LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
  IX VALOGNES A CHERBOURG  -1/3
         
 

Gare de Valognes. CPA Collection LPM 1900

 
         
 

De Paris à Cherbourg en chemin de fer,

contenant l'historique complet des travaux

de la digue et du port de Cherbourg

 

Auteur : Henri Nicolle

Publication Caen : Alfred Bouchard, 1860

CPA Collection LPM 1900

 

PREMIÈRE SECTION

DE PARIS A CAEN  -239 KILOMÈTRES

DEUXIEME  SECTION

DE CAEN  A CHERBOURG -133 KILOMÈTRES

HISTORIQUE DE LA LIGNE

 

I PARIS A MANTES

II MANTES A EVREUX

III D'EVREUX A BERNAY

IV BERNAY A LISIEUX

V LISIEUX A PONT-L'EVEQUE

VI PONT-L'EVEQUE A CAEN

 

VII CAEN BAYEUX

VIII BAYEUX VALOGNES

IX VALOGNES CHERBOURG

 
         
 

Gare de Valognes. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

VALOGNES

 

     Cette ville, qui montre des toits où la tuile est sertie dans de la chaux dont la détrempe salit le faîte de hautes maisons d'un grand air, c'est Valognes, l'Alonnia des Romains, le Versailles au petit pied de la Basse-Normandie sous Louis XIV.

 

     Que les temps sont changés ! C'est par ironie que Lesage prêtait à Mme Turcaret l'éloge des fêtes galantes et du beau monde de Valo-gnes. Mme Turcaret disait : « J'en ai fait un petit Paris. »  et le mar-quis répondait : « Comment ! un petit Paris. Savez-vous qu'il faut trois mois de Valognes pour achever un homme de cour ? » Mais le fait est qu'en ces beaux jours la ville qui fut depuis la patrie de Le Tourneur florissait.

     Le domaine de Valognes appartenait au roi, et dans toute la généralité de Caen il n'y avait pas de ville où tant de gentilshommes fissent leur demeure. Les équipages se croisaient dans les rues, que le pêle-mêle des soldats et des bourgeois animait. Chaque soir il y avait gala dans quelque hôtel, et les jeunes officiers menaient la danse avec les dames habillées à la dernière mode de la cour. Ces belles fêtes étaient la source de la prospérité de la ville et de l'aisance de ses habitants.

 

     Maintenant les rues sont trop larges pour les passants, qui n'y dominent point le bruit des ruisseaux d'eaux courantes où les ménagères savonnent leur linge ; et les vieux hôtels, où sans doute les locataires actuels gîtent en un coin, paraissent inhabités. La ville essaie bien de fabriquer des feutres pour la campagne et quelques dentelles, mais cela ne constitue pas un grand commerce ; et depuis qu'elle a perdu ses anciennes fabriques de drap, on peut dire que c'est une ville morte. Le chemin de fer peut-être lui redonnera quelque vie ; on voudra voir ses environs, qui sont beaux.

 

     Ne quittons point Valognes sans reconnaître qu'elle a conservé sa réputation de bien vivre consacrée par ce vieux dicton : Vive Valognes pour le roti ! - Vive Cherbourg pour l'esprit ! a quoi nous n'avons rien à reprendre ; chacun devant être content de son lot.

 
     
 

Couville gare

 
     
 

Couville gare

 
     
 

Martinvast gare

 
     
 

Martinvast gare

 
     
 

     Lesage faisait encore dire à Mme Turcaret, chez qui on lisait « les ouvrages d'esprit qui se font à Cherbourg..... Nous avons des cuisiniers qui ne savent faire aucun ragoût, à la vérité ; mais ils tirent les viandes si à propos qu'un tour de broche de plus ou de moins elles seraient gâtées. »

 

     Mais où sommes-nous, et dans quel pays la locomotive nous entraîne-t-elle ? Depuis Valognes, elle nous a montré des sites accidentés, toujours revêtus de prairies vertes, cependant, et de bouquets de bois, avec de jolis biens de campagne bâtis à mi-côte, et des fermes instalées dans quelque reste de manoir aux tourelles coiffées de poivrières. Le pittoresque s'y présentait sous toutes les formes et faisait envier le sort des heureuses gens possesseurs de ces belles terres.

