, suivie du Libéra, on le conduisait dans le cimetière, où le prêtre prenait une pelletée de terre qu’il lui posait par trois fois sur la tête, en lui disant: a Souviens-toi que tu es mort au monde et, pour ce, aye patience en toi. » Il lui était alors défendu d’approcher de personne ; de ne rien toucher de ce qu’il marchandait pour acheter; de se tenir toujours au-dessous du vent, lorsqu’il parlait à quelqu’un ; de sonner sa tartavelle ou cliquette, quand il demandait l’aumône ; de ne pas sortir de sa borde ou tanuière sans être vêtu de la housse ; de ne boire en aucune fontaine ou ruisseau , qu’en celui qui était devant sa borde ; de ne point passer ponts ni planche sans gants ; enfin , de ne pas sortir sans un congé du curé ou de l’official du lieu ). Aussi, voyons-nous un malheureux lépreux, même dans l’aisance , obligé de s’exiler du sein de sa famille, à laquelle il était en horreur , ne pouvoir trouver une retraite qu’en abandonnant la moitié de son bien aux moines. « Cum se Ragierus Fortinus lepra sensisset , « rogavit nos ut eum in nostra suscipientes apud Bellum locum , Cenomanensis, sicut de uno monachorum curam de eo geremus. Quo impetrato donavit ecclesiæ nostræ medietatem quam possidebat , etc.

 

La politique et la religion s’unirent bientôt pour trouver des remèdes à cette maladie, ou , du moins, pour en arrêter les progrès. Aussi des ordonnances furent-elles rendues, dès les premiers tempsde la monarchie, pour séparer le lépreux de la société. On s’occupa en même temps de pourvoir à leur subsistance, et la piété de nos pères ne tarda pas à élever et à doter cette multitude de léproseries ou maladreries, dont nous voyons encore quelques vestiges auprès des villes ou des principaux bourgs de cette province.

 

Plusieurs historiens ont avancé que la maladie de la lèpre avait régné, beaucoup plus anciennement en Angleterre qu’en France. Ilss’appuyent sur ce que St.-Finian , de la famille des rois de Munster, en était attaqué lorsqu’il fonda le monastère d’Inis-Fallen , d’où lui vint le surnom de Lobhar ou le Lépreux. 11 est cependant bien évident que nos premiers conciles s’occupèrent particulièrement des lépreux dès le commencement du VI eme siècle, ainsi qu’on le voit dans l’un des canons du cinquième concile d’Orléans, par lequel les pères recommandent aux évêques de prendre un soin particulier de ceux qui seraient atteints de cette maladie. Il en est de même du concile tenu à Lyon en 583, qui recommande également aux évêques le soin des lépreux de leurs diocèses , « afin que « l’église leur fournissant le nécessaire , ils ne puissent avoir aucun « prétexte pour se mêler avec les autres hommes. »

 

Il est probable que cette maladie se ralentit pendant le VII eme siècle, et même durant toute la première moitié du VIII eme ; car le plus ancien document que nous trouvons en France, après les conciles, ne remonte pas au-delà d’une ordonnance de Pépin, donnée à Compiègne en 757. Elle permettait à la femme saine de se séparer de son mari lépreux.

 

Charlemagne, par une autre ordonnance de l’an 789, fit pour ainsi dire parquer les lépreux : il leur défendit de se mêler avec le reste du peuple.

 

Les capitulaires de nos rois nous fournissent aussi quelques ordonnances semblables, destinées autant que possible à arrêter ’extension de ce fléau. Elles s’arrêtent à l’année 929, avec les registres qui les renferment.

 

La coutume de Normandie et celle du Hainaut contiennent des dispositions qui donnent lieu de croire que cette horrible maladie, déjà très-répandue en France, vers le X eme et le XI eme siècle , ne fut cependant introduite en Normandie que vers le milieu de ce dernier.

 

Suivant une vieille coutume manuscrite de Normandie « Li mesel (ou lépreux) ne poeut estre heirs à nului, partant que la maladie soit apparoissante communément, mais ils tendront leur vie l’éritage que il avoient ains que il fussent mesel. »

 

Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie, en faisant établir plusieurs léproseries en Normandie, dans le XII e . siècle, et en stimulant la libéralité de ses sujets pour fonder de semblables établissements , paraît avoir fait quelques règlements pour les lépreux et avoir prescrit des mesures pour les éloigner des villes et des villages ; mais ces divers actes ne nous sont point parvenus.

 

Dès le commencement du XIII e . siècle, ce fléau avait été tellement multiplié par les croisades qu’il n’y avait pas de villes , de bourgs et même de grandes communes , qui n’eussent leurs léproseries particulières  ; et nous voyons Louis VIII léguer par son testament , fait en 1225, cent sous (ou 84 liv. d’aujourd’hui) à chacune des deux mille léproseries de son royaume.

 

Les coutumes générales, connues sous le nom d’établissement de St.-Louis , contiennent aussi quelques règlements concernant les léproseries et spécialement contre les abus commis par les prévôts fermiers, chargés de l’administration des biens de ces hôpitaux.

 

Odon Rigaut, archevêque de Rouen , dans ses visites pastorales , et particulièrement Robert de Harcourt , évêque de Coutances , dans ses statuts synodaux de l’an 1294 (2) , nous ont également laissé de curieux documents sur les lépreux et les léproseries de la Normandie.

 

En 1315, Louis X (dit le Hutin) , crut détruire la mendicité , siège principal de la lèpre , eu permettant aux juifs d’acheter des rotures en se faisant chrétiens ; mais il ne fit qu’augmenter ces deux fléaux , parceque les seigneurs , auxquels ces nouveaux convertis appartenaient, s’emparèrent de leurs biens , sous le spécieux prétexte que la liberté qu’ils acquéraient par ce moyen privait lesdits seigneurs du droit de propriété qu’ils avaient sur la personne même du juif.

