LEGENDES NORMANDES

RECUEILLIES SUR MORTAIN
   
  XII LA TRAHISON
         
 

Mortain, Collection CPA LPM 1900

 
         
 

Hippolyte Sauvage 1890

 

L'étendue des domaines du comte Robert de Mortain, frère de Guillaume le Bâtard, était immense et ses vassaux nombreux. Aussi, dans l'impossibilité où il se trouvait de les connaître par lui-même avait-il décidé que chaque année les barons et les seigneurs normands, qui étaient sous sa dépendance, viendraient tenir leurs assises à Mortain même.

 

Il aimait à les voir assemblés autour de lui, à les juger par lui-même, comme à se faire apprécier d'eux. Il les savait pour la plupart de rudes gentilshommes, grands pillards et braves gens de guerre, qui eussent versé leur sang jusqu'à la dernière goutte pour la gloire de Jésus, mais qui n'eussent pas hésité à égorger les chrétiens de passage sur leurs terres pour les alléger du poids de leurs richesses, et capables pour quelques-uns des plus noires actions, voire même peut-être de félonie envers leur souverain maître.

 

Or, peu de jours avant les assises, fixées à la Saint-Jean, époque où ses vassaux devaient venir s'asseoir à sa table, le comte Robert eut un songe.

 

Il vit, durant son sommeil, un ange aux ailes blanches tenant à deux mains une épée ardente, s'approcher de lui. Et cet ange lui dit :

 

- Prince, lève-toi et veille, car tu es trahi !

 

Robert se réveilla en sursaut et tenta d'écarter cette vision. Il était inondé de sueur et en proie à une émotion violente. Trois fois il se rendormit, trois fois l'ange reparut, lui répétant :

 

- Prince, lève-toi ! Je te le redis, tu es trahi !

 

Il mit dans ces mots tant d'intensité que Robert en fut troublé, se demandant si Dieu ne lui faisait pas connaître, par ce signe, sa mystérieuse volonté.

 

Il ne put se rendormir, se leva, revêtit son justeaucorps et s'en alla respirer l'air frais sur la terrasse du donjon éclairé par les premiers rayons du soleil. Presqu'aussitôt il fut rejoint par son sénéchal, qui l'avait entendu gravir les marches de l'escalier de pierres, et qui, inquiet pour sa santé, accourait lui offrir ses soins.

 

Le comte avait une confiance illimitée dans son conseiller. Il lui fit part de l'étrange rêve qui avait troublé son sommeil et lui demanda ce qu'il devait en penser.

 

- Je crois, répondit le sénéchal, que les princes doivent obéir comme de simples mortels aux avertissements d'en-haut.

- Alors il faut croire que j'ai des envieux et peut-être des traîtres autour de moi.

- Sans doute.

- Mais encore sur qui pourrais-je porter mes soupçons ?

- Vous n'avez que l'embarras du choix, mon maître ! Car il en est parmi ceux dont les biens vous ont été donnés par le Sire Roi, votre auguste frère, qui ne vous pardonnerons jamais, ni ses brillantes conquêtes, ni les grands biens qu'il a mis à votre disposition !

- Si j'ai fait des envieux, ce ne peuvent être ue des barons anglais. Ils ne sauraient me trahir, car les mers sont entre nous, et ils sont trop loin pour m'inspirer la crainte.

- Ce que vous dites est fort juste, Prince ! Mais vous possédez les domaines qui ont été confisqués sur le sire de Saint-Sauveur ! Ils sont aux limites de votre comté de Mortain, aux portes de votre chère ville, sous les murs de votre donjon, pour ainsi dire. De plus, le sire de Périers, dont le fief dépendait directement de Saint-Sauveur, a, vous ne l'ignorez pas, manifesté à plusieurs reprises son mécontentement d'avoir été frustré de son chef direct et asservi sous votre domination immédiate !

