LEGENDES DE SEINE MARITIME
  VALLEE DE LA SEINE
   
  LE PASSEUR


     
 
 
   
 

LE PASSEUR

Camille CE et Jean GAUMENT

Contes Normands (1932)

 

Le temps était lourd, le ciel bas ; l'orage venait. La Seine coulait verte et grise au ras de la rive. La cabane du passeur était vide. Comment traverser ?

 

Les joncs, près de moi, remuèrent. Il en sortit une tête de vieux qui pêchait, la pipe au bec.

 

- C'est y qu'vô vôlez passer ?

- Oui ; mais où est le passeur ?

 

La pipe m'indiqua une maison basse enfouie sous les pommiers, et la tête rentra dans les joncs.

 

Je poussai la barrière et traversai le verger - trois pommiers crochus enfouis dans l'herbe haute. La porte de la bicoque était ouverte et j'entrai. Une fillette, ébouriffée, soufflait dans la cheminée un feu de bois vert qui fumait sans flammes sous un chaudron noir.

 

- Qué qu'vô vôlez, m'sieu ?

- Le passeur

- L'pé Ernest ?

- Mais oui, où est-il ?

- L'est su' l'aut' bord ; y a qu'à l'app'ler.

 

Et les cheveux frisés disparurent dans la cheminée, et la fumée monta plus noire et plus épaisse sans que la moindre flamme parut.

 

Je retournai à la cabane. Un écriteau effacé par la pluie était là - cloué sur un arbre - et que je n'avais pas vu d'abord : quand le passeur n'est pas là, sonnez la cloche et appelez très fort.

 

Je découvris la cloche et sonnai comme un moine qui aurait, en songe, vu passer une danseuse.

 

Je sonnais, je criais : "père Ernest !" J'attendis. Pas un bruit. Je sonnais encore. Je criais plus fort. Toujours rien que le bruit de l'écho qui renvoyait, railleur, mon "père Ernest" à tous les vents. La barque sur l'autre rive, toute menue, dansait aux clapotis des petits flots ridant le fleuve.

 

Je retournai à la maison :

 

- Que qu'y a ? dit la voix dans la fumée.

- Il y a qu'on ne répond pas.

 

La voix reprit : M'man, m'man ! Y a un m'sieu qui veut passer.

 

- L'a qu'à sonner !

- L'a sonné mais i dit qu'on y a point répondu.

- L'a qu'à appeler

- L'a déjà appelé

- Est bon ! J'y vas ! Un grand corps dans une camisole grise, des gros pieds dans des sabots. "M'man" vint avec moi à la cabane. Elle mit ses mains en cornet devant sa bouche et lança :

- Pé Ernest ! Pé Ernest !

 

Père Ernest ne répondit rien. Un éclair rose zébra le ciel noir.

 

- L'est encore à jouer aveuque ses fichues dominos. La vieuille bique ! - Holloh ! Ho ! Et les mains cornèrent à l'écho :

- Vas-tu répond', vieuille salop'rie ?

- M'a v'la ! répondit l'autre rive. La barque, sous l'effort du vieux courbé sur les rames, démarra et grandit.

 

Et "M'man" moralisa :

 

- Est point sorcier, veyez-vô ? C'est 'core ren que d'gueuler fort. Mais faut saveir c'qui'y faut gueuler... "

 
         
 

Cabane de passeur, Collection CPA LPM 1900

 
         
   
  CONTES NORMANDS de 1935

Par Jean GAUMENT & CAMILLE Cé

  LE PASSEUR
         
 

LE TEMPS était lourd, le ciel bas ; l’orage venait. La Seine coulait verte et grise en ras de la rive. La cabane du passeur était vide. Comment traverser ?

Les joncs, près de moi, remuèrent. Il en sortit une tête de vieux qui pêchait, la pipe au bec.

- C’est y qu’ vô vôlez passer ?
- Oui ; mais où est le passeur ?

La pipe m’indiqua une maison basse enfouie sous les pommiers, et la tête rentra dans les joncs.


 

 
 


 
 

Je poussai la barrière et traversai le verger - trois pommiers crochus enfouis dans l’herbe haute. La porte de la bicoque était ouverte et j’entrai. Une fillette, ébouriffée, soufflait dans la cheminée un feu de bois vert qui fumait sans flammes sous un chaudron noir.

- Qué qu’ vô vôlez, m’sieu ?
- Le passeur,
- L’ pé Ernest ?
- Mais oui, où est-il ?
- L’est su’ l’aut’ bord ; y a qu’à l’appeler.

Et les cheveux frisés disparurent dans la cheminée, et la fumée monta plus noire et plus épaisse sans que la moindre flamme parût.

Je retournai à la cabane. Un écriteau effacé par la pluie était là - cloué sur un arbre - et que je n’avais pas vu d’abord : « Quand le passeur n’est pas là, sonner la cloche et appeler très fort. » Je découvris la cloche et sonnai comme un moine qui aurait, en songe, vu passer une danseuse.

Je sonnai, je criai : « Père Ernest ! » J’attendis. Pas un bruit. Je sonnai encore. Je criai plus fort. Toujours rien que le bruit de l’écho qui renvoyait, railleur, mon « père Ernest » à tous les vents. La barque sur l’autre rive, toute menue, dansait au clapotis des petits flots ridant le fleuve.

Je retournai à la maison :

- Qué qu’y a ? dit la voix dans la fumée.
- Il y a qu’on ne répond pas.

La voix reprit :

- M’man, m’man ! Y a un m’sieu qui veut passer !
- L’a qu’à sonner !
- L’a sonné, mais i dit qu’on y a point répondu.
- L’a qu’à appeler !
- L’a déjà appelé.
- Est bon ! j’y vas !

Un gros corps dans une camisole grise ; des gros pieds dans des sabots. « M’man » vint avec moi à la cabane. Elle mit ses mains en cornet devant sa bouche et lança :

« Pé Ernest ! Pé Ernest ! »

Père Ernest ne répond rien. Un éclair rose zébra le ciel noir.

- L’est encore à jouer aveuque ses fichus dominos, la vieuille bique ! - Holloh ! ho ! et les mains cornèrent à l’écho :
- Vas-tu répond’, vieuille salop’rie ?
- M’a v’la ! répondit l’autre rive. Et la barque, sous l’effort du vieux courbé sur les rames, démarra et grandit.

Et « m’man » moralisa :

- « Est point sorcier, veyez-vô ? Seulement c’est’core ren que d’ gueuler fort. Mais faut saveir c’ qu’y faut gueuler…

 
         
 

Illustrateur DRAIM, collection CPA LPM 1900