LA REVUE ILLUSTREE DU CALVADOS    1911-1914 
   

L'Autre héroïsme -Août 1913
         
 

L'attitude de l'époux trahi est un sujet d'interprétation qui a défrayé presque autant de dissertateurs, dramaturges et romanciers, que la trahison elle-même.

Il y a l'école de la vieille comédie : braver le ridicule sous un excès de bonne humeur. Il y a l'école du romantisme désuet : tuer. Il y a l'école d'une philosophie matérialiste : rendre oeil pour oeil. Il y a l'école sociale moderne : divorcer. Mais il y a aussi une cinquième école que l'on me pardonnera de faire mienne : briser délibérément l'intérieur du mariage sans appeler le monde à juger du dégât.

Celle-ci, je le dis tout de suite, est une oeuvre de Chinois, tant elle exige de patience, de dextérité de touche, d'observation de soi-même et de dignité obstinément étudiée. Elle veut un héros (le mot est choisi, je vais le prouver) drapé d'orgueil et capable, même si son orgueil saigne, de dire au traître : « Tu as cru me blesser ; eh bien, regarde-moi ; tu m'es égal ; je ne souffre pas du tout, et c'est moi, le trahi, qui te domine de mon honneur intact et du mépris que tu as mérité ».

 

SAGERS 1910

 
     
 

Ah ! mes amis, mes amies devrais-je écrire plutôt, quelle noblesse d'âme il faut pour soutenir un tel rôle, mais à quel châtiment de toutes les minutes ne condamne-t-il pas le conjoint coupable !

 

La chambre matrimoniale n'existe plus. On a créé un second lit et un second foyer. Les repas se prennent en commun comme si l'on se rencontrait à une table d'hôte. On y parle - à cause des étrangers et des enfants - de mille banalités quelconques : la pluie, le beau temps, les visites à effectuer obligatoirement ensemble. Jamais un mot touchant ce qui intéresse personnellement le traître, ni sur ses affaires propres, ni sur sa santé, ni sur ses projets, ni sur ses travaux, ni sur ce qu'il compte faire aujourd'hui ou ce soir.

Sort-il ? Ne vous en occupez pas. De mander : Tu sors ? équivaudrait à un aveu d'inquiétude. S'il se plaint de quelque maladie physique, ne vous intéressez que poliment à son indisposition. Tout entre vous et lui doit être mesuré, calculé, défini, de manière à maintenir une distance constante.

 

Pas de faiblesse, pas de larmes, pas de demande d'explication surtout. Des diverses alternatives que n'a pas manqué d'envisager le coupable, c'est cette dernière qui lui serait le plus insupportable, et par un curieux phénomène de réversion, l'éloignerait davantage du repentir.

Vis-à-vis le monde, vous devez cependant à votre dignité de ne rien livrer de votre secret. Si votre souffrance est trop vive, cherchez du réconfort auprès d'un ami ou d'une amie sûre. N'allez pas au-delà ; ne vous transformez pas en une mendiante de pitié. Il ne faut pas que vous soyiez plainte. Vous ne souffrez  pas, encore une fois. Permettre à l'autre d'en douter serait la capitulation.

Je crois à la vertu de cet héroïsme tranquille. Rien n'inquiète et ne trouble comme un reproche muet qui ne s'exprime jamais.

Petit à petit, le travail de désagrégation moral opérera. Le revirement inévitable, la lassitude sensuelle achèveront la débâcle. Le jour où celle-ci se produira sous forme de crise, n'hésitez pas à la saisir sans effusion hâtive, mais avec un coeur digne et compatissant. Pardonnez.