|
||||||||||
Mortain les Rochers de Monjoie CPA LPM 1900 |
||||||||||
Hippolyte Sauvage 1890
Au milieu de cette longue chaîne de montagnes, dont les crêtes pittoresques cou-ronnent la ville de Mortain, l'on remarque un effroyable éboulement de quartiers de rochers et de rocs brisés, dont le pêle-mêle accuse quelque cataclysme des premiers âges du monde : c'est la Montjoie, avec son nom mythologique et ses souvenirs druidiques. Dans leur chute, des masses énormes sont venues se superposer les unes aux autres par un de ces jeux étranges du hasard, et former une longue anfractuosité avec deux issues, l'une au midi et l'autre au couchant. Cette caverne, qui existe toujours, mais dont la principale entrée s'est effondrée sous les éclats de la mine, est connue sous le nom inexpliqué de Grotte des Sarrasins.
A une époque très reculée, deux étrangers vinrent, dit-on, se réfugier dans ce sombre asile. Arrivaient-ils de la Syrie et de la Palestine, ou bien étaient-ce des fugitifs échappés à la sanglante bataille de Tours ? ou n'étaient-ils que de ces inconnus qu'on désignait au moyen âge sous le nom générique de Sarrasins ; de même qu'aujourd'hui on appelle Bohémiens ceux qui portent partout leurs habitudes errantes ? Voilà ce que ne dit pas la légende. Mais ce que l'on sait, c'est que leur tenue et leur physionomie permettaient de croire que dans leur pays ils avaient occupé un certain rang. A les entendre parler, on reconnaissait les habitudes du commandement ; l'on pouvait même soupçonner que c'étaient deux proscrits.
Dès lors, le respect leur fut acquis. Aussi la caverne leur servit-elle de retraite assurée. C'est là qu'ils passèrent leur vie solitaire. Divers changements s'opérèrent autour d'eux, sans qu'ils s'en aperçussent. Le seul pouvoir que connurent jamais ces enfants du malheur, fut les intempéries des saisons, leur unique croyance, le froid et la faim.
Aux beaux jours, lorsque le soleil était pur, on les apercevait parfois sur la cime des rochers, poursuivant de leurs flèches le daim et le chevreuil, qui peuplaient alors la forêt voisine, car la venaison fournissait presque seule à leur nourriture. D'autres fois, on les voyait debout sur les plateaux les plus élevés. Leurs manteaux, formés de peaux cousues ensemble, seuls vêtements qui abritassent leurs corps noirs et presque nus, flottaient au gré des vents et attiraient vers eux l'attention. Leur pose hardie, leurs regards menaçants, inspiraient une sorte de terreur autour d'eux. On les eût pris, dans ces moments, pour quelque divinité austère de ces lieux agrestes.
Quelques-uns cherchèrent à les approcher, mais ils fuyaient farouches ; ils sem-blaient vouloir éviter la présence des hommes. Cependant parfois, faisant trève à leur sauvagerie, ils osèrent se produire au milieu d'une assemblée et prendre part aux jeux publics. Nul ne put les égaler dans l'art de lancer les flèches, à la course, ni à la lutte. Le plus âgé d'entre eux surtout déploya, dans ce dernier exercice, une telle habileté, qu'un jeune homme, qui jusque-là n'avait pas trouvé de rival, voulut lutter avec lui. Mais le Sarrasin ne fit que le serrer sur sa poitri-ne ; son adversaire, comme saisi dans une tenaille de fer, laissa retomber sa tête en arrière, jeta un grand cri, ferma les yeux, et, quand le vainqueur rouvrit les bras, le Franc tomba sur la terre, raide et inanimé.
Depuis ce temps, nul n'osa approcher de la caverne. Ils y vécurent longtemps, plus isolés que jamais ; c'était ce qu'ils désiraient. Aussi contractèrent-ils des habitudes de sauvagerie telles, qu'ils finirent par imiter les cris aigus des oiseaux de proie, qu'ils attiraient ainsi vers eux.
Cependant on vit un jour le plus jeune des deux courir seul, égaré, le long des rochers, en poussant des sons plaintifs. Puis, quelque temps après, on cessa de l'entrevoir.
On soupçonna dès lors que tous deux avaient fui, ou que peut-être ces accents de désespoir avaient été provoqués par un accident grave, par la mort de l'un des amis. Malgré cela, le sentiment de crainte qu'ils avaient réussi à inspirer était tel que personne ne s'avança vers la grotte pour voir ce qui s'y était passé, et que durant des siècles nul ne voulut s'approcher de ces lieux pleins d'horreur.
Pourtant un jour, vers 1789, quelques enfants, jouant au milieu des rochers, pénétrèrent dans la grotte, qu'ils trouvèrent vaste et spacieuse. Dans le fond, sur une espèce de couche formée encore de fragments de bruyères, ils aperçurent des ossements épars, auprès de grossiers ustensiles en bois, et plus loin, un volume composé de quelques feuillets seulement. L'intendant des ducs d'Orléans, alors comtes de Mortain, M. Porphire de Jacquemont, entendit parler de ce fait extraordinaire. Il se fit remettre le livre. Mais il ne put jamais le déchiffrer : il déclara que c'était un grimoire. Et le grimoire eut le sort des livres de cette espèce : il fut jeté au feu. |
||||||||||
Mortain les Rochers de Monjoie CPA LPM 1900 |
||||||||||