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IL ÉTAIT auguste, ce vieillard. Calme penseur, il avait compris que tout travail est ingrat et qu’on peut vivre, si l’on est raisonnable, du trop-plein de ceux qui regorgent. La vie n’est triste que pour les pauvres qui sont bêtes ; la rue est belle et la vieillesse est douce pour les malins. Le tout est de savoir s’y prendre. Le grand secret en ce bas monde est d’être poli. Les puissants aiment les politesses et la platitude des humbles.
Il avait eu des revers dans le temps, vers 1892. Les hommes l’avaient trompé, sa femme aussi. Petite, maigre et toussotante, celle-ci faisait des ménages dans le quartier Saint-Julien, à Caen, et le vendredi, à Saint Sauveur, elle vendait des jarretières et de la dentelle à un sou le mètre. Cette feignante là gagnait à peine de quoi le faire vivre.
Lui, las d’aller chercher de l’ouvrage, vendait dans un parapluie rouge du papier à lettres, brodé de myosotis, enluminé d’hirondelles, ou des cartes comiques pour le poisson d’avril : têtes de veau ou têtes de cornard. | | |||||||
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Seulement il était faible de la poitrine, ce qui l’obligeait à aller prendre de temps à autre un sou de café bien chaud à la carre de la rue de l’Odon. Il allait encore, des jours, aider Ernest à fendre du bois ou à piler les pommes ; mais, étant tous deux délicats de santé, ils éprouvaient le besoin de se remonter avec une moque de gros bère et une platée de grosses tripes chez la mère Picodeau, qui les faisait bonnes. Un homme ne peut tout de même pas se tuer. Le dimanche, en chemise de couleur et en paletot jaune, il faisait le zigoteau, surtout à la foire Mirlourette et aux assemblées de Vaucelles.
Mais un beau soir, sa carogne d’épouse tarda à lui rapporter ses vingt-cinq sous ; il l’attendit d’abord en tambourinant sur son assiette de caillou, puis en grignotant un reste de petit salé, puis en défonçant de rage le placard ; elle ne revint pas ce soir-là, ni le lendemain ; Madame avait disparu avec un grand en peau de bique, Gadouleau dit Biscuit, parce qu’il vendait sur le marché Saint-Sauveur gauffrettes et macarons dans les boîtes de fer blanc : il n’y avait de chance que pour ces Marie-couche-toi-là !
Une sorte de découragement l’avait saisi, un immense dégoût du travail, un inexprimable mépris de tout. Il était « futé ». Elle avait brisé sa carrière !
Il baguenauda un temps sur les quais, mais on ne vit pas de soleil et d’eau claire. Il se laissa enfin embaucher pour décharger le minerai ; c’était dur, humiliant, mais il gagnait ses cinquante sous, il pouvait se payer un tas de douceurs, des tripes, du calvados ou de la terrinée… Seulement, à des métiers pareils, on s’use comme des forçats, on vous a des airs de Peau-Rouge. Et puis, il n’était pas né pour cette société d’arsouilles. Par un sentiment de dignité, il lâcha le minerai pour le banneau.
La pelle sur l’épaule, nonchalamment, en père Peinard il suivait le char débordant de papiers gras, de fanes et de côtes de melon ; à chaque monceau d’ordures, il beuglait : « Ouâ » à la rosse fourbue qui faisait halte ; poussait d’un coup de pied le tas sur la pelle, lançait un : « Ahi » et ils repartaient, le cheval, le banneau et l’homme, paresseusement dans les ruelles tortueuses dont le soleil matinal jaunissait les lucarnes. Un petit bonjour en passant au laitier dans sa carriole, au boucher sur sa porte, aux couvreurs sur le toit.
C’était le bon temps ; ç’avait duré un été ou deux, mais l’hiver c’était trop dur, la boue, c’était trop sale. Alors, il s’était mis à vendre sur le « Marché aux puces » de vieilles lampes, des tableaux crevés, quelques nippes crasseuses ; il somnolait sur une chaise à côté de son assiette de fricot et de sa petite bouteille. Quelquefois, les gouttes de pluie le réveillaient, alors il se soulevait, couvrait sa « peuffe » d’une vieille bâche, et courait s’abriter chez Vavasseur, en face, pour trinquer et culotter des pipes avec les cochers de Saint-Pierre. Mais l’un d’eux ayant dévoilé ses infortunes conjugales, on ne lui demanda plus que des nouvelles de Mme Gadouleau et de ses biscuits. Froissé, il déserta et le café Vavasseur et le « Marché aux puces ». Il essaya de crier des fromages dans les rues, mais les Livarot lui tournaient le coeur.
