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Ah ! la parade, l'antique parade des Gros-Guillaume, des Guillot Gorju, des Bruscambille, c'était jadis le grand attrait du spectacle. On s'en vantait comme d'un mérite. « Représentation à 8 heures ; à7 heures 1/2, grande parade à la porte », disait l'affiche. Avant d'aller voir le spectacle de l'intérieur, on avait la comédie de la porte, une comédie au gros sel, mais gaie, enlevée et réjouissante. Pitres et contres-pitres, avec verve, s'en donnaient à coeur joie sur les tréteaux, et l'on riait de si bon coeur à les entendre que, lorsqu'ils rentraient. dans les coulisses, on « suivait le monde » dans la salle avec l'espoir - souvent trompé - d'un nouvel amusement. A Bordeaux, jadis, au temps des belles parades, on installait des chaises sur les Quinconces, devant les loges, pour y assister à l'aise ! Comment, diable, la « parade » d'autrefois est-elle disparue, remplacée par un bonissage prétentieux, ou par les plaisanteries de banals queues-rouges qui ne savent que recevoir les taloches et des coups de pied ? Elle a tout d'abord été tuée par les orchestres mécaniques, les orgues à vapeurs, les « sirènes» stridentes, les sifflets perçants, par toute cette outrance dans le tapage et le vacarme, qui nous vient... de l'étranger. Comment voulez-vous qu'un bon pitre puisse parler ou chanter au milieu d'un charivari déchaîné aussi brutalement ? Comment voulez-vous que ses facéties et ses coqs-à-l'âne portent sur le public, quand ils sont entrecoupés par une cacophonie infernale ? Et puis le pitre a. été remplacé par les clowns parleurs, qui autrefois n'existaient pas dans les cirques. A vraiment dire, les entrées comiques du Gougou par exemple, ne sont que la parade transportée à l'intérieur. Cette décadence du bel art de Tabarin n'empêche pas la parade d'avoir eu ses grands hommes, fort goûtés à Rouen, et dont il est bon, par les temps de Saint-Romain, d'évoquer le souvenir réjouissant, dussions-nous trouver plus déplorable leur disparition. Parmi les pitres rouennais, un des plus originaux -et des plus curieux fut Gringalet, dont bon nombre de vieux Rouennais conservent encore le souvenir. A vraiment dire, Gringalet ne fut jamais jamais un pitre de foire, parlant devant la baraque, ce fut un de ces pitres faisant la parade au balcon du théâtre, comme il en existait alors à chaque spectacle de l'ancien boulevard du Crime. A demi lettré, sachant saisir au vol l'actualité et la traduire en parades narquoises et satiriques, abusant parfois de la citation latine de ce latin macaronique des Aventures de Michel Morin, Gringalet eut surtout pour théâtre principal de sa verve burlesque, le Théâtre des Quatre-Colonnes situé sur le port, entra les rues du Bac et de la Tuile, théâtre populaire d'ouvriers des quais, de mariniers et de soldats, où l'on jouait un peu de tout mélodrame, comédie, pantomime, arlequinade. De ce Théâtre des Quatre-Colonnes, il ne reste rien aujourd'hui. Rien ? Cependant, on m'affirrne que les colonnes sculptées qui avaient donné leur nom au théâtre ne sont pas disparues complètement. Elles serviraient actuellement à supporter le buffet d'orgues... de l'église de la Neuville-Champ-d'Oisel, ayant ainsi passé du profane au sacré ! Pour porter un sobriquet, aussi significatif que celui de Gringalet, qui est un vieux nom de pitre, il fallait avoir le physique de l'emploi. Gringalet était réellement Gringalet. Très long, maigre, les yeux petits, fins et railleurs, le nez proéminent et fort, les machoires très lourdes, dont il tirait, en les remuant, d'amusants effets de cocasserie, il apparaissait tel qu'il est représenté dans une lithographie de 1820, avec le chapeau gris à cornes, la perruque rousse, l'habit écarlate, indispensable, comme il le disait lui-même.
