LEGENDES DE L'EURE

 

CORNEUIL

   
  L'ÂME QUI CHANTE
         
 
 
     
 

L'ÂME QUI CHANTE.

Octave FÉRÉ

Légendes et traditions de la Normandie (1845)


Derrière une des montagnes qui accidente le sol de la commune de Corneuil, s'élevait il y a bien longtemps une petite chaumière cachée dans un bouquet de hêtres et de chênes. C'était la demeure d'une pauvre vieille femme à laquelle le ciel n'avait donné qu'une seule joie pendant une vie qui comptait ses jours par des chagrins. C'était Marthe, sa fille, une si charmante enfant que rien de plus gracieux n'avait jamais été admiré ; elle était frêle et élancée, à la voix belle comme le bon Dieu l'avait faite. On eut voulu la presser une fois dans ses bras, au risque de la briser sur son cœur.

Ceux qui la rencontraient étaient peu nombreux à la vérité, mais tous gardaient son image dans leur pensée comme le portrait d'une sainte du paradis. Marthe, l'humble et simple fille, avait encore un autre charme que sa beauté, mais celui-là était presque un secret entre elle, sa mère et la solitude. C'était une voix d'une pureté, d'une douceur, d'une étendue au dessus de toute voix humaine. Le soir, après ses modestes occupations, la jeune fille s'asseyait près de sa petite lampe et tout en travaillant, elle récitait à sa sainte patronne des cantiques qui devaient trouver un écho dans les chœurs des anges. Souvent, sa mère émerveillée laissait tomber son ouvrage et demeurait des heures entières à l'entendre car les sons et les mélodies se succédaient comme par enchantement, variant à l'infini, toujours suaves pourtant et merveilleusement cadencés.

 

- Chante, mon enfant, dit la vieille femme. Tant que tu chanteras, tu seras vertueuse et heureuse.

 

Elle se trompait, la pauvre mère.

 

Marthe allait avoir dix sept ans, mais elle était trop pauvre pour se marier ; et les rustres du village voisin, tout en admirant sa beauté, n'auraient

 

- Certes oui, mon archange, mais à une condition ...

- Non, non, soupira-t-elle car elle avait deviné.

 

Elle était captive, on l'enferma dans une cellule en haut d'un donjon, comme un oiseau dans une cage. Le soir, le vicomte, plein de mauvais désirs, apparut sur la porte de la prison. Il espérait triompher aisément de cette faible enfant qui n'avait pour défenses que sa candeur de vierge et ses prières.

 

Ô merveille, il s'arrêta au seuil, fasciné, saisi par le chant de sa victime agenouil-lée devant une madone. Et comme si cette pieuse évocation eut éloigné l'esprit du mal, il ne se sentit pas le courage de pénétrer plus avant. Quand elle eut fini sa prière, Marthe entrouvrit sa fenêtre ; à travers les barreaux qui la garnissaient extérieurement, elle aperçut à la clarté de la lune une vieille femme qui lui

tendaient les bras.

 

- Ma mère dit-elle, le cœur gros de chagrin.

 

Le lendemain, ce fut la même chose et tous les jours suivants pendant plusieurs mois. Chaque fois que le méchant seigneur essayait de porter la main sur la captive, un chant triste et mélancolique lui enlevait sa coupable ardeur. Ceux qui passaient alors sous les murs du donjon se signaient pieusement, il leur semblait qu'un ange fut venu chasser le démon du castel.

 

Mais un soir, la vieille femme ne parut pas sur le tertre. Et dés lors, une douleur de plus dévora le cœur de Marthe. Plus elle allait, plus ses chants devenaient ravissants, plus sa voix se divinisait, mais en proportion de ce qu'elle gagnait de ce côté, elle diminuait physiquement à vue d’œil, ce n'était plus que l'enveloppe d'une jeune fille.

 

A force de l'entendre et de l'admirer, son cruel geôlier s'était adouci. Seulement en perdant son amour pour la forme matérielle, il s'était passionné pour sa voix et il ne lui refusait plus que la liberté, parce qu'il n'était satisfait qu'en ne l'entendant chanter.

 

Un matin qu'elle avait passé la nuit à charmer le vicomte, elle se trouva tellement affaiblie qu'il n'osa lui refuser la permission d'aller au cimetière porter une fleur sur la tombe de sa mère. Ce pieux devoir rempli, Marthe se traîna jusqu'à l'église. C'était le moment du sacrifice, tous les villageois étaient en prière.

 

Elle s'agenouilla près d'un pilier et mêla sa voix à ceux qui glorifiaient le ciel. Par un effet étrange qu'elle produisit sans s'en apercevoir, elle commençait une telle mélodie que chacun se tut respectueusement et sa voix continua seule l'hymne commencé. Elle terminait à peine que le prêtre éleva le saint des saints ; en ce moment, elle tomba à genoux sur son prie-dieu et quand on la releva, la sainte était au ciel. Ou plutôt, elle avait laissé son âme ici bas car, chaque année, le jour des morts à minuit, on entend dans l'église de Corneuil, une voix divine qui chante des cantiques.

 

C'est l'âme de Marthe, la chanteuse du donjon