 

     Parfois encore, lorsque les flancs de la vallée se rapprochaient, on pouvait, tant la nature sur cette partie de la ligne a des aspects divers, on pouvait se croire dans certains plis de montagnes basses. Or, voici que la roche perce le tapis des près, pointe ça et là, vive et nue ; la bruyère et les ajoncs marins, aux tiges piquantes, paraissent ; puis tout à coup la voie se resserre entre deux murailles de pierres ferrugineuses, de couleur rouge sombre ; au-dessus des wagons se penchent des arbres aux racines crispées ; des rochers surplombent. Ce sont les Alpes, les Pyrénées, voilà le Gave.

 

     La gorge est sombre ; elle sourit par une échappée, elle menace en se resserrant. Le bruit des voitures, entre ces parois rapprochées, augmente ; c'est un cli-cla assourdissant sur un grondement continu. La rampe devient de 10 millimètres.

 

Sur cette pente, la vitesse s'accroît, et tout concourt à redoubler l'impression saisissante qu'on éprouve. Où allons-nous ? La locomotive vole sur les courbes, où le train ondule comme un serpent ; elle siffle, jette des cris stridents, se ralentit enfin et vous fait passer en revue les ormes séculaires d'une promenade aux longues allées. En levant la tête, à droite, vous apercevrez, sur l'épaule d'une montagne, un fort incrusté dans les angles du rocher. Une gare avec sa voute vitrée, ses quais, ses magasins et ses ateliers, s'ouvre devant nous.

 

     La gorge sauvage était la vallée de Quincampoix ; le Gave, la Divette qui l'arrose ; la montagne avec son fort, c'est le Roule ; la gare où nous descendons, c'est Cherbourg.

 
     
 

La gare de Cherbourg, coté de l’arrivée. CPA Collection LPM 1900

 
         
   
  LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
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Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

CHERBOURG.

 

     Pour se rendre compte de Cherbourg et l'embrasser dans son en-semble, il faut monter au fort du Roule.

 

     Nous regardons la mer. - Dans le demi-cercle compris entre la pointe de Querqueville à gauche de celle des Flamands à droite, la côte en deux festons se découpe. Les trois dents qu'ils projettent ont chacune un fort à son extrémité ; les deux premiers portent les noms des endroits que nous venons de désigner ; le fort du Hommet occupe la pointe du milieu.

 

     Cherbourg étend les bras inégaux de ses jetées au centre de la baie comprise entre les Flamands et le Hommet, s'enfonce avec ses bassins du commerce vers le fond boisé de la vallée de Quincampoix, se porte à droite du côté des Mielles, qui sont des plaines de sable, et plus encore à gauche où le gros de la ville touche, par ses maisons, à l'entrée du port militaire

 

     Les établissements de la marine impériale remontent le côté ouest de cette première baie, jusqu'au fort du Hommet, - c'est là que, sur la mer, s'ouvre le grand port, - et dessinent leurs fortifications dans la pointe de l'échancrure de la seconde baie, qu'on nomme Sainte-Anne. Du fort du Hommet au fort de Querqueville, la côte doit mesurer trois lieues.

 

     Une digue dont le fort central regarde la ville, dont la jetée ouest dépasse le fort du Hommet et se dirige vers Querqueville, dont la jetée est s'étend vers le fort impérial de l'île Pelée, au nord des Flamands, ferme la rade, qui n'est ainsi accessible que par deux passes bien gardées.

 
     
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

    Tel est le plan simplifié de la ville importante dont nous essaierons de donner une idée. Du point où nous sommes, sur le Roule, le spec-tacle, inutile de le dire, est magique : au delà de la digue l'horizon embrasse dix lieues de mer en profondeur ; c'est l'immensité. Mais abaissons le regard à nos pieds et commençons par la cité, par Cherbourg même.

