CONTES NORMANDS de 1935

Par Jean GAUMENT & CAMILLE Cé

  LES PETITES VIEILLES
         
 

C’EST ici… la maison vieillotte dans une bonne vieille rue, mélancolique et muette, que n’atteint pas la gaieté moderne comme il en reste encore dans nos villes de Province. C’est ici… la vieille maison recueillie, résignée. Vous poussez la lourde porte entre-bâillée et vous voilà dans un couloir silencieux, où traînent des odeurs d’autrefois. Seul, quelque chat frôle la muraille, glisse dans l’escalier sombre, à pas de velours…


Vous vous sentez un peu intimidé par ce grand silence, comme dans un cloître. Vous ne vous rappelez plus bien la porte de l’étage : il y en a tant de ces portes sans nom, toutes semblables ; pourtant, au bruit que vous faites, une d’elles s’entr’ouvre et une petite vieille en bonnet de lingerie vous sourit : « Mlle Adélaïde ? C’est au-dessus, monsieur, à droite ». L’escalier s’éclaire ; un filet de soleil coule d’une étroite croisée haute comme il y en a dans les couvents.

 

Vous frappez… un trot de souris dérangées sur le carreau… on ouvre enfin ; on ne vous remet pas bien d’abord, dans le contre-jour, et puis c’est un cri de joie ; mais vous le reconnaissez bien, ce visage ancien, ce bon sourire triste, et ces yeux gris qui vous regardent de loin, du fond de votre enfance si lointaine déjà.

 
 
     
 

Vous pénétrez dans la calme lumière de cette chambre reconnue confusément ; vous y mettez, sans le savoir, la gaieté ensoleillée du monde extérieur inconnu, et la vieille vous regarde comme illuminée par ce rayonnement. Elle avait eu le pressentiment de votre visite ; quand elle a entendu un pas sur le palier, elle a eu un battement de coeur joyeux : c’est lui ! Et elle vous fait asseoir contre le poêle de faïence où, tout petit, vous avez tant de fois réchauffé vos doigts gourds, et elle cause, vous questionne, anxieuse, et elle s’affaire par la chambre, et elle veut à toute force vous passer une chaufferette sous les pieds et vous allez prendre quelque chose de chaud… Si, si, elle sent bien que vous avez le rhume. Vous vous laissez faire, lui donnant la joie d’être encore un peu son enfant comme autrefois. Alors, tout en bavardant, elle disparaît dans un réduit où vous l’entrevoyez qui remue mille petits ustensiles de forme surannée et naïve.

Pendant que le café, qui filtre, parfume la pièce et que vous répondez distraitement aux questions de votre vieille amie, votre regard fait le tour de cette chambre étroite qui n’a pas changé, qui semble l’image du passé immobile : les vieux fauteuils raides sous leurs housses de percale blanche, le lit qu’on roule sur « tirettes », le bénitier en faïence et la branche de buis. Voilà les portraits de famille en des cadres éteints ; son grand-père en cravate de batiste, sa grand’mère, la ceinture haut sous les seins ; puis la commode Louis-Philippe avec son dessus en marbre gris, et l’armoire de chêne, lourde de linge ; tout ce pauvre ameublement mastoc et bon enfant qui suffisait jadis à toute une vie, contentait le coeur simple de nos aïeules. Sur la cheminée, couverte d’une tapisserie verte et jaune et rouge, la pendule Empire dorée, l’éternel berger et sa bergère sous un globe énorme, et les deux vases de porcelaine blanche avec des naïvetés peintes, surmontés de plumes de paon. Au milieu, tout un monde de menus bibelots enfantins qu’on aimait tant alors, parce que chacun était un souvenir : une conque rosée, un petit voilier de nacre et un chien couché en rond servant de pelote à épingles. Puis sur le devant, quelques vieux daguerréotypes jaunis : la tante d’Adélaïde aux traits roides et durs sous son bonnet à fleurs (elle ne devait pas être commode, la bonne femme) ; son oncle, en gilet de velours à grosse chaîne d’or, qui sourit dans ses sourcils embroussaillés, et, plus récent, le portrait de son père en uniforme de maréchal des logis, quand il faisait ses sept ans, et puis, et puis - une émotion vous monte au coeur - celui de votre mère, au sourire pensif, et des photographies de vous, d’abord en robe de bébé, puis, plus tard, en collégien, des prix dans les deux mains.