 

Charles VI, par une ordonnance de l’an 1381 , abolit cet usage barbare; mais dix ans après il en rendit une autre, plus cruelle encore , en expulsant ces mêmes Juifs du royaume et en s’emparant de leurs biens.

 

Néanmoins cette mesure, quelqu’injuste qu’el’e fût , eut cependant un résultat qui en tempéra l’atrocité, puisqu’on doit lui attribuer le peu de progrès que fit cette maladie pendant le XV e . siècle et au commencement du XVIe . Une ordonnance de François I er . , en date du 19 décembre 1563 , prouve, en effet, que cette maladie était alors beaucoup diminuée et qu’une grande partie des maladeries se trouvaient désertes et restaient sans emploi. C’est pourquoi ce prince enjoignit de faire faire un état des biens de tous les établissements de ce genre dont les administrateurs dissipaient le revenu , afin d’en prévenir la ruine ; mais , cette ordonnance ne reçut pas son exécution, et les biens de ces maisons continuèrent d’être dilapidés comme par le passé.

 

Bientôt après , cette dilapidation vint de la couronne elle-même; et Henry II , pour soutenir la guerre qu’il faisait à Charles-Quint, après avoir mis, en 1552 , un impôt de 25 liv. sur chaque clocher du royaume, ordonna ensuite de s’emparer de tous les biens disponibles des léproseries et maladeries.

 

Henri IV , par un édit du mois de juin 1606 , ordonna que son grand aumônier, ou ses vicaires-généraux, procédassent à la révision des comptes des fermiers des maladeries , afin d’employer les sommes dont ils étaient détenteurs , à l’entretien et au soulagement des pauvres gentilshommes ou autres officiers et soldats estropiés dans les dernières guerres.

 

Quelques symptômes de la lèpre s’étant manifestés vers le commencement du règne de Louis XIII, ce prince ordonna, par sa déclaration du 2 octobre 1612, de répartir ces nouveaux lépreux dans les maladeries qui subsistaient encore , et il fit pourvoir à leur subsistance au moyen de pensions que les fermiers de ces hôpitaux furent contraints de leur payer.

 

Mais bientôt la fainéantise chercha à exploiter, à son profit, ces secours donnés aux véritables lépreux : des vagabonds se firent admettre dans ces tristes maisons, après s’être frottés d’herbes corrosives, qui les faisaient paraître couverts de pustules et d’ulcères les plus dégoûtants.

 

La découverte de ces honteuses supercheries rendit bientôt les maladeries désertes; et les revenus affectés à ces établissements, n’ayant plus de destination fixe , eussent fini par être entièrement dilapidés par les employés préposés à leur administration, si Louis XIV n’y eût apporté un prompt remède. Ce prince, par son édit du mois de décembre 1672, donna une nouvelle destination à ces établissements , et disposa de leurs biens pour accorder des pensions ou des Commanderies aux officiers de ses troupes qui s’étaient distingués dans les dernières guerres. En même temps il réunit leurs domaines à ceux que possédaient déjà les ordres hospitaliers et militaires de St. -Lazare de Jérusalem et du Mont Carmel qui avaient été précédemment unis par Henry IV , en 1607.

 

Par un autre édit, du mois de mars 1693 Louis XIV, voyant que l’abandon qu’il avait fait des biens des léproseries et maladeries , aux ordres du Mont-Carmel et de St.-Lazare, n’apportait aucun soulagement aux officiers de ses troupes qui les possédaient , à titre de Cgmmanderie, à cause des procès que leur suscitait la division des terres de ces petites propriétés , ce prince ordonna définitivement la désunion de ces biens et se réserva d’en faire jouir quelqu’autre établissement eu dédommageant les fondateurs et -les officiers qui en jouissaient. En conséquence, il rendit une nouvelle déclaration , en date du 15 avril de la même année, par laquelle il remit en possession des biens des maladeries et léproseries les anciens fondateurs qui justifièrent suffisamment de leurs droits ; et en même temps il pourvut à l’entretien de l’ hôpital de St.-Mesmiu, dans lequel on réunit tout ce qui restait en Frauce de malades affectés de la lèpre.

 

Enfin, par une nouvelle ordonnance de la même année, qui ne fut cependant vérifiée et exécutée qu’en 1696, ce prince réunit les Maladeries dont les anciens fondateurs n’avaient pu justifier de leur titre , aux hôpitaux ou autres établissements les plus voisins des lieux où elles étaient situées ; et ces derniers en sont demeurés possesseurs jusqu’à l’époque de la révolution.

 

Quoique la piété de nos pères, ou plutôt la crainte de cette horrible maladie ait fait multiplier à l’infini les léproseries dans cette province néanmoins les diverses mutations qui se sont successivement opérées dans le régime administratif de ces maisons , ainsi que les dilapidations auxquelles elles ont été si souvent exposées , ne m’ont permis de recueillir dans les archives départementales qu’un fort petit nombre de chartes primitives de leur fondation , et encore moins d’actes civils ou particuliers passés par des lépreux. Aussi la table indicative des léproseries et des maladeries , dont je donne ici une courte description , est-elle fort incomplète , bien que le chiffre numéral s’en élève à 218 . Elle eût même été moins considérable encore , si je n’eusse eu recours aux pouillés de nos divers diocèses , qui ne désignent souvent ces anciens établissements que sous le nom d’hôpital ou de chapelle.

 
     
 

 
 

Ancienne léproserie de la Magdeleine à st lo