 

     Nous ne remonterons point à ses origines. Cherbourg est une brave cité qui se comporta toujours vaillamment dans les guerres du quatorzième siècle. En 1758, les Anglais la ravagèrent.

 

     C'est à partir de ce désastre qui marque l'ère de sa renaissance et le commencement de sa grandeur, que nous prendrons son histoire.

 

     Qu'il nous soit permis de faire tout de suite un rapprochement. En 1758, avons-nous dit, les anglais ruinent Cherbourg ; en 1858, Cherbourg couronne l'oeuvre de son merveilleux établissement, et la reine d'Angleterre y vient serrer la main de l'Empereur des Français. Ce sont là de simples coïncidences qui n'ont assurément rien de fatal, mais auxquelles l'esprit se plaît.

 

     Le port de commerce de Cherbourg se compose d'un avant-port et d'un bassin fermé par des portes. Le bassin ne fut terminé qu'en 1835 ; il peut contenir 200 navires. Tous ses revêtements et tous ses quais sont en granit du pays. Flamanville, Dielette, Jobourg, sur la côte, sont renommés pour leur granit. Le piédestal de l'obélisque de la place de la Concorde est en granit poli des environs de Cherbourg.

 

     Cherbourg fait le commerce des bois du nord : aussi les bâtiments norwégiens sont-ils toujours en majorité dans son bassin. Il exporte des mules aux colonies où elle sont très-recherchées et désignées sous le nom de mules de Cherbourg, bien qu'elles proviennent du Poiton. Son cabotage avec les îles anglaises et l'Angleterre même, est fort actif. Entre autres cargaisons qu'il transporte, on doit mentionner celles des oeufs en nombre prodigieux. Il fut un temps où les maisons de quelque apparence qui s'élevaient à Cherbourg étaient bâties pour le compte des marchands d'oeufs.

 
     
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Tout cela néanmoins ne constitue pas un commerce considérable, et quelque illusion que ses habitants se plaisent à entretenir, il est à croire que l'avenir ne lui réserve pas une destinée beaucoup plus brillante. Le commerce s'est toujours éloigné des ports de guerre ; ce voisinage le gêne et l'effraie. Cherbourg dit bien que sa rade en tous temps reste accessible aux grands clippers, qui souvent sont obligés d'attendre les fortes marées pour entrer au Havre ; mais le Havre compense largement cet inconvénient : par la Seine et le chemin de fer il a de faciles débouchés.


     La ville est jolie et d'un séjour agréable ; il n'y fait jamais très chaud en été, mais l'hiver à peine s'il y gêle ; les grenadiers poussent en pleine terre et les figuiers atteignent de grandes proportions dans ses jardins.

 

     Les gens qui, sur la foi des annuaires et des guides d'il y a dix ans, donnent à Cherbourg une population de 20,000 âmes, blessent profon-dément ses habitants, qui ont l'amour-propre bien entendu de leur pays. Cherbourg compte aujourd'hui plus de 30,000 âmes, et, compre-nant ses futures destinées, s'est depuis longtemps mise à la hauteur de son importance. Elle a bibliothèque et musée, une bibliothèque de dix mille volumes, ouverte le jour et le soir aux lecteurs, et un musée dont l'histoire fut assez curieuse.

 

     Un jour le roulage déposa de grandes caisses à la porte de la mairie, avec une lettre d'avis à l'adresse de la municipalité. La lettre annonçait un certain nombre de toiles qu'un anonyme priait la ville de vouloir bien accepter pour la fondation d'un musée. Je ne sais pas même si la somme nécessaire à l'appropriation d'une salle de l'Hôtel-de-Ville n'était pas jointe à l'envoi. L'anonyme faisait bien les choses. Les caisses contenaient des toiles de maîtres. Grand émoi, comme on pense ; le conseil se rassemble, il se creuse la tête pour deviner de qui peut venir le cadeau ; impossible d'y parvenir.