De son vrai nom, Gringalet s'appelait Jean-Marie Bramm,erel et n'était point Rouennais. Il était né, en effet, en 1789, à l'Hôtel-Dieu de Paris, ainsi qu'il l'a raconté lui même en une lettre insérée dans la bibliographie qu'un de ses camarades de bohême, Hyacinthe Lelièvre, lui a consacrée sous le titre de : Pleurez, pleurez, farceurs, Gringalet n'est plus. Quels métiers n'avait-il pas faits avant de se révéler comme pitre et directeur de théâtre ? Fondeur, il avait travaillé à la Colonne Vendôme. Compris dans la proscription des patriotes de 1816, sa verve sarcastique contre le gouvernement de Louis XVIII lui avait valu de tâter un peu de la prison de la Force. Libre, il était devenu peintre décorateur, Et c'est en cette qualité qu'il avait débuté à Rouen dans 1a troupe de Cossard, vers 1820. Marié à Rouen avec une Parisienne, Joséphine Wils, veuve d'un ancien officier supérieur, Gringalet était devenu directeur du Théâtre des Quatre-Colonnes. Puis, en 1825, il avait installé un nouveau théâtre sous le titre de Théâtre des Variétés amusantes et Jeux comiques, au Cours-la-Reine, à peu près à l'entrée de la gare des marchandises actuelles. Que de démêlés n'eut-il pas alors avec la préfecture, qui exerçait un droit de censure sur toutes les pièces du répertoire populaire, avec les directeurs du Théâtre-des-Arts, Van Hove ou Morel, jaloux de leurs privilèges et les faisant respecter non sans rigueur, avec la police rouennaise que Gringalet aimait à poursuivre de ses brocards ? Toutes ces luttes et ces contestations ont, du reste, été racontées dans le livre de M. J. Noury :sur les Petits spectacles de Rouen. Gringalet s'en tirait toujours avec esprit, et c'était matières nouvelles pour exercer sa verve et pour dauber sur les puissants du jour. Le patriote qu'il était lui faisait trouver contre les Bourbons des saillies amusantes. Il fallait alors, paraît-il, entendre ces parades, où Gringalet trouvait un contre-pitre lui donnant alertement la réplique, dans le père Moisseron, que nous avons connu marchand de gaufres ambulant, tout habillé de blanc, et le nez chaussé de lunettes d'or, promenant solennellement sa marchandise sur le cours Boieldieu. Voulez-vous connaître une de ces scènes à allusions politiques ? Gringalet, dans l'une qui lui suscita une affaire de tous les diables, se présentait comme charcutier et marchandait, un gros cochon, royalement harnaché que lui présentait un paysan. Et le dialogue suivant s'engageait :
GRINGALET : Combien ce gros cochon-là ? LE PAYSAN : Dix-huit louis... GRINGALET : Dix-huit louis !... Ça ne vaut pas un napoléon !
On saisissait l'allusion au vol ; c'était une tempête d'applaudissements jusqu'au moment où le commissaire venait empoigner Gringalet pour le fourrer au... violon. Ces petites persécutions ne faisaient que surexciter sa verve qui s'égayait de tous les sujets fournis par l'actualité.
Le maire de Rouen rendait-il son fameux arrêté enjoignant à tous les brouttiers d'avoir une sonnette à leurs brouettes et à leurs camions, vite Gringalet prenait la plume et écrivait son Carillon des brouettes, « chanté en grande volée par Gringalet, ex-fondeur de cloches de la rue Beffroy et apprenti sonneur à la Cathédrale de Sotteville. » On nous excusera d'en citer un couplet :
Si les c... que je connais en ville Avaient chacun un'sonnette au menton, De Saint-Gervais au quartier Martainville, On entendrait un fameux carillon !
A moitié ruiné, tombé en faillite, vers 1830, Gringalet, n'en continua pas moins son métier de comique et de pitre paradiste, soit au Théatre des Folies du père Lambert, soit sur la place Lafayette, se consolant de ses déboires avec philosophie, bon et charitable, jouant au bénéfice des uns et des autres... voire au bénéfice de la souscription pour la statue de Pierre Corneille. Par contre, Gringalet, avait une haine, une haine féroce... que beaucoup d'autres partageaient. Il détestait les Anglais... et cela devait lui jouer un mauvais tour. Souffrant depuis quelque temps, il se prit un soir de querelle avec ses éternels ennemis dans un cabaret du Clos-Saint-Marc : à la suite de cette altercation, une fièvre se déclara. On ne put continuer à soigner Gringalet à son domicile de l'ancienne rue des Crottes, on dut le transporter à l'Hotel-Dieu. « J'y suis né, j'y dois mourir. C'est un théâtre comme un autre » disait-il à l'excellent docteur Delzeuses, qui le soigna et qu'il aimait à taquiner, en chantant sur son lit d'hôpital, son amusante chanson sur les médecins.