Il traîna la savate pendant un mois, revendant des peaux de lapin à Désiré, de la rue Froide. Dépenaillé, il expliquait une fois à Poulot, l’homme-sandwich des « Folies Caennaises », sa grandeur défunte : « Oui, mon vieux, tu me croiras si tu veux, mais j’ai eu melon, j’ai eu pardessus, j’ai eu falzar, j’ai eu tout ! » Et Poulot de s’émerveiller, les yeux ronds.
Par bonheur, un poste vacant s’offrit : celui de Mimiche, l’idiot baveux à l’entrée de la Prairie : c’était un métier aimable, mais réclamant du tact et de la souplesse ; il s’agissait, du fond d’une étroite guérite, d’ouvrir à l’aide d’une longue corde, la barrière blanche aux promeneurs ; pareil au marinier qui hâle vivement l’amarre, il fallait le voir ramasser la corde d’un coup de main preste, le sourire sur ses lèvres de vieux faune ; les timides se croyaient obligés d’acquitter ce prétendu droit de péage. Il faisait un bout de causette avec celui-ci ou celui-là, qui le mettait au courant des choses, puisqu’il vivait en ermite, loin des bruits de la terre.
Un matin, il revit Ernest, devenu camelot ; en passant par Lisieux il avait aperçu, au milieu du marché, sous une belle tente de toile, sa femme, plutôt forcie, avec son monsieur en peau de bique, qui rigolaient au milieu des croquignoles. Leur commerce avait l’air prospère, elle ne s’ennuyait pas. Alors, il tapa du pied de rage : « Tout pour ces traînées là, donc ! » et cracha par terre. Il avait comme un écoeurement. Il comprit enfin le néant de l’effort. Il s’était assez échiné pour la société : à Dieu maintenant de le nourrir !
Dès lors, il se jeta à corps perdu dans la religion : il assistait à la grand’messe, aux vêpres, au salut ; les prêtres en quêtant le trouvaient à genoux, la tête grise humiliée, sous les grandes orgues ; le samedi, il se cramponnait à la soutane de ces Messieurs et leur déroulait la litanie de ses malheurs sur un ton pleurnichard : il voulait travailler pour l’Eglise, pour le bon Dieu.
- « Vous pourriez peut-être aider le père Tintin à sonner les cloches ? » - « Alas ! j’ai pu ni bras, ni jambes, mon pauvre cher Monsieur ! » - « Ou bien cirer la sacristie… » - « Je suis tantôt mort, monsieur l’Abbé ! » - « Vous pourriez tout de même épousseter les prie-Dieu et, le dimanche, vendre la Semaine Religieuse ? » - « Merci à genoux, vous êtes bon comme le bon pain, vous verrez si ce sera propre et tout. »
Tout alla bien l’hiver ; l’église, c’est comme une poule qui tient ses poussins au chaud quand il gèle. Mais quand le soleil d’avril perça les verrières, à rester tout le jour dans la pénombre froide, il s’ennuyait et bâillait à se décrocher la mâchoire. Il essaya de lire la « Semaine Religieuse », mais s’endormit dessus, et parfois en rôdant par les bas-côtés de la maison du Seigneur, il jurait des N… d… D… à faire fuir les bigotes en bonnettes, marmottantes dans l’ombre des chapelles.
Il avait soif de grand vent : aux premiers jours de mai, il donna à M. le Vicaire un prétexte poli et lâcha là ses prie-Dieu et ses bondieuseries.
Il retrouva les gaietés et l’air vif de la rue. Dans le Vaugueux, sur un tas d’ordures, un matin, il ramassa une vieille hotte, il se l’attacha au dos avec des ficelles et s’en alla, se dandinant, se faisant vieux, chancelant ; il sonnait aux portes bien pensantes et demandait d’un air mourant si des fois on n’aurait pas des courses à lui faire faire ; devant cette ruine branlante qui se serait écroulée sous le poids d’une bûche, la bonne pitoyable allait prévenir Madame et remettait une pièce, un quignon de pain : ça réussit un temps, puis les portes lui claquèrent au nez. Un beau soir, las de sa hotte, il la reflanqua d’un coup d’épaule sur le tas d’ordures.
