C'EST PARU L'ANNEE 1926
   
  LA POMME ET LE CIDRE
         
 

Pontorson, La Cidrerie Normande. CPA collection LPM 1900

 
         
 

La Manche Numéro spécial

Supplément au numéro du 28 août 1926

de l'Illustration économique et financière

Publication : Paris 1926

     
 
   
 

La Pomme et le Cidre

AL

 
         
 

      De la Manche le pommier est roi. Voilà pourquoi il faut, à la floraison des pommiers, et durant les vendanges, visiter notre département, qui ne serait pas lui-même sans son cidre, sans son eau-de-vie. Les pommiers sont partout : sur les haies, dans les champs, dans les vergers... Du cidre, il y en a dans toutes caves, chez les pauvres comme chez les riches. On ne va pas chez un paysan normand sans être prié de goûter le cidre, qui personnifie, si j'ose dire, l'hospitalité de nos compatriotes... Dieu vous garde de refuser la « bolée » de cidre, vous feriez injure à l'habitant de la Manche.

 

     Nos pommes sont belles, variées. Notre cidre est bon. Il est des crus supérieurs, d'autres moyens. Il faut bien dire néanmoins ce qui est, le cidre ne répond pas toujours au goût du consommateur, du Parisien surtout.

 

     C'est que cette boisson, très saine (on nous a enseigné qu'elle détruit la pierre, maladie presque inconnue en Normandie), rafraîchissante par excellence, n'est pas toujours bien fabriquée... Et c'est dommage. Car le mauvais cidre fait tort au bon. Et le touriste qui vient dans la Manche pour se régaler de vrai cidre est parfois déçu dans son attente.

 

     Pourtant, comme l'a dit à la Semaine Nationale du Cidre M. Henry Chéron : « Que celui qui, par une chaude journée d'été, n'a pas éprouvé le désir voluptueux de pénétrer dans une de nos vieilles caves normandes, de se reposer un instant dans sa fraîcheur, de respirer la suave odeur de la boisson fameuse et de puiser à l'une des tonnes placées là par les ancêtres, une bolée de jus vermeil, que celui-là se lève et me contredise. »

 

     « Qu'il ose encore, s'il existe au monde, se présenter, ingrat envers sa patrie, celui qui passerait indifférent à côté du vieux pressoir.

     

     « C'est la maison sacrée de la ferme. Bien des droituriers, dans les partages, s'en sont disputé l'accès. Ils ont pris leur tour et leur rang. Qui de vous n'y voit plus par le souvenir, l'aïeul vénéré conduisant son vieux cheval comme autour du cirque, tandis que la meule de granit laisse s'échapper sous son poids le nectar digne des dieux ? L'aïeul, vous le voyez encore, étendant doucement son marc en couches superposées et séparées par de la paille, obtenant une quantité supplémentaire de breuvage en serrant la vis, puis, par une nouvelle pressée, recueillant ce petit cidre qu'on nomme communément chez nous la boisson. Quand, après le repos nécessaire, il ne reste plus qu'à boire tout cela, nous nous en chargeons de notre mieux en Normandie. O cidre délicieux, qui as inspiré tant d'orateurs et tant de poètes, comme ministre de l'Agriculture, je te salue. »

 

     Et M. Henry Chéron d'ajouter : « Plus nous aimons le cidre et plus nous méprisons, comme nos pires ennemis, ceux qui le fabriquent mal ou le laissent s'altérer. Il existe en Normandie trop d'hôtels ou d'auberges où l'on vend du cidre qui n'est pas digne de ce nom, boisson acide ou acétisée...

 

La Cidrerie-Le tirage. CPA collection LPM 1900

     

     « Un repas en Normandie sans bon cidre n'est pas un bon repas. Pour le Normand, quelques verres de bon cidre et une tasse de bon café, arrosée de l'exquise liqueur extraite de la pomme, c'est toute la saveur du cru et du pays. Nous voulons qu'on nous rende les auberges de nos ancêtres, celles qui portaient, sur la vieille ferronnerie d'autrefois, l'enseigne « Au bon cidre », et nous entendons qu'à cette enseigne s'ajoute la réalité. »

 

     Au vrai, dans beaucoup d'hôtels et d'auberges on sert encore de bon cidre. Qui ne connaît ces fêtes patronales, ces « assemblées », comme on les appelle, où l'on déguste avec le jambon traditionnel le meilleur cidre de l'année.

