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La tribu des sabotiers s’asseyait dans les feuilles, pour diner, autour d’un chaudron fumant. On entendait le piaillement des femmes, qui appelaient les moutards.
« C’est tout de même un malin, çu curé-là », grogna un ancêtre.
Personne ne répondit. Les bouches se mirent à moudre, et les langues à laper.
L’appréciation n’était pourtant pas tombée, sur des sourds. La première faim calmée :
« T’as raison, grand-père », fit quelqu’un.
— J’sais b’en qu’j’ai raison : c’est un malin ... J’crais b’en qu’j’irai dans s’n’église ...
— Ah !
— ... avec les p’tits ga’s.
— J’avons jamais fait ça.
— Et ! Ben je l’f’rai : c’est un malin.
Le silence était retombé, presque profond. On réfléchissait, on ruminait.
Depuis les quelques semaines, en effet, qu’ils s’étaient installés sur son territoire, l’abbé Champeaux les avaient traités en paroissiens. Il venait les voir, distribuait des poignées de main et de bonnes paroles, tâchait de faire pénétrer un peu de religion, dans ce milieu d’une moralité par trop sommaire. Et il agissait ainsi, avec eux, chaque fois que le hasard des coupes de bois les ramenait sous sa juridiction.
Sans se l’avouer, ils étaient sensibles à ces attentions. Très pauvres gens, très mal élevés, très mal vus partout où ils passaient, cette sympathie les dédurcissait, les faisait fondre par un coin du cœur. Ils avaient beau, après chaque entrevue, "blaguer le calotin", faire à son sujet les pires réflexions (les hommes ensembles sont souvent bêtes) ; il n’en était pas moins vrai qu’ils aimaient cet abord simple et franc, cette bonne tête d’ange gardien aux joues rouges et aux cheveux d’or, qui se penchait sur leurs misères, ce zèle inlassable et discret qui s’efforçait à faire pénétrer un peu de lumière, dans la nuit de leurs huttes et de leurs âmes. Que l’un d’entre eux eût la force de briser le mauvais charme, qui les unissait dans leur bouderie anticléricale, et tous ces sauvages désarmaient à la fois, rendraient au curé, dans son église, les nombreuses visites qu’il leur avait faites.
La réflexion du vieux était tombée, dans un milieu bien préparé. Tout se déclencha.
« Eh ! ben, oui, j’irons d’main, dans s’n’église », dit un grand gars à la face de brigand.
C’était l’habituel meneur. « J’irons », dirent les autres.
Le même ajouta : « Faudra pas qu’on nous r’garde sous l’nez ; ou b’en, gare ! »
La menace était à l’adresse des gens du pays. Tous serrèrent les poings, agressifs, presque heureux de corriger un bon sentiment par un mauvais.
« C’est pas d’main, qu’il a dit, l’curé ; c’est c’te nuit, à cause de Noël.
— Oui. Même qu’il a essayé d’nous entortiller, en nous racontant que Noël c’est la fête des sabotiers, pa’ce que c’est la fête des sabots.
— Oh ! Il est malin ...
— Qui qu’on va y faire , dans s’n’église ?
— Oui, qui qu’on va y faire ? ... On n’sait r’en, nous autres ; on aura l’air d’imbéciles ; on s’ficgera d’nous.
— Pardi, on portera des sabots : on les vendra ou b’en on fera la quête avec. »
La plaisanterie ne trouva pas d’écho.
« Mé, dit le vieux, j’frais un sabot, un sabot b’en conséquent, b’en tourné. J’mettrais qué’que chose dedans, qué’que chose de bon. Et p’is je l’porterions tertous au curé. ça les f’rait loucher. »
L’idée plut immédiatement. Chacun voulut s’y mettre. Les gosses eux-mêmes s’éparpillèrent, d’un élan, dans toutes les directions, à la chasse des dernières fleurs de la saison : perles blanches du gui, baies incarnat des houx luisants, roses de Noël.
Un vent de fête soufflait dans les branches, chassait la brume, envoyait, sur l’activité de ces pauvres gens, la joie rare d’un rayon de soleil.
Au village (un Mesnil quelconque, en Basse-Normandie), à l’église, on faisait aussi des préparatifs. C’était le nettoyage des grands samedis, les soucis du réveillon, l’époussetage trimestriel du confessionnal, les dernières guirlandes, les derniers enfarinements de la crèche.