 

Or, celui-là, ce sire de Périers, tout le monde le sait, est un scélérat ! Permettez-moi de ne pas vous le tenir secret, mais j'ai toujours eu l'oeil ouvert sur lui, et je l'ai en grande défiance.

 

- Tu as peut-être raison ! Avisons... Nous irons voir ce personnage.

- Ce serait peut-être imprudent !

- Non, car il ne nous attend pas et il ne saurait avoir pris ses précautions contre une visite imprévue.

- Je suis à vos ordres, mon Maître.

 

Quelques heures après cet entretien, les deux hommes montaient à cheval et se mettaient en route vers le château de Périers, qui domine la riante vallée de la Sée.

 

A mille mètres environ, au levant de l'église de Laingehard, et à quinze ou seize cents mètres au nord-ouest de celle de Périers, les ruines de cette forteresse moyenâgeuse sont d'une certaine importance. Elles indiquent à n'en pas douter que l'étendue de l'emplacement du château et les ouvrages extérieurs qui le composaient étaient considérables. On ne les connaît que sous le nom du château-Ganne.

 

Le trajet était long. Nos deux voyageurs n'arrivèrent qu'à la nuit avancée. Ils se trouvèrent assez embarrasés pour pénétrer à l'intérieur. Mais bientôt ils remarquèrent un échafaudage élevé près d'un mur en réparations, et, s'aidant de la hauteur de leurs chevaux, ils purent y parvenir, gagner des échelles et s'introduire dans l'enceinte.

 

- Gagnez l'appartement de Richard de Périers, dit l'écuyer, et voyez-le. Pendant ce temps, j'irai aux écuries et je m'occuperai de seller deux chevaux frais pour remplacer les nôtres qui sont épuisés.

 

Le comte Robert suivit le conseil et s'engagea dans l'escalier.

 

Au premier étage, il entra dans une vaste salle, divisée en deux par une large tenture. La première partie servait aux réceptions, dans la seconde reposait Richard.

 
         
 

Mortain  Collection CPA LPM 1900

 
     
 

Par un hasard providentiel, pas le moindre obstacle ne s'était présenté, pas un bruit n'avait pu attirer l'attention du châtelain. Un rayon de lune se dégageant alors des nuages, permit au comte Robert d'observer la disposition de la pièce où il se trouvait. Elle ne contenait qu'une table de milieu, une douzaine de sièges en bois et un dressoir, sur la planche supérieure duquel se trouvait un coffre cerclé de fer. Il prit l'un des sièges, s'assit et tendit l'oreille aux paroles qui lui parvenaient à travers la tapisserie. Richard était éveillé et s'entretenait avec son épouse.

 

Celle-ci l'interrogeait :

- Pourquoi, ô mon Seigneur, ne dormez-vous point ?

- Parce qu'après-demain, répondit le sire de Périers, une grande entreprise doit s'accomplir et qu'elle me préoccupe.

- Quelle est-elle ? Ne daignerez-vous pas en instruire votre fidèle épouse ?

- Sache donc, reprit Richard, que nous sommes las de supporter le joug du comte Robert, qui nous empêche d'être les maîtres chez nous ! Nous avons résolu de le tuer !

- Mon Dieu ! s'écria la châtelaine, si vous échouez dans votre dessein, vous êtes perdus !

- Il ne peut manquer de réussir ! Nous sommes douze ! Tous remplis d'une ferme résolution ! Nous agirons de compagnie. Nous pénétrerons dans la salle du palais du comte, comme pour assister aux assises. Nous formerons un cercle étroit autour de Robert et nous lui enfoncerons tous en même temps nos douze poignards dans la poitrine : nous frapperons tous au coeur.

- Prenez bien garde d'être trahis, murmura la châtelaine d'une voix tremblante.