 
     
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Le maire alors se lève et déclare que ce qui est donné est bon à garder, et que des remercîments seront adressés, par la voie du journal de Cherbourg, au généreux donateur. On le priait en même temps de trahir l'anonyme pour que la ville au moins pût savoir sur qui arrêter sa reconnaissance. La supplique, paraît-il, et l'accueil qui fut fait à ses tableaux, le touchèrent. A quelque temps de là, il vint à Cherbourg, porteur de nouveaux cadres, qu'il offrit cette fois, lui-même, avec sa carte de visite. 


     C'était un monsieur Thomas Henry, grand connaisseur et amateur de peinture, dont la vie se passa à réunir une précieuse collection de tableaux. Il était né à Cherbourg, qu'il quitta fort jeune. Si sa ville natale l'avait oublié, il avait, lui, au contraire, religieusement gardé son souvenir. Lorsqu'il mourut, le reste de sa galerie particulière, aux termes de son testament, revint au Musée de Cherbourg, qui depuis cette époque, porte son nom, et se nomme le Musée-Henry.

 

     Le Musée-Henry renferme des toiles de Murillo, de Van-Dick, de Téniers, de Philippe de Champagne, du Poussin, de Van-Loo, de Lesueur, et d'autres maîtres encore que j'oublie ; c'est assurément le plus riche musée de Normandie en originaux.

 

     Le portrait de Mme de Mirbel, qui porta si loin l'art de la minia-ture, rappelle, dans cette galerie, qu'elle est née à Cherbourg. Parmi les bustes qui décorent la salle, on remarque un Tourville d'une grande tournure. C'est l'oeuvre de M. Levéel, l'auteur de la statue équestre de Napoléon 1er dont nous aurons tout à l'heure l'occasion de parler.

 
   
 
 
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
         
   
  LE TRAIN DANS LA MANCHE
  DE PARIS A CHERBOURG EN CHEMIN DE FER
   
  IX VALOGNES A CHERBOURG  -3/3
         
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     L'Hôtel-de-Ville ne présente rien de monumental à l'extérieur ; il paraît fort bien distribué à l'intérieur. On a trouvé moyen, en jetant un plancher sur la cour, d'y disposer trois salons, qui servirent à la réception de Leurs Majestés et au bal qui leur fut offert.


     La place sur laquelle s'avance le péristyle étroit de l'Hôtel-de-Ville se nomme la place d'Armes, elle s'ouvre sur la mer, et c'est à son extrémité, près du quai, que s'éleve la statue de l'Empereur. - L'Em-pereur est à cheval, la tête légèrement inclinée sur son bras tendu, qui montre l'endroit où son génie conçoit la création du port militaire. La tête est belle et puissante, l'oeil profond, et sur ces traits calmes règne une mélancolie qui produit une grande impression. C'est là l'effet de la statue et la pensée de l'oeuvre.

 

     M. Levéel, il y a quelques années, exerçait à Briquebec, village à quatre lieues de Cherbourg, une fonction plus que modeste ; un jour le génie de l'art vint le visiter, souffla sur son front, et le jeune homme, comme les inspirés des vieux temps, ceignit ses reins, prit le bâton de voyage, et, toujours obéissant à la voix intérieure qui lui disait de marcher, alla frapper à la porte du vieux statuaire Rude, à Paris. Quels furent ses luttes, ses souffrances et ses travaux ? Qu'importe ! Il suffit de dire qu'il commence aujourd'hui par où les autres finissent, par une statue équestre, l'oeuvre réputée, de l'aveu des artistes, la plus difficile entre toutes.