Le curé allait et venait, très affairé. Très préoccupé aussi, parce que ses gens lui en voulaient de fréquenter "cette racaille de sabotiers", et que, tout à l’heure encore, ils avaient jeté les hauts cris, à la simple annonce qu’il comptait un peu, sur leur venue à la messe de minuit. On avait même employé les grands mots :« J’avons pas besoin d’ces manants-là, dans not’église ; après tout, c’est pas eux qui payent. »
Le curé avait les longues patiences et la force d’inertie, qui conviennent, en Normandie, au dénouement des plus inextricables situations. Mais, ces puissances incoercibles demandent l’appoint du temps. Or, l’événement, s’il se produisait, surviendrait dans quelques heures ... il voulait ses gens au complet dans leur église : il serait navré qu’il en manquât un seul au rendez-vous ; il avait invité, sollicité les sabotiers, pour cette nuit de Noël : il lui était impossible de les consigner à la porte, et de les repousser au fond de leurs bois ... Après tout, peut-être ceux-ci ne viendraient-ils pas ? Mais alors, quel échec à son zèle ! quelle souffrance à ne pouvoir tenir la promesse, qu’il avait faite au Maître, de lui amener, cette nuit là, les brebis perdues de la maison d’Israël !
A dix heures, l’office commença. L’office ! plutôt un défilé de mots incompréhensibles et incompris, avec tuilage des versets les uns sur les autres, emmêlage et désarticulation des cadences. Bien accoudés sur leurs stalles, têtus malgré les accidents, les chantres ne se laissaient pas désarçonner. Ils allaient inlassablement avec un peu de dédain dans le renforcement de la voix, quand un de leurs camarades se prenait les pieds, dans quelques phrases malencontreuses, et chutait lourdement hors de la mélodie.
Le curé se gardait bien de leur faire la moindre observation.
— Un jour qu’il se l’était permis, le premier chantre ne lui avait-il pas répondu naguère :
"Je n’dis point qu’vous avez tort ; mais vous n’avez point not’expérience."
— Les sabotiers d’ailleurs accaparaient toute son attention. Sous prétexte de soutenir le chant, dans la nef, il descendait sans cesse jusqu’à la grand ’porte, attentif à chaque entrebâillement, espérant se trouver juste à point, pour ménager les transitions.
Les paroissiens étaient déjà très nombreux. Il en entrait toujours. Avant que la battant ne retombât, l’abbé jetait un regard anxieux : mais rien, que la nuit et les étoiles.
Pourtant, à un moment, la nuit lui parut moins épaisse, et les étoiles plus près de la terre. Même, on eût cru qu’elles marchaient. Elles venaient du bois : une constellation qui se balançait toute à la fois, en deux temps.
Il attendit un nouvel entrebâillement. Plus de doute : un groupe s’avançait, éclairé par des torches. Gare !
Il préféra aller au devant du danger, et sortit de quelques pas. Mais là, il se figea, stupéfait. Il attendait une bande loqueteux ; et voilà que drapé dans l’ombre et la lumière, un véritable cortège s’avançait : enfants avec des bouquets de fleurs sauvages, civière où se devinait une offrande somptueuse, ramures vertes brandies au bout des bras. Les visages riaient, les mains se tendaient, les bouches chantaient, mal assurées, un bout de « Noël » retrouvé dans une vieille mémoire :
L’enfantelet à des sabots
Si beaux, si beaux,
Qu’il s’en ira, pour la Noël
Au ciel, au ciel.
« Ah : C’est vous, c’est vous !
— C’est nous.
— Bons amis, que je suis heureux de vous voir !
... Mais où vais-je vous mettre, où vais-je vous mettre ?
— Pas à la porte, hein ?
— Pour sûr, non ... Mais qu’est-ce que vous portez là ?
— Que’chose pour vous.
— Mais alors il faut entrer. Restez-là, je vais ouvrir ».
Il se précipita à l’intérieur, en monologuant à mi-voix, pour se donner de l’assurance :
« Evidemment, mes gens diront que je ne peux pas mettre les sabotiers à la porte, du moment qu’ils apportent quelque chose. En Normandie, on comprend toujours ces choses là ».