Vous vous croyiez bien perdu, bien solitaire, bien oublié dans les remous de la foule moderne, mais voilà qu’au fond de la vieille province ces images de vous, si pâles pour vous-même, se retrouvent vivantes, peuplent et consolent encore une pauvre vie déserte. Du calme : la voici…

Elle apporte solennellement des tasses à fleurettes bleues et à filets d’or (les tasses, vous explique-t-elle, que lui avait offertes dans le temps, à la Noël, votre mère, alors jeune fille). Elle verse avec précaution la tisane noire, s’installe avec lenteur dans son grand fauteuil de velours fané, boit à petites gorgées ; on sent qu’elle voudrait vous garder longtemps, prolonger cette heure heureuse.

Et c’est de vous, des vôtres qu’elle s’inquiète d’abord : sa vie, à elle, est si peu de chose ! Est-ce beau le pays, la ville où vous habitez ? Vous lui décrivez des monuments, et elle s’émerveille, une forêt de pins rouges et elle s’y promène en pensée avec votre femme. Vous dites qu’il y fait de grosses chaleurs l’été, et elle a pour vous une sensation d’étouffement ; mais vous avez un berceau de verdure au fond du jardin : ah ! tant mieux, elle respire.

L’hiver dernier, par contre, a été glacé et vous avez même eu un point de congestion. Elle réclame avec anxiété que vous vous couvriez chaudement, vous et les enfants ; des flanelles, de bons tricots de laine, des précautions : vous devriez mettre des mitaines et des chaussons fourrés dans votre bureau. Vous riez, mais elle prend toutes ces choses au sérieux ; on ne rit pas avec la santé ! Ne laissez pas la fenêtre ouverte la nuit, car c’est comme ça qu’un rhume de cerveau vous tombe sur la poitrine ; bien se couvrir dans son lit, car on peut prendre froid par les bras. Ces principes d’hygiène vous égaient, mais vous restez ému.

Pour changer de conversation, vous voulez lui parler du dernier procès politique qui fait tant de bruit ; elle vous écoute, étonnée ; elle en a ouï dire, mais elle revient vite aux sujets qui lui touchent le coeur. Et cette pauvre Madeleine (votre femme) ? Elle l’avait trouvée « mincie » il y a deux ans ; il faut qu’elle se ménage, qu’elle aille se reposer au bon air de la campagne.

Et Pierre, et Simone, et Geneviève ? Vous lui contez, sans épargner les détails, les vacances des petits à Villers-sur-Mer. On dirait qu’elle les a sous les yeux, les aide à bâtir des châteaux de sable, à dénicher les crabes sous les gros galets ; elle s’apitoie sur les bobos, s’amuse follement des réparties de la petite dernière, une fameuse luronne ; elle les borde tous en rêve dans leur dodo, les déshabille derrière un pan de falaise pour la baignade et ne vit pas tant qu’ils sont dans l’eau, craignant de les voir à tout instant emportés par une lame. Et cela la ramène à vous quand vous étiez haut comme ça ; elle vous rappelle vos drôleries de gamin, vos fanfaronnades quand vous partiez en guerre sur votre cheval mécanique ou quand par dessus la barrière vous criiez des gros mots (qu’elle ne veut pas répéter) à la mère Tabourel, la laveuse, qui n’avait pas l’heur de vous plaire. Elle a meilleure souvenance que vous de ces jours anciens qui, pour vous, ne sont plus guère qu’un brouillard.

Alors, doucement, discrètement, elle se plaint qu’on la néglige un peu. Elle ne sait plus, de votre existence, que ce qu’elle en devine par de très rares et très courtes lettres, une carte illustrée de loin en loin. Vous êtes allé à Chamonix au mois d’août dernier ; n’avez-vous pas, il y a deux ans, visité Madrid ? Ça doit être bien beau, cette grande ville, ça doit être bien haut, ces montagnes ! Elle regarde les petites cartes avec un verre grossissant ; elle se rend tout à fait compte, et elle s’en va en grand mystère découvrir, du fond de la commode, un coffret en bois de rose où sont tous ses pauvres trésors : les joies des autres. Comme elle serait heureuse d’en recevoir souvent : cela distrait ! Et un remords vous saisit : c’est à vos moments perdus, sur un bout de table de café, que vous griffonniez ces cartes banales, au milieu de tant d’autres jetées à de vagues amis, tout cela dans le coup de vent égoïste et joyeux d’un beau voyage. Vous ne réfléchissiez pas, alors : maintenant, vous comprenez.