 

     Mais ce que nous désirons, c'est que partout on serve de bon cidre, que dans certains hôtels on ne pousse pas à la consommation du vin en présentant un jus de pommes imbuvable. Loin de nous l'idée de médire du vin, ce vin que l'intelligence, la science et l'esprit de progrès des viticulteurs ont placé au premier rang.

 

     Sur une table bien servie, il y a place d'ailleurs pour le cidre et pour le vin. Ces deux boissons ne se font pas concurrence. Le cidre et le vin appartiennent tous les deux à notre histoire.

 

     Ils ont eu tous le deux leur Semaine nationale. En mai 1923, un grand congrès réunissait à Paris les amis du cidre. On y parla des moyens d'améliorer le cidre, et de lui trouver des débouchés.

 

     Mais le meilleur moyen de vanter la pomme et ses dérivés, n'est-ce pas de reprendre quelques-unes des idées qui furent émises au cours de la Semaine du Cidre et que M. Anselme Laurence résuma dans un article du Bulletin de l'Expansion économique, qu'il intitulait : « Après la Semaine Nationale du Cidre » :

     Il faut présenter au consommateur, écrit-il, du cidre à son goût.

     Il faut essayer d'atténuer l'état instable de la production des fruits à pressoir.

     Il y a lieu de chercher, par des méthodes appropriées, à régulariser la production annuelle des pommes ;

 

-De développer en France la consommation des fruits, des conserves de fruits et principalement du bon cidre ;

-De n'importer aucun des produits que nous sommes susceptibles de fabriquer : pommes sèches, confitures, marmelades ;

-De n'exporter que des produits fabriqués : conserves de fruits, cidres, jus sans alcool, eaux-de-vie.

   
 
 

 La fabrication du cidre. CPA collection LPM 1900

 

 

     Les concours de vergers, les vergers d'étude, pourront jouer un rôle important au point de vue de la propagation des meilleures variétés. Il y aura lieu d'élever de bons pommiers, de les protéger contre les parasites, et de s'organiser pour que l'on fasse dans chaque région la distribution méthodique des greffes des meilleures variétés, et de créer partout des sections pomologiques.

 

     Pour tirer parti de nos récoltes de pommes, le mieux est de chercher à augmenter la consommation du cidre en France et à l'étranger. Pour y arriver, il n'y a qu'un moyen, c'est de faire du bon cidre, c'est-à-dire du cidre qui plaise.

 

     Il faudra aussi améliorer la fabrication paysanne. Mais pour cela nous devrons l'industrialiser, et encourager les efforts des stations de recherches.

 

     Pour favoriser l'exportation du cidre, on devra diminuer aussi les droits de douane qui sont parfois prohibitifs et poursuivre la concurrence déloyale à l'étranger.

 

     Mais la cidrerie ne peut absorber toutes nos récoltes de pommes. Il faut chercher ailleurs les moyens d'utiliser nos excédents de production. La distillation constitue la principale soupape de sûreté de notre production fruitière. Nous avons en France des eaux-de-vie de cidre réputées. Nous devons faire tous nos efforts pour maintenir leur réputation et développer leur consommation chez nous et à l'étranger.

 

     Terminons donc en disant qu'après la Semaine Nationale du Cidre, on décida la création d'un organisme permanent chargé de répandre dans le grand public la synthèse des idées recueillies au cours des travaux de la Semaine et de devenir l'animateur de la propagande incessante à faire en faveur du développement et de la prospérité des industries de la pomme.

 

     On constitua un Comité national du Cidre qui a pour mission d'organiser une propagande active en faveur de la vulgarisation des améliorations dans la production et la fabrication.