Il ouvrit courageusement les deux battants. Et s’avançant rapidement dans la nef, les yeux mi-clos et le doigts aux lèvres, onctueux et mystérieux, il lança à gauche et à droite : « Une surprise ! Ne bougez pas, une surprise ! Chantez toujours ; une surprise ! Chut ! Chut ! »
Les têtes regardèrent du coin de l’œil, les visages se renfrognèrent, un chuchotement se propagea par les bancs, mais on resta, bien décidés à ne point céder le plus petit bout de place. Seule, la belle madame Beaucantin offusquée, sortit à grand tapage. Les chantres affectèrent de ne rien voir, et redoublèrent de vigueur, pour « épater les philistins ».
Le curé n’hésita plus. D’un mot, il vida les petits bancs du haut de la nef ; les mioches qui les occupaient furent envoyés dans le chœur, entre les strapontins des clergeots. Et son geste élargi appela le pittoresque cortège, qui stationnait sous les cloches.
La demi-obscurité, qui régnait dans l’église, garda presque aux pauvres diables le flou nécessaire dont, jusqu’à la porte, les avait revêtus la flamme des torches.
La civière d’ailleurs accaparait les regards : un chef-d’œuvre de grâce rustique, réalisé par de petits moyens, avec de grandes bonnes volontés. Au milieu de ses verdures discrètement fleuries, un grand sabot bien taillé, bien cambré, somnolait dans une paix glorieuse. Le nez retroussé avait des airs narquois. On le devinait lourdement chargé : les yeux ne pouvaient pénétrer par l’hiatus, cependant largement ouvert : ils s’arrêtaient presque aussitôt sur des reflets fauves et des apparences soyeuses.
Le tout fut posé sur les deux tréteaux , qui servaient aux inhumations. Ainsi, le sabot se trouva trop exhaussé pour l’indiscrétion des regards.
Le curé voulut honorer l’offrande, qu’il n’avait d’ailleurs que très imparfaitement considéré. Il alla chercher deux petits candélabres, pour mettre de chaque côté.
Mais il s’était à peine approché de la civière qu’il recula brusquement, en aspergeant de bougies quelques assistants ; une épouvante presque le secoua : là, couché sur le dos, dans le creux du sabot, le menton sur la poitrine blanche, les oreilles droites, un grand lièvre rouge semblait méditer ... Un lièvre ! Un lièvre apporté dans son église ! Un lièvre qu’il venait d’accueillir avec solennité, qu’il avait mis à la place d’honneur, qu’il se proposait d’illuminer, qu’il allait bénir ! ... Candeur et dérision ! Ces gens-là se moquaient de lui. Ses paroissiens se moqueraient de lui. Et aussi les "Cantonniers", à la prochaine conférence ; et tout le diocèse avec eux. Ses vieux amis, les premiers (le curé des Ventes, le gros abbé Sédille) s’esclaffaient déjà. Il les entendait : « Champeaux, Champeaux, ah ! Champeaux ! ... » Fichus sabotiers. Ils allaient lui payer ça !
Il se retourna du coup, vers le groupe qui s’était tranquillement assis. L’onction avait disparu, pour faire place à la plus sainte des colères ... Pauvres braves gens qui ne pensaient pas à mal, et qui se sentait si à l’aise dans une maison bien close !...
La vague creva avant d’avoir atteint la jetée ; leur attitude parlait pour eux ; ils ne savaient pas, mais leur intention était droite. Pourquoi faire éclater un scandale, que personne, même du côté des fidèles, n’avait encore soupçonné ?...
L’abbé eut la force de se contenir. Sa bonté remonta à l’épiderme. En même temps, une inspiration lui vint : il alla prendre l’Enfant-Jésus dans la crèche, et le coucha, sans plus de façons, sur le lièvre malencontreux. Quelques brins de paille bien étalés achevèrent de tout recouvrir. Après avoir conjugué le péril, il put achever l’illumination de la civière.
L’office continua, à la grande joie des sabotiers. Après l’évangile, quoique ce ne fût pas l’usage, quelques paroles heureuses pacifièrent les autres : ils comprirent qu’ils devaient être des hommes de bonne volonté.
Seulement , avant qu’on eût quitté l’église, le curé trouva moyen de dire aux sabotiers : « Surtout, pas un mot du lièvre ... à cause du garde-champêtre. Merci. » ...
Et lui-même tout seul, lumières éteintes et portes fermées, procéda à la levée du corps.
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