LEGENDES NORMANDES

RECUEILLIES SUR MORTAIN
   
  III Le Pas au Diable
         
 

Hippolyte Sauvage 1890

 

Aux temps des légendes, les saints ne craignaient pas de descendre sur la terre, et le démon empruntait parfois une forme humaine. Leur rencontre devait, on s'en doute bien, amener de fréquentes luttes et de nombreux combats, dans lesquels la victoire demeurait toujours au génie du bien. Symboliques images de ces guerres incessantes et multipliées, l'archange Saint Michel et Saint Georges sont sans cesse représentés terrassant le démon. Le premier semble avoir pris notre contrée pour le théâtre de ses exploits, et la brumeuse Angleterre a choisi le second pour son patron.

 

Disons donc quelques mots de l'odyssée de Saint Michel.

 

Depuis longtemps abrité sous l'épaisse feuillée des bois qui couvraient une gran-de partie du Mortainais et le cachaient à tous les regards, Satan mettait ses instants à profit pour surprendre les âmes assez craintives et assez faibles pour se donner à lui. Son adversaire le rencontre enfin, le défie à plusieurs reprises, le harcèle, et ils engagent divers combats successifs. Toujours vaincu, Satan veut encore recommencer la lutte.

 

Mortain, la petite cascade au Pas du Diable

  CPA LPM 1900

 
         
 

Las enfin de batailler, il osa proposer à Saint Michel une trêve longue et durable. Elle fut acceptée, et les deux rivaux, prenant ensemble leur vol, se mirent à par-courir le monde

 

Arrivés après de longs jours sur le sommet de la chaîne de montagnes qui domine la ville de Mortain, ils convinrent de partager entre eux la vaste et riche contrée qui s'étendait sous leurs yeux. L'archange donne à son adversaire la liberté du choix.

 

« La terre nous appartient, s'écrie aussitôt Satan, qu'une pensée infernale agite, partageons nos richesses par égales portions.

 

- La terre est au Seigneur, interrompit le glorieux archange. Cependant, je consens au partage : choisis, je te le répète.

 

- A moi donc la partie supérieure de ces belles plantes que nous avons sous les yeux, répond le maudit. »

 

Et du haut des airs il fond sur la vallée immense. Mais les champs étaient rem-plis de ces plantes dont les racines seules peuvent servir, tandis que leurs feuil-les se dessèchent et tombent en pourriture. Le diable n'eut donc en partage que la honte d'être vaincu. Aussi, découvrant au loin de vastes guérets couverts de leurs moissons :

 

« Ah ! murmura-t-il, cette fois, je demande tout ce que le sol renferme dans son sein.Volontiers, répartit l'archange, en cueillant les blondes gerbes. »

 

Le diable ne sut que faire des racines du blé.

 

Cependant il n'était pas encore découragé.

 

« Construisons, dit-il à son adversaire, construisons chacun un palais : l'architecte du plus bel édifice sera le dominateur du monde. »

 

Les belles grèves, ces espaces sans fin, qui grandissaient devant eux, que ne pouvaient mesurer leurs regards, dont ils distinguaient toutes les sinuosités malgré une distance de dix lieues, et dont les reflets argentés et scintillants brillaient à l'horizon ; ces grèves qui, sous l'ardeur du soleil, semblaient être une immense émeraude, furent, dis-je, le lieu où s'élèveront ces monuments remarquables. C'est ainsi convenu. Ils précisent également le laps de temps que chacun d'eux devra employer pour achever son travail.

 

Une seule nuit a suffi aux deux champions transformés en entrepreneurs de maçonnerie. Le lendemain, au lever de l'aurore, apparut au milieu des sables abandonnés de l'Océan, un admirable palais de cristal, tout étincelant de lumières et de pierreries et reflétant au loin ses mille feux diamantés. C'était l'oeuvre de l'archange. Presque en face, mais à une bien moins grande élévation, avait surgi un sombre rocher granitique, assis sur sa base évasée et couvert d'une étrange architecture. Il faisait peine à voir auprès du merveilleux palais.

 

Satan est vaincu encore une fois. Il n'a pu concevoir dans son imagination qu'une oeuvre terrestre, tandis que le bienheureux est l'auteur d'une oeuvre toute divine. Rien ne peut être comparé à ce délicieux palais de cristal ; il faut s'incliner devant l'évidence.

 
         
 

Grand est le désespoir de Satan. L'heure fixée pour l'expiration de la trêve va d'ailleurs bientôt arriver, et, pour toujours, il devra renoncer à ses prétentions. A cet instant Saint Michel, paraissant céder devant tant de douleur, essaie, en vainqueur généreux, quelques mots de consolation ; il veut calmer son ennemi, amoindrir pour lui l'amertume de la défaite et en même temps le désarmer.

 

« Prends le palais que j'ai construit, dit-il, et cède-moi ton rocher. »

 

« - Oui, vraiment, par mes cornes ! »

 

hurla Satan, dont la joie remplaça soudain la tristesse. Et rapide, il courut vers le splendide édifice. Mais il y entrait à peine, lorsque le palais de cristal, devenu celui du démon, s'effondre tout à coup, se brise en immenses éclats et couvre la grève de ses nombreux débris fumants. Colonnes et chapiteaux, voûtes et murailles s'étaient effondrés à la fois ; le palais était de glace, les premiers rayons du soleil qui venait d'apparaître, et les brasiers d'enfer que le diable porte toujours en son sein, avaient détruit en un instant l'oeuvre merveilleuse de Saint Michel.

 

Un flot de haine remplit alors l'âme de Satan.

 

Mortain  vallée de la Cance, la petite cascade

CPA LPM 1900

 
         
 

Aussitôt il s'élance vers les rochers  de Mortain avec l'intention de s'en emparer de nouveau et d'y ériger un autre palais, d'où nulle puissance ne pourra le chasser. Il élèvera autel contre autel, temple contre temple : Saint Michel aura le Grand Mont ; à lui le Petit Mont !

 

Mais son vol est mal calculé, et bientôt, son aile le trahissant, il vient s'abattre sur un roc énorme, au milieu des cépées sans nombre, dans un lieu désert et sauvage, presque à la partie supérieure de l'une des cataractes de nos rivières torrentueuses, que l'on désigne sous le nom de Cascade. Sa chute fut si violente, que l'empreinte de sa figure, de ses cornes et de ses quatre pieds fourchus demeura à jamais scellée dans la pierre.

 

Elle est connue sous le nom de Pas au Diable. Un gué charmant, formé d'une douzaine de gros galets jetés sans art sur le torrent tumultueux, y conduisait autrefois.