Mon docteur, pour voir ses malades, A cheval et cabriolet, En disant que les camarades Paieront et voiture et bidet. Cet ordonnateur de tisane, Chez moi serait reçu fort mal C'est assez de payer un âne Sans payer encor le cheval. Aux médecins, j'ai confiance, Car si on en croit leurs discours, Nous jouissons grâce à leurs secours, De nos jours, de notre santé, Pourquoi n'ont-ils pas pour eux-mêmes, Un secret d'immortalité ?
Gringalet avait cinquante-six ans, quand il mourut le 26 juin 1845. Tous les artistes rouennais suivirent, jusqu'au cimetière Saint-Maur, la dépouille de celui qui avait pendant si longtemps amusé les Rouennais. Presqu'à la même époque, son rival Bobèche, qui, avec son confrère Galimafré, fut l'un des pitres les plus farineux du boulevard du Temple, venait transporter ses tréteaux à Rouen, où il fut souffleur au Théâtre-des-Arts.
Bobèche qui, de son vrai nom, s'appelait Antoine Mandelart, et Gringalet, furent surtout des parodistes de théatre ; Décousu qui, à Rouen, leur succéda fut surtout un pitre de foire, et plutôt un pitre grimacier qu'un pitre parleur, un pitre bonisseur. Certes, Décousu ne manquait pas d'une certaine verve un peu grosse surtout en son jeune temps ; mais ce qui le servait surtout, c'était sa physionomie.
Qui ne se souvient de cette large figure rougeaude, truculente et vermillonnée qu'élargissaient encore les mèches de filasse de sa perruque ? Rien qu'à voir ce nez épaté et rubicond, piqué de verrues, cette bouche en coup de sabre, s'ouvrant dans un bon rire, ces petits yeux perdus dans le gonflement des joues, le public attardé devant la baraque était mis en belle humeur. Un clignement d'oeil, un tirement de langue, un épanouisemient de la face, dilatait les moroses. Décousu, dans ses parades, chez Castigliano, le jongleur de couteaux, soit chez la physicienne Carolina, soit chez Legois, soit chez Loramus, excellait surtout à représenter la colère grotesque ; il fronçait alors les sourcils, arrondissait les yeux, tandis que sa figure s'empourprait et tout cela d'une façon fort drôle.
Décousu, de son vrai nom, s'appelait Déléan, et était né à Rouen en 1802. Après avoir été quelque temps ouvrier fileur, il fut ensuite employé aux travaux du Pont de pierre, vers 1829. C'est là qu'un mouton en s'abaissant lui écrasa deux doigts de la main droite ; à cette époque, il commença à jouer comme acteur improvisé, dans une loge située sur la place Lafayette, au Lingot d'or, et plus tard, au Théâtre des Variétés, dirigé par la mère Lambert. Un type cette mère Lambert, vrai dragon en jupon, toujours au contrôle, et surveillant le spectacle, où paraisaient son fils, jouant les Janot, et sa fille, les amoureuses. Décousu s'y essaya dans les rôles d'Odry, le Rempailleur de chaises, Sans tambours ni trompettes ; mais sa véritable vocation était le parade et la parade foraine.
Aussi, depuis le jour où il débuta, en 1830, à la foire Saint-Romain, dans la loge de Bassereau, le premier timbalier de France, jusqu'en ses dernières années, où le vieux pitre s'échappait de l'établissement des Petites Sueurs des Pauvres pour rendosser la souquenille rayée et aller s'asseoir devant la loge de Cocherie, Décousu règna sans conteste sur le monde des pitres A lui seul, il depostigeait un champ de foire. Depostiger est le plus beau titre d'un bonnisseur, car depostiger, c'est attirer le public à soi, au détriment des autres paradistes !
Et cependant, en ces temps de l'ancienne banque, les véritables pitres étaient nombreux. C'était Papillon, qui est mort à la suite d'une amputation de la jambe ; c'étaient Beckmann, Berthier, Bilboquet, Baptiste, Criquet, qui est devenu aveugle ; Ameline, qui fut pitre chez Potel-Cocheriey et qui était un vrai chansonnier. N'est-ce pas, en effet, l'auteur de cette chanson des Gars normands qui conduisait au feu les mobiles cauchois sous les murs de Paris ?
En avant la Normandie, Marchons d'aplomb, mes enfants ?
