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ILS s’étaient patiemment créé un intérieur d’un luxe délicat, où ils oubliaient la médiocrité de leur fortune. Journaliste, M. Aumasson avait dans sa ville normande la situation précaire des rédacteurs en province ; sa femme, frêle et fine, donnait des leçons de musique, et avec leurs charges de famille, on joignait mal les deux bouts. Mais sur leur colline, dominant la vieille cité en amphithéâtre, ils vivaient l’esprit haut, librement, loin des mesquineries provinciales.
La maison, enfouie dans un jardin profond, voyait du premier, par dessus la cîme des arbres, un vallon qui s’en allait vers la forêt et, aux jours d’automne, ils admiraient, au long d’une pente lointaine, une alignée de peupliers qui avait l’air tendue comme un large drap d’or.
Et toujours, devant leur fenêtre, ce frisson d’un immense bouleau comme la soierie bruissante d’une écharpe, vert pâle quand elle retombait, argentée quand la brise en relevait les plis.
M. Aumasson avait parfois des nostalgies de vie plus ample, de longs voyages en des pays de soleil, loin des humides grisailles de la Seine, mais Mme Aumasson était une femme qui savait transfigurer tout à la manière des fées. | ||||||||
Elle était, de ses mains voltigeantes, d’une adresse innombrable qui savait draper des robes, broder des stores, retapisser à l’occasion des fauteuils Louis XV. Avant la guerre, elle avait eu le flair de comprendre que le meuble ancien aurait toujours plus de grâce et se trouvait moins cher que les meubles bourgeois en série ; fureteuse, elle passait, avec son air de n’y point toucher, au Clos Saint-Marc, ou chez les brocanteurs, rue Eau-de-Robec, installés au fond de masures moisies dont le pied trempe dans l’eau verdâtre ; ici, elle dénichait, sous des fatras ou des couches de poussière, une armoire normande à feuilles d’acanthe, pour cent francs ; là, pour quarante, une exquise commode Louis XVI ; ailleurs, à la campagne, pour une bouchée de pain, une fine horloge à gaîne élancée, à cadran de cuivre ciselé. (Tordez-vous les mains, belles dames : c’était l’âge d’or, l’âge d’or surtout pour les gens d’esprit).
Des Vieux-Rouen, des Moustiers, des Nevers (avec un cheveu peut-être, ou quelque attache - mais de loin, n’est-ce pas, il n’y paraissait guère), fleurissaient au vaisselier rustique.
En passant par Lisieux, elle avait découvert quinze mètres d’étoffe de Jouy à bergers et pipeaux dont elle avait tendu son salon. Et son mari avait eu la veine de dénicher, chez une vieille sorcière, des toiles enfumées qui, une fois débarbouillées, avaient révélé de fort jolis minois du dix-huitième.
Le soir, dans le reflet des Delft aux émaux bleus, la dorure éteinte des vieilles glaces à carquois, ils se faisaient des illusions, les chères illusions qui voilent si bien les réalités pauvres ; et à son jour, la maîtresse de céans, qui venait de ses blanches mains de confectionner l’entremets familiale, passait vite sa robe de soie bleu nattier pour recevoir en grande dame, une broderie entre les doigts, M. Le Dauphin, qui était conseiller à la Cour, ou Mme d’Hauterive qui, dodelinant un peu sa tête poudrée, examinait du point d’Angleterre de son face-à-main d’écaille, en vieille connaisseuse.
Malgré la dorure de leur misère, les trois enfants restaient une lourde charge, et M. Aumasson passait des nuits à l’imprimerie de son journal où il rédigeait souvent depuis le grand article de tête jusqu’aux chiens écrasés, en passant par les mondanités et la chronique théâtrale.
Ils n’avaient comme lointaine espérance qu’une tante qui n’était pas ma tante de Honfleur, mais ma tante du Havre. Elle portait le petit nom ridicule, encore que grec et mythologique, d’Euphrosyne, vieille fille autoritaire qui avait du bien, son père ayant été grand bijoutier rue de Paris, dans le temps ; et comme elle s’appelait Mlle Lefebvre, on la désignait d’un nom familier : la tante l’orfèvre.
C’était une maîtresse femme qui portait haut la tête aux bajoues vermillonnées, la balançait d’un air impérieux et dictait des conseils des hauteurs de son expérience. Elle venait en coup de vent chez ses neveux, ouvrait les placards, jugeait que l’armoire normande était plus riche en sculpture qu’en linge : de son temps on avait dix douzaines de draps, des monceaux de serviettes et des piles de chemises bien longues, inusables, en chanvre ou en fil.
Son importante sagesse haussait les épaules devant ces vieilleries de « peuffiers », ces vieux plats tout rattachés, ces vieux brocarts dont la soie était toute coupée… Elle aimait le solide, les meubles bien faits en palissandre, les lits bateau d’acajou, monumentaux, comme le sien.
A ses yeux de fille d’orfèvre, il n’y avait que trois métaux respectables : or, argent et bronze. L’or depuis la guerre se faisait rare, mais, disait-elle, en baissant la voix, comme si les murs indiscrets eussent pu l’entendre, on pouvait le remplacer par du vermeil, et elle avait offert une coupe dorée (quel honneur !) pour servir de milieu de table. L’argent aujourd’hui, - elle soupesait les couverts - ne valait pas celui d’autrefois. Il y a bien le christofle et le métal anglais - mais l’argent est l’argent.
- Je m’étonne, Alain, disait-elle, que vous n’ayez pas sur votre cheminée de salon autre chose que ce plâtre…
« Une inconnue encore… », fit Mlle Euphrosyne, en baissant les yeux avec une pudeur réprobatrice : « Du plâtre patiné, ça n’est jamais que du plâtre », ajouta-t-elle, en le toisant et elle releva sa tête lourde d’une tourte de cheveux formant couronne - et d’impériale sagesse.
Chaque fois qu’elle s’invitait à dîner chez son neveu et sa nièce, elle en souffrait pour eux : « Ce plâtre… ce plâtre… ».
Et dès lors le buste présida de son sourire satisfait et présidentiel la commode Louis XVI, la bergère Directoire, les miroirs dorés à carquois et les adorables frimousses dix-huitième. La petite Mme Aumasson en aurait pleuré.
La tante l’orfèvre reparut vers Pâques et son oeil sévère retrouva le buste en chocolat ; enfin rassérénée, tout en remuant son café avec une petite cuillère de vermeil dans la tasse d’argent qu’on lui réservait par égard, elle répéta de la hauteur de son goût sûr :
- Ce n’est qu’un petit bronze, mais c’est un bronze ! | ||||||||
Nos bons paysans, collection CPA LPM 1900 | ||||||||