Le matin elle descend son escalier sombre avec un confus espoir de nouvelles : qui sait ? Elle ouvre avec lenteur la boîte aux lettres : vide comme toujours, et elle remonte une fois de plus dans sa solitude, déçue, navrée. Mais cette fois elle a aperçu, au fond de la boîte, le carré blanc tant espéré ; elle l’emporte, soulevée, sans l’ouvrir, pour se réserver en haut la joie de la lecture. Elle va montrer les cartes aux voisines ; on s’extasie sur un lac d’Auvergne, une cathédrale, et c’est un rayon pour le reste de la journée.

Comme nous passons indifférents, sans nous retourner et sans amour dans la grande bousculade moderne !

Vous l’interrogez sur son existence quotidienne : oh ! elle est si simple ! Elle brode un peu, oui, du feston pour tuer le temps ; ce n’est pas très bien payé : huit sous le mètre en fournissant le fil. Elle travaille à la fenêtre, d’ordinaire, à côté d’un pot de fleurs, héliotrope ou réséda, devant un paysage de toits, s’amusant d’un chat poursuivi qui escalade un mur, d’un passant qui court après son chapeau un jour de grand vent. Elle porte la tâche faite, rue aux Ours, tous les samedis. Elle raccommode aussi son linge ; elle n’en manque pas, Dieu merci ; elle en a plus qu’il ne lui en faut pour finir ses jours, plus qu’il n’en faudra pour l’ensevelir. Des fois, elle sort - pas bien loin - jusqu’au jardin Saint-Ouen, voir fleurir les ravenelles en avril, les dahlias en octobre, et les petits jouer à cligne-muchette sous les marronniers près de la statue de Rollon.

Un dimanche sur deux, elle est invitée à dîner chez une nièce : grâce au ciel, Julia est bien rencontrée ; son mari est bien comme il faut, employé au Comptoir d’Escompte ; de bonnes petites gens, vraiment, tous deux. Elle soupire : pas d’enfants malheureusement. Elle soupire pour eux, pour elle… Ils l’ont entraînée dernièrement à la Saint-Romain. Elle se frappe la tête : Tiens ! elle y songe et elle court au tiroir. Sous des étoffes, elle retrouve, enveloppé de papier d’argent, un sucre de pomme qu’elle a acheté : elle vous le tend, ne pouvant donner autre chose : c’est pour les petits !

Elle ne sort jamais ? Si, il y a un an, elle est allée pour la seconde fois de sa vie au bord de la mer, à Saint-Pierre-en-Port. Oh ! pas seule, avec une voisine, caissière : vous savez le petit magasin de mercerie qui fait le coin de la rue des Bons-Enfants ? Elles y sont restées trois jours entiers, logées dans une auberge bien propre, ma foi, et cela lui a coûté tout près de vingt-quatre francs, avec le voyage. Une folie, mais la dernière sans doute…

Et voilà, c’est là sa pauvre vie frêle et courageuse : un grand espace de jours gris, avec, de loin en loin, une pâle lueur… Elle vit quand même sans trop sentir le vide : c’est que son âme se nourrit des choses qui ne sont plus.


Notre dernière visite datait de mai 1914. Je passais avec les miens et nous avions invité à l’hôtel notre vieille amie. Le repas gai, une promenade au soleil sur la « Petite Provence », les enfants surtout dont elle tenait la main, tout cela fut pour elle, je crois, la plus belle fête de sa vie.

Traversant Rouen après la guerre un matin de décembre 1918, je remontai instinctivement la rue Beauvoisine vers la Rougemare. Les soucis que je portais se trouvèrent apaisés par la douceur sinueuse et vieillotte de cette rue bordée de souvenirs, et je souriais dans la brume, causant silencieusement avec le fantôme de mon enfance.

