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Les trois bossus Conte populaire recueillis dans le Pays d'Auge par M. Leroy instituteur
Publiés en 1902 dans Le Pays normand, revue mensuelle illustrée dirigée par Léon Le Clerc (Honfleur : Imprimerie-Librairie Satie, 12 rue de la République, R. Sescau, successeur).
Il y a bien longtemps, dans une petite ville de Normandie dont je ne me rappelle plus le nom, vivait un vieux cordonnier qui avait trois garçons, tous trois bossus, fort vilains et si bien ressemblants, qu'on ne pouvait les distinguer l'un de l'autre.
Ils demeuraient chez leur père qui leur avait appris son métier. Tous les écoliers, en passant matin et soir devant la boutique où ils travaillaient, se moquaient d'eux en criant à tue-tète : « V'là les bossus ! V'là les bossus ! »
Ennuyé d'être toujours insulté et maltraité, l'un des trois sortit un jour armé de son tire-pied et frappa si violemment un de ces petits drôles, qu'il le laissa sur place, à moitié assommé. | ||||||||||
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Plainte fut portée contre le brutal, et les gens de loi vinrent chez le cordonnier pour savoir lequel de ses trois fils avait frappé l'enfant. On les interrogea l'un après l'autre, mais on ne put connaître lequel était coupable, car ils répondirent tous : « Ce n'est pas moi ! Ce n'est pas moi ! »
Alors on fit venir l'enfant blessé pour qu'il désigne lui-même celui qui l'avait frappé, mais il ne put y parvenir tellement ils se ressemblaient.
La justice était bien embarrassée pour châtier le coupable ; afin de l'atteindre quand même elle condamna les trois bossus à être bannis de la ville.
Ces malheureux, ne sachant où aller, marchèrent longtemps sans trouver ni abri ni travail. Arrivés à un certain endroit, ils comprirent qu'ils ne pouvaient rester ensemble ; ils se séparèrent et voyagèrent chacun de leur côté.
Bientôt, l'aîné se trouva placé chez un maître cordonnier où il travailla quelques années à son métier. Le patron étant venu à mourir, il ne tarda pas à épouser sa veuve, et comme il était habile et travaillant, il amassa beaucoup d'argent et réussit à se créer une belle position. Malheureusement pour sa femme, il devint jaloux et si méchant qu'il prit l'habitude de la rouer de coups.
Depuis leur séparation les deux autres bossus avaient traîné une vie bien misérable. S'étant un jour rencontrés et ayant appris par hasard que leur aîné prospérait, ils vinrent aussitôt implorer son secours. Il les assista d'abord de son mieux, mais bientôt, s'apercevant qu'ils étaient presque constamment à sa charge, il leur signifia de ne plus revenir.
Ils furent longtemps sans oser reparaître chez lui ; cependant le long d'un hiver rigoureux, la misère les força à braver sa défense. Quand ils revinrent, il était absent ; ils ne trouvèrent que sa femme qui, craignant que leur retour ne fût cause d'une nouvelle querelle, leur dit en tremblant : « Vous savez que votre frère vous a défendu de revenir ; s'il vous trouvait là, il serait capable de vous tuer et moi aussi ! »
Elle avait à peine achevé ces paroles qu'elle aperçut son mari qui rentrait. En toute hâte elle fit cacher les deux frères dans sa basse cave, mais le lendemain matin, quand elle y descendit pour les faire sortir, elle les trouva morts de besoin. Elle cacha comme elle put leurs cadavres, de peur que son mari ne les découvrît et, à la fin du jour, lorsqu'il fut parti en « soirée », selon son habitude, elle alla en diligence trouver un portefaix pour qu'il vienne la débarrasser.
Celui-ci étant arrivé, elle lui montra un des cadavres et lui dit : « Il faut que vous me débarrassiez de cet homme là. Après, vous allez revenir pour que je vous paye de votre peine. »
Le portefaix mit dans un sac le corps du défunt et s'en alla le porter à la rivière. Pendant son absence, la femme du cordonnier mit l'autre cadavre à la place du premier, et quand l'homme fut revenu elle lui dit : « Attendez, mon brave, que je vous régale d'un verre de vin. » En même temps elle descendit à sa cave pour faire semblant d'aller chercher une bouteille. Elle était à peine arrivée aux dernières marches qu'elle cria au portefaix : « Mais venez donc voir ! vous n'avez pas fait ce que je vous ai demandé ; le mort que je vous ai dit d'emporter est encore là ! »
A cause de la ressemblance de ce cadavre avec celui de son frère, le commissionnaire s'y trompa et répondit : « Ah ! l'gredin, il est r'vénu ; et ben j'cré qui n'va pas r'commencer, c'te fois. » Et, après l'avoir porté au bord de l'eau, il le jeta aussi loin qu'il put.
Le portefaix, songeur, regagnait avec confiance la maison où il espérait boire un bon coup et toucher son salaire, lorsque tout à coup, à un détour du chemin, il se trouva face à face avec le mari qui rentrait de sa soirée. Il ressemblait tellement à ses frères que le malheureux porteur crut que c'était celui qu'il venait de jeter à l'eau qui revenait encore.
Alors, lui jetant son sac sur la tète et le rabattant jusqu'à ses pieds, il le ligotta si bien qu'il ne pouvait ni crier ni sortir ; il le chargea ensuite sur ses épaules et le porta à l'eau où il le jeta avec le sac . Puis il revient trouver la femme pour qu'elle le paye comme il était convenu.
En arrivant, il lui dit : « Ah ! le coquin ! il rev'nait encore en sifflotant comme d'un air de m'narguer, mais je l'ai si bien enveloppé dans mon sac, qu'il ne r'paraîtra pas, j'en réponds. »
A ces mots, le pauvre homme se mit à trembler de tous ses membres, se lamentant sur les suites possibles de son aventure ; il reprocha à celle qu'il venait de rendre veuve d'être cause de son malheur.
-Ne vous désolez pas ainsi, lui dit-elle, et ne m'reprochez rien ; si vous m'promettez de bien garder le secret sur ce qui vient d'arriver, je vais vous donner une bonne somme d'argent et il ne vous arrivera aucun mal.
Rassuré sur son sort et comprenant qu'il avait tout à gagner en restant muet sur cette affaire, le portfaix promit ce qu'on lui demandait et accepta ce qu'on lui offrait. Quand à la veuve du cordonnier, on peut penser qu'elle ne regretta guère la mort d'un mari qui, par sa méchanceté et sa jalousie, lui avait rendu la vie insupportable. | ||||||||||