 

     J'ai essayé, disait enfin M. Anselme-Laurence, de donner objectivement l'essentiel des idées qui ont été émises à la Semaine dont les travaux sont une véritable encyclopédie de la pomme.

 

     Je ne veux retenir que les buts pratiques qui ont été atteints.

 

     L'opinion publique est saisie de l'importance qu'il y a pour la France à faire « une politique nationale du cidre ».

 

     Il importe de continuer notre propagande en faveur de la pomme et de ses dérivés.

 

     C'est le rôle du Comité National du Cidre. Il obtiendra des résultats si, producteurs, commerçants, industriels et consommateurs, restent chacun dans son rôle et collaborent à une oeuvre, qui ne pourra qu'aider au développement et au relèvement économique de notre pays.

 

     Il eût fallu citer, certes, davantage. Mais la place manque. Concluons en disant que le Comité national du cidre s'acquitte au mieux de sa tâche.

 

     Mais je m'excuse. Je parle du Comité national du Cidre, qui a son siège à Paris, et j'oublie la Manche, ses pommes et ses pommiers. C'est que, Dieu merci, on les aime partout, et, qui plus est, on veut les faire connaître et aimer. N'est-ce pas le plus bel hommage qu'on puisse leur rendre ?

 

                                                                                                                         A. L.

 
     
 

 Brix, fabrication du cidre. CPA collection LPM 1900

 
 
 
   
  VIVRE NORMAND
   
  LE CIDRE
         
   
         
 

LA NORMANDIE ANCESTRALE

Ethnologie, vie, coutumes, meubles, ustensiles, costumes, patois

Stéphen Chauvet.

Membre de la Commission des Monuments historiques

Edition Boivin, Paris.1920

 
         
  Le cidre.

 

Le cidre est devenu la boisson traditionnelle des Normands à partir du xv e siècle environ.

 

Auparavant les paysans buvaient de « la cervoise » qui était faite avec de Forge et de l'avoine ou du blé. Le cidre que l'on peut boire à Paris et même dans les hôtels et restaurants des villes de Normandie, ne peut donner aucune idée de ce qu'est le véritable cidre que boivent les paysans. Le cidre des villes est, en effet, l'objet de multiples modifications (mélange de cidres de crus différents, sucrage artificiel, coupage, coloration artificielle avec des colorants chimiques ou du jus de carotte, etc..) qui en font une boisson d'un goût médiocre qui n'a rien de commun avec le délicieux cidre des campagnes. Celui que l'on peut boire dans les fermes est un cidre non truqué et représentant un seul cru, celui du territoire occupé par la ferme. Le terrain sur lequel poussent les pommiers ainsi que les espèces de pommiers, jouent, comme pour le vin, un rôle considérable dans laquante du cidre. Il y a des crus de cidre aussi différents les uns des autres que les crus de vin. Le cidre de la vallée d'Auge est le plus connu des Parisiens. En réalité, celui des environs de Coutances, ou plutôt de certaines régions des environs de Coutances, est encore supérieur. Il existe un certain nombre de crus, bien connus des paysans, et qui ont une saveur délicieuse. Chaque ferme a un certain nombre de plants de pommiers. Ces plants sont utilisés, en outre, pour la culture soit de certaines plantes (trèfle, tremaine, etc.), soit de certaines céréales (orge, blé, sarrasin); souvent enfin, le plant de pommiers sert également d'herbage. Il ne faut pas croire qu'il y a des pommes tous les ans. Si des gelées surviennent au moment où les pommiers sont en fleurs, la récolte des pommes est extrêmement faible et parfois même tout à fait nulle. « Il y a des pommes parfois deux et trois ans de suite, puis pendant un, deux ou trois ans, il n'y en a pas. On boit du bon cidre (« bon bère ») lorsqu'il y a eu des pommes lors de la récolte précédente. Lorsque, au contraire, il n'y en a pas eu, les paysans sont obligés de couper d'eau le cidre récolté Tannée précédente ou même deux ans auparavant. Le cidre est alors moins fort et comme, d'autre part, il est plus vieux, il est moins sucré, moins parfumé : il est donc plus faible et « plus dur ». Lorsque les pommes sont mûres, on les ramasse sous les pommiers et on les met en tas, afin qu'elles continuent à « se faire », c'est-à-dire à blettir un peu. Les pommes qui restent attachées aux arbres sont abattues avec une grande perche de bois; on dit « qu'on les gaule ».