Je voulus faire une surprise à cette bonne vieille. Ma femme lui avait écrit l’an passé à pareille époque pour le Jour de l’An, en joignant des photographies, une discrète offrande. Elle avait répondu un peu tard en janvier d’une main tremblée, mais d’un ton encore alerte, et avait même envoyé aux enfants des aguignettes « pour leur porter bonheur ». J’avais reçu ces nouvelles, bien loin, en mer, à bord du Jules-Michelet.

La maison n’avait pas changé au coin de la place, et je riais en montant à pas de loup. Je voyais déjà son air effaré, ses exclamations, les bras levés. Je lui contais d’avance les choses curieuses ou terribles que j’avais vues là-bas à Salonique ou à Corfou, les sous-marins, des torpillages…

Dans le demi-jour je reconnus vite la porte : un chat ronronnait en boule sur le paillasson. Je frappai, pas trop fort ; on ne répondit pas. Endormie ? Je m’aperçus qu’il n’était encore que huit heures et quart et que c’était un peu tôt pour une femme âgée.

Je frappai plus fort, et par plaisanterie je criai : Adélaïde ! comme je faisais, pour la taquiner, car ce nom ancien lui paraissait à elle-même ridicule. Il ne me semblait plus tel alors, mais doux et charmant : il me rappelait sans doute la romance de Beethoven : Adélaïde…

J’entendis un bruit feutré de pas. Une autre porte sur le palier s’ouvrit. Une vieille fille s’inquiéta :

- Vous demandez Mademoiselle Adélaïde Sénéchal ?
- Mais oui, elle est absente peut-être ?
- C’est-à-dire qu’elle n’est plus, Monsieur. Sa nièce l’a trouvée morte un matin, il y a de cela trois mois.

Un choc étrange.

Je répétai d’une voix troublée : « Ainsi, elle est morte… »

Et je saluai gauchement ; je redescendis comme si quelque chose en moi était cassé.

C’était absurde : une vieille femme qui n’avait, après tout, tenu que peu de place dans mon existence affairée, que je ne voyais plus que de loin en loin. Et je ne sais pourquoi, dehors, je me sentis, dans tout ce silence, tout ce brouillard, entre ces maisons fermées, affreusement perdu. Comme un vagabond sans feu ni lieu, dans cette ville de mon enfance dont je connaissais pourtant toutes les pierres, j’éprouvais une désolation effrayante, comme s’il n’y avait plus une porte où frapper, plus un sourire pour me recevoir.

Je montai la rue, tout d’un coup vieilli, usé ; j’entrai dans le jardin Sainte-Marie solitaire ; au fond de la brume d’hiver, les plantes flétries, les débris de clochetons m’apparaissaient comme des algues et des roches immobiles au fond d’une mer qui eût tout englouti…

J’errais, porté par des pensées flottantes, comme au fil des eaux mortes. Et je compris ma solitude.


Depuis, j’ai repensé souvent à Elle.

Elle est la survivance d’un monde détruit, d’un monde qui n’est déjà plus qu’un souvenir au milieu des jouissances, des fuites et des fièvres d’aujourd’hui. Elle évoque des temps où nous plongeons par notre enfance et qui nous paraissent impossibles, invraisemblables : d’humbles joies, un cercle étroit, intime.

Les choses alors et les figures familières pénétraient plus avant dans le coeur. On portait moins d’idées, moins d’images ; le peu qu’on en avait, on l’enserrait en soi à plus de profondeur. Les spectacles, les pays ne défilaient pas au galop devant les yeux, comme sur un écran. On prenait racine, et ceux qui n’avaient point de famille, les femmes surtout, s’accrochaient à quelque autre, comme le lierre aux arbres. On riait au baptême des petits enfants des autres ; on était frémissant, d’une joie mystérieuse, à leur mariage ; leurs douleurs bouleversaient ; on ensevelissait, on veillait leurs morts.

Et de ces humbles souvenirs on tissait ses jours. On ne vivait pas toujours soi-même, on vivait de la vie des aimés. On se contentait, on se résignait. On mettait moins d’esprit en tout, on y mettait plus d’amour. On avait moins de goût, mais il y avait dans les âmes des petites gens des sources de bonté « trop profondes pour des larmes ».

Adieu, pauvre chère vieille. Tes mains étaient maternelles et douces ; tes yeux gardaient la limpidité émouvante qu’avaient les yeux de nos mères défuntes.

Un baiser sur ton vieux front mort, sur le front du vieux monde qui vient aussi de mourir.