Mais Richard répliqua sur le ton d'assurance et d'orgueil qui lui était habituel :

- Sois tranquille ! Mes amis et moi sommes liés par un serment inviolable, et notre engagement solennel, scellé hier de nos armes, est enfermé dans un coffret que j'ai déposé dans la salle voisine et qui ne sortira pas de mes mains.

 

Robert savait tout ce qu'il voulait connaître.

 

Peu après, quand il fut certain que le sire de Périers et sa compagne s'étaient endormis, il se leva, prit la cassette et regagna la cour d'honneur, par laquelle il était déjà passé. Le sénéchal l'y attendait avec deux chevaux tout harnachés. L'un d'eux était le cheval même de Richard, dont il se servait pour les combats. Le comte Robert l'enfourcha, mit le coffre sur le pommeau de la selle devant lui. L'écuyer, qui avait abaissé lui-même le pont-levis, le suivit et tous deux descendire la montagne au galop de leurs coursiers.

 

Deux jours plus tard, les assises s'ouvrirent à Mortain avec un éclat sans pareil : c'était le jour de la Saint-Jean.

 

De tous les points du pays arrivèrent les gentilshommes en brillants équipages, accompagnés de leurs écuyers. Jamais on ne se souvenait d'avoir vu à Mortain plus magnifique spectacle. Le soleil lui-même s'était mis de la partie et contribuait à l'éclat de la fête. Des aigrettes d'or resplendissaient aux cimiers des casques, à la poignée des épées, à la pointe aiguë des lances. Des oriflammes flottaient aux sommets du donjon et des tours crénelées de la forteresse et de la ville de Mortain.

 

Quand tous ses vassaux, au nombre d'environ cinq cents furent réunis dans les cours, le comte Robert fit ouvrir la grande salle au rez-de-chaussée du donjon, qui servait aux réunions solennelles. Il prit place sur un siège élevé, au fond de la vaste pièce. Derrière lui, une large tenture de pourpre dont la couleur éclatante était relevée par des crépines d'or.

 

A sa droite se tenait le sénéchal du comté, à sa gauche le greffier. Ce dernier fit l'appel nominal. Tous les seigneurs présents y répondirent. Quelques-uns des vassaux manquaient à l'appel.

 

Alors le comte Robert ouvrit une cassette déposée devant lui. Puis, passant au greffier un parchemin qu'il en tira, sur lequel on pouvait voir douze cachets de cire, il en ordonna la lecture devant l'assemblée.

 

C'était le pacte signé par les douze conspirateurs associés à Richard de Périers pour assassiner leur suzerain.

 

De plus, douze poignards furent montrés sur le bureau comme pièces à conviction. C'étaient les armes que l'on avait saisies sur les traîtres à leur arrivée au château.

 

- Quel châtiment méritent ces misérables ? demanda Robert d'une voix sonore. Ceux qui ont signé le parchemin que vous voyez se sont présentés pour prendre part à votre réunion ! Ils ont été arrêtés ! Les assassins furent désarmés des poignards que vous voyez ici ! Ils attendent votre sentence, Messeigneurs !

 

A l'unanimité, les assistants répondirent :

 

- La mort ! La mort !

 

Le moment était solennel. Après ces cris de mort, le silence s'établit.

 

On entendit soudain l'horloge sonner le premier coup de midi. Les sons de toutes les cloches de la forteresse et de la ville, qui faisaient résonner leurs voix graves répétées par les échos, ajoutaient encore à l'émotion générale.

 

A cet instant, les tentures, placées en arrière du comte Robert, glissèrent sur leurs tringles de fer et s'écartèrent. Les fenêtres qu'elles cachaient furent ouvertes.

 

Sur la colline qui fait face au donjon, formant au-delà de la vallée pittoresque comme un amphithéâtre naturel à la ville, l'assemblée aperçut douze potences dressées à la Bruyère de la Justice. A chaque potence, se balançaient les corps des douze cavaliers félons qu'elle avait condamnés.

 
     
 

Mortain, Collection CPA LPM 1900