Il avait compris sa vocation, en contemplant son reflet dans le miroir d’une flaque : sa barbe blanche et ses cheveux ruisselaient en large fleuve : il était majestueux et sale comme un prophète.
Par les quartiers opulents des hauteurs, loin des boues populaires, il alla désormais, pensif, tel qu’un roi dépossédé. Il n’exerçait plus de ces métiers de gueux, comme ce Pouettre qui pousse une boîte à savon sur roues, où, pêle-mêle, sur une litière d’os et de peaux de lapins, dorment de petites loques humaines, tandis que la femme saoule et sa marmaille l’escortent de rauques aboiements.
Il ne glapissait point de complaintes aux carrefours, ne distribuait point d’horoscopes bleus ou roses prédisant à Eugénie la blonde un mariage cossu avec le beau Polyte qui frise au fer. On ne l’entendait point moudre sur un orgue barbare : « Connais-tu le pays où fleurit l’oranger ? » On ne le voyait pas exhiber, à l’instar de ces mendigots béquilleux une patte de crabe ou un moignon, ficelé au bout, comme un saucisson sanglant. Il dédaignait ces simulations vulgaires du farceur hier aveugle, aujourd’hui cul-de-jatte. Il ne tendait pas une main quémandeuse ; la police n’avait rien à dire ; sa conscience non plus : il avait une profession, il saluait !
Si vous passiez en pardessus noir, la cravate noire épinglée d’or, il s’arrêtait, soulevait avec précaution son melon pisseux, découvrait son chef tout chenu, et longuement, solennellement, révérencieusement, il vous saluait, la barbe balayant sa poitrine, l’oeil chassieux mouillé d’infinis respects : il vous saluait comme il aurait salué Dieu, le Père Eternel. Il ne quêtait pas ; seulement vous étiez libre de déposer deux sous dans sa coiffure. Le salut valait bien cela.
Si vous passiez, méprisant et rigide, en détournant les yeux, excédé de ses politesses, il vous saluait quand même, inlassablement poli, vingt fois, trente fois, il vous saluait ; à tous les coins de rue, dans les venelles, dans les jardins, son salut vous persécutait, il finissait bien par vous arracher ses deux sous.
Il connaissait son monde ; il ne saluait pas les petites gens, vareuses et vestons de travail ; il saluait les grands pardessus noirs. Il n’aimait point le bas peuple ouvrier, il évitait les pauvres ; il ne frayait pas avec la « ratatouille ».
A tout il préférait les grosses dames en fourrures ; elles goûtaient ses dévotions et ses regards de chien soumis, et les doigts gantés laissaient tomber la pièce blanche. Il les humait au passage, comme qui dirait des bouquets de violettes.
Midi sonne à Saint-Julien-le-Pauvre, à Saint-Julien-l’Hospitalier. Il rôde le long des jolies maisons neuves de l’avenue de Courseulles. Devant les grilles d’un sous-sol, il attend. Un soupirail s’entr’ouvre, une main tend une bouteille et un paquet blanc ; il met le paquet dans une poche, la bouteille dans l’autre et soupire : « Merci ! ». C’est le déjeuner de l’homme qui salue.
Il y a des gueux qui disputent aux bêtes leur vie dans les boîtes d’ordures ; lui, ne mange jamais de ce pain-là. | ||||||||
Quant la saison est verte, les tilleuls du cours en fleurs, il va s’asseoir sous les feuillages qui sentent bon. Sur un banc il développe son paquet, d’une main curieuse d’enfant gâté : « Voyons ça ». Aujourd’hui de l’aloyau, demain des tranches de mouton, une autre fois des abatis de volaille. S’il lui arrive deux jours de suite d’avoir du veau froid, il murmure d’une voix contrariée : « Encore ! ». Il aime la variété, il mastique avec des lenteurs savantes ; ses narines friandes se dilatent ; il a des gaietés sensuelles de vieil égipan : « Ça, c’est bougrement bon ! » fait-il en se pourléchant ses doigts malpropres. Il coupe son pain géométriquement avec un couteau de poche, boit à petites gorgées son petit cidre. Il mange à son aise, puisque toute la sainte journée il n’a rien à faire que manger et saluer.
Parfois les pierrots lui tenaient société ; il leur faisait à son tour la charité de miettes, et il lançait, à quelque bâtard errant, généreusement, un os : c’était une espèce de Saint François d’Assise.