 
         
 

En octobre, novembre, on porte les pommes au pressoir. Chaque grande ferme a son pressoir, comme elle a sa boulangerie. Ce pressoir  est constitué par une auge circulaire en granit dans laquelle tournent deux grandes meules pleines, faites de lourdes pièces de chêne assemblées .» Derrière la deuxième meule, se trouve un dispositif de bois qui a pour but de rabattre les pommes vers le centre de l'auge et de brasser les morceaux à demi écrasés afin de faciliter leur écrasement complet aux tours suivants. Un cheval, attelé en dehors des roues, et dont les veux sont bandés pour lui éviter lé vertige, fait tourner ces lourdes meules. Lorsque les pommes sont bien écrasées, on les ramasse avec une pelle creuse spéciale et on les porte sur « les mées ».

 

C'est un plancher formé de grosses pièces de chêne. Au milieu, dans les vieux pressoirs, s'élève une vis de bois actionnée par le « rouet ». La vis repose à sa partie inférieure sur une grande pièce de bois, « la brebis »: elle porte, d'autre part, à sa partie supérieure, « le mouton », autre pièce de bois transversale destinée à appuyer sur les planches de chêne qui surmontent l'édifice des couches alternatives de paille et de pommes écrasées que Ton doit comprimer pour en faire ruisseler le jus des pommes.

   
         
 

Sous le plancher se trouve une énorme cuve de granit, taillée dans un seul bloc; c'est « l'auge » dans laquelle vient s'écouler ce qui sera le cidre. Depuis quelques années, les vis de bois ont été remplacées par des vis d'acier. Sur le plancher (les mées), on dispose, comme je viens de le dire, alternativement une couche de pommes écrasées, puis une couche de glui (paille de blé battu au fléau), puis une couche de pommes et ainsi de suite. Sur le tout, on place de nouvelles planches sur lesquelles porte le « mouton » qui fait levier et qui est abaissé par la vis. On visse alors progressivement de manière à exercer une pression continue sur l'ensemble de l'échafaudage.  De temps en temps, on redonne un tour de vis au fur et à mesure que l'ensemble se tasse. Le jus coule dans la cuve. On le recueille et on le met clans des grands foudres (pipes), cerclés de bois et contenant parfois 1.400 pots (un pot : deux litres). Le cidre renfermé dans ces immenses tonneaux subit une série de fermentations dans le détail desquelles je n'entre pas. Au bout de quelques mois, le cidre se présente sous son aspect normal. C'est une boisson claire, jaune d'or, ambrée, sucrée et très parfumée [fruitée]. Lorsque le fermier est à court du cidre de l'année précédente, on boit le nouveau cidre avant les fermentations.

 

Ce cidre, dit cidre doux, est trouble, très sucré et encore plus parfumé (goût des pommes mûres) que le cidre normal obtenu quelques mois plus tard.

 

Le « pur jus » est le cidre résultant de l'écrasement des pommes sans aucune addition d'eau. C'est uniquement du jus de pommes. En dehors du pur jus. dont chaque ferme prépare quelques tonneaux, on fait également du cidre obtenu en mélangeant, pendant le pilage, une certaine quantité d'eau aux pommes qu'on écrase. Ce cidre coupé d'eau s'appelle du « mitoyen ». Lorsqu'il y a peu d'eau, c'est du « bon mitoyen » .

 

Le marc du cidre n'est pas utilisé, en Normandie, comme l'est le marc du raisin, pour la fabrication d'une eau-de-vie. On l'utilise, quelquefois, comme engrais au pied de jeunes pommiers.