C'était la véxitable époque des types curieux et amusants de la foire, le temps des marionnettes du Père Legrain, de l'Homme au violon, le père Albert, immortalisé par Louis Bouilhet, le temps des charlatans et des drags comme Turquetin, des marchands de crayons comme Mangin que je me souviens avoir vu, ameutant le public sur la place Beauvoisine, autour de la voiture où il trônait, casque en tête, flanqué de son fidèle Vert de Gris, taillant ses crayons dorés avec un sabre de cavalerie.
De ces temps héroïques, il ne restait plus qu'un seul survivant, le doyen des pitres, le dernier représentant des anciens banquistes, quelque chose comme le Got de la corporation, ce brave Clam, encore un normand, puisqu'il est né au Havre, qui tint bon contre l'envahissement de l'industrialisme dans le « voyage » et lutta - non sans esprit dans son journal ! - contre les manèges, les gondoles, les montagnes russes montées en société, tous ces grands magasins qui viennent tuer la vielle foire. Et l'on comprend cette colère, car Clam, qui avait promené sa verve un peu dans tous les coins de la France, depuis le jour où il chantait si drôlement et avec un si énorme succès, la chansonnette aux Burattines du père Radou, installées dans les démolitions de la rue Jeanne d'Arc, Clam est un pitre d'ancienne race, improvisateur de facéties drôles, sachant autre chose que de recevoir des gifles et des nazardes. Il n'est pas grotesque, croyant être comique. Ne se contentant pas d'être gai par sa large face poupine, coiffée de la perruque blonde, qui a remplacé le salsifis des anciens pitres, il l'est par sa tournure d'esprit et il l'a bien prouvé pendant sa longue carrière chez les frères Grégoire, chez le physicien Lasseigne, chez Loramus, chez Adrien Delille, chez Masson, chez Cocherie, au cirque Rancy. Sous n'importe quel prétexte, Clam ne voulait manquer la « Saint-Romain », qui était pour lui le patron des banquistes ; d'année en année, il y revenait et il aurait fallu qu'il fut bien malade pour déserter le Boulingrin. Après avoir amené le monde chez les autres, après avoir entôlé pour les grands seigneurs de la banque, Clam eut son théatre... comme Coquelin ou comme Sarah Bernhard. Le vieux rieur fut dans ses meubles. Est-il besoin de dire qu'on s'amusait fort chez lui ? Le roi des pitres, en s'accompagnant de sa guitare, y chantait sa chanson perpétuelle de Pick-Pinck-Bock et y présentait des binettes drolatiques. Son fils, qui était un prestidigitateur fort adroit, d'une habileté très experte, exécutait le joli tour des anneaux magiques avec un véritable brio, et faisait les « ombres » avec toute la souplesse de Trewey, le rénovateur de ce vieux genre qui nous vient... des Japonais. On s'y rendait et on s'amusait à ce spectacle populaire, simple et gai, moins assommant qu'un tas de musées scientifiques. Et puis, à tous ces titres glorieux, Clam en joignait un autre !... Il était l'un des fondateurs des Flackmuches ! Les Flackmuches ? Qu'es aco ? D'où vient ce nom bizarre ? On n'en a jamais rien su, mais il servait à désigner toute une petite société fraternelle des enfants du voyage qui, chaque année, se réunissait à Rouen dans un diner, où, suivant le cliché bien connu, « la plus franche cordialité ne cessait de régner ». Le Flackmuche, comme tout bon adhérent de société secrète, avait son mot d'ordre et ses insignes cabalistiques. On se reconnaissait à la poignée de main... qui consistait à tendre à son collègue son poing fermé. Si vous voulez reconnaître un Flackmuche, demandez-lui, au café où il est installé, quelle consommation il veut prendre. Invariablement il vous répondra : «Toujours du même ! » Une autre réponse attirerait une amende. N'entrait pas, du reste, qui voulait dans la société, et il y avait des ballottages, comme au Jockey ou à l'Epatant. Seulement, le blackboulé prenait le nom de Taupier !... Dans les grandes circonstances, le Flackmuche devait arborer une coiffure fantaisiste. En 1855, l'un des plus sérieux arrivait avec une couronne de harengs saurs ! Puérilités de ce peuple de grands enfants, de ce monde singulier et roulant de la banque, de ces amuseurs populaires, qui seuls gardent un peu d'originalité et de fantaisie, dans notre monde moderne hiérarchisé, centralisé, banalisé et... ennuyeux.
GEORGES DUBOSC
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