Quand il avait fini, il se suçait la moustache humide ; c’était l’heure d’étirement délicieux où sa main fouillait sous sa chemise et grattait sa poitrine velue ; une ondulation lui passait sur l’échine, lui courait d’une épaule à l’autre, voluptueuse et lente ; il se pouillait en rêvant, les yeux perdus dans les hauts clochers de Saint-Etienne ou dans la voûte des feuilles ensoleillées. Puis, il se levait, se mettait en route pour se déraidir les jambes et faciliter les renvois.
Il descendait la rue Vilaine et la rue de Geôle qui dévale en courbe vers Saint-Pierre, s’acheminait derrière la Poissonnerie et se faufilait rue Saint-Malo, face à la tour Le Roy dans le caboulot de la veuve Cabieu. M. le Pauvre allait prendre son café. C’était une maison simple mais comme il faut ; il évitait l’heure des débardeurs et des peuffiers : quand on est parvenu à un certain échelon social, on n’aime pas à coudoyer ceux qu’on a jadis connus au bas de l’échelle.
En un coin de la salle basse pleine de relents chauds, il s’engourdissait dans la fumée d’un cigare (car il ramassait les bouts fumants derrière les pardessus noirs, les faisait sécher avec soin, choisissait les plus blonds, les plus craquants ; il aimait le londrès bien sec). La vieille en caraco gris servait le café avec une petite « demoiselle » d’eau-de-vie de cidre, et retournait silencieuse, tricoter à son comptoir. Quatre sous, le café et la demoiselle, ce n’est pas le Pérou. Ça réchauffe quand il fait froid, ça réveille quand il fait chaud. En partant il laissait même des fois, généreusement un sou de pourboire.
Puis il remontait par la rue Porte-au-Berger et les derrières tranquilles du Château, au long des douves transformées en verger, ou flânait par les grands Cours pour revoir au fond de sa Prairie le panache de vapeur des trains, l’herbe qu’on fauche, les lignes de peupliers droits, le profil des coteaux qui, au loin, bleuissent. Il soupirait d’aise : « Bougre ! il fait gentil ! » et reniflait la brise du renouveau. Il se sentait plus fort pour reprendre son délicat métier.
A la nuit tombante, il se retirait dans la Gaillon, au fond d’une cour, n’étant pas de ces miséreux qui dorment à cropetons sous une porte cochère ; il avait un domicile honorable ; une vieille dame de la halle lui abandonnait une soupente fétide et mal close ; mais avec un matelas, une couverture et la crasse du corps, on n’a jamais froid.
A la Noël, à Pâques, à la Pentecôte, au sortir de l’office sous le porche, il ne manquait jamais de faire, après M. le Curé, sa petite quête pour les pauvres. Les bonnes âmes lui donnaient au moins de quoi s’acheter du pain, avant de s’offrir la sainte brioche du dimanche.
Et les jours de pèlerinage à la Délivrande, il fallait le voir à la queue de la procession, derrière les cierges coulants, misérable et biblique, louer à pleine bouche le Seigneur qui nourrit les colombes et les paresseux.
Cet auguste vieillard n’est plus. Les bourgeois rembourrés et les chattemites grasses ont regretté la disparition de cette ruine qui faisait bien dans le paysage un peu monotone de leur bien-être. Cette chose aux yeux chassieux et serviles leur permettait d’établir sur la route des comparaisons flatteuses qui insinuent aux âmes un peu délicates le chatouillement d’un sourire. Quelle saveur aurait la vie des malheureux propriétaires sans le spectacle de ceux qui ne possèdent rien ? Celle d’un ragoût sans thym ni feuille de laurier.
Il est parti, ce vieillard, pour un monde plus beau, encore que celui-ci ne fût point sans secrètes douceurs. Sur les parvis divins, il tire maintenant son melon verdâtre au Seigneur Dieu.
Les voisins du Gaillon, ses héritiers directs, ont fouillé son matelas, espérant y dénicher des obligations du Canal de Suez, comme dans la paillasse de la mère Frigot qui mangeait des croûtes sur les bornes ; mais en ceci ils ont été grandement déçus : on n’a découvert dans la laine crasseuse que la somme dérisoire de trois mille huit cent quatre-vingt-dix-sept francs, des jetons et des puces.
Ce n’était pourtant pas un homme de grande dépense…
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Nos bons paysans, collection CPA LPM 1900 | ||||||||