 
 
 
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
     
 

     Quel que soit le jugement prononcé sur son oeuvre en place, le jeune sculpteur n'en aura pas moins mérité les honneurs qui l'attendent. Je ne dis pas qu'il soit modeste, les sculpteurs en général ne le sont pas, et d'ailleurs celui-là se sent, mais il vit actuellement dans un étonnement de soi-même que nous lui avons entendu exprimer avec une naïve franchise : « Quand je pense, nous confiait-il avant l'inau-guration, qu'il y a six ans à peine je servais de la chandelle aux pay-sans de mon village, et que je vais être un des héros de la grande fête qui se prépare, je me tâte pour bien m'assurer que c'est moi. »

 

     Qu'il jouisse aujourd'hui de son triomphe, demain on saura bien le lui faire expier. Est-ce qu'il n'y a pas déjà des petites rivalités de clo-cher qui s'exercent sur son oeuvre ? Laissez-moi vous conter cela.

 

     Cherbourg n'est pas riche en monuments ; je n'ai point parlé de ses trois églises, de ses halles, de sa prison, de sa préfecture maritime, de sa petite fontaine que surmonte le buste de M. de Bricqueville, par David, hélas ! et je crois avoir aussi bien fait. Cherbourg a conscience de sa pauvreté ; elle se réjouit d'avance de sa statue ; elle espère un chef-d'oeuvre qui sera l'admiration des étrangers. Mais Valognes, la vieille Valognes, Valognes la déchue, Valognes l'envieuse, s'écrie par l'organe de sa petite feuille locale : « Il faudra la voir, cette magnifique statue ; on sait que dame Cherbourg a le goût parfait et la main heureuse en fait de monuments ! » A quoi Cherbourg, justement indignée, répond : « Il vous sied bien, ma mie, de critiquer mes monuments, vous qui n'en avez pas ! » Attrape, Valognes !

 

     Valognes, néanmoins, se prépare à venir aux fêtes. Heureux Valognais ! qui n'êtes qu'à trente minutes de chez vous par le chemin de fer, et qui pourrez chaque soir aller regagner votre lit, tandis que nous, disent les curieux, plus distants, nous aurons à peine une couchette au poids de l'or ! bien favorisés encore serons-nous, si nous l'avons.

 

     On répandait le bruit que tous les hôtels et toutes les chambres de la ville étaient loués ; mais que l'édilité prévoyante avait décidé que les places publiques seraient splendidement illuminées, pour rendre plus brillante la belle étoile sous laquelle devaient coucher les mal-heureux sans domicile. Le premier étage d'un café, sur le port, disait-on encore, était loué 15,000 fr. par l'amirauté anglaise.

 
 
 
 

Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900

 
 
 
 

     Rien de tout cela n'est vrai. Les écriteaux pendent aux fenêtres de chaque maison. Quelques personnes venues à l'avance se présentent pour louer les appartements ; on leur demande des prix fabuleux ; le petit nombre se résigne, mais les autres branlent la tête et se retirent en se disant qu'elles verront au moment même de la fête ; celles-là sont les plus sages. Certains ouvriers du port confessent qu'ils seraient enchantés de gagner une pièce de 10 ou de 20 fr. et qu'ils se proposent d'offrir leur chambre, parée pour la circonstance, aux étrangers. Leurs hôtes ne seront certes pas les plus malheureux, et cette concurrence amènera sans doute les renchéris à composition.

 

     Maintenant, disons-le avant d'entrer dans le grand port, quelque argent qu'on ait à débourser, on n'aura pas payé trop cher le spectacle unique auquel on assistera. Les préparatifs avancent et déjà la rade offre un coup-d'oeil imposant.

 

     Huit vaisseaux sont en ligne devant la digue. La Bretagne, avec ses trois ponts et ses 140 canons, occupe la gauche. C'est le Bretagne, comme on sait qui portera l'Empereur et l'Impératrice à Brest. Après la mer, la vue d'un grand vaisseau est le spectacle le plus saisissant qui se puisse voir.

 

     Dès à présent on demeurerait des heures entières en contemplation les yeux sur la mer au bout de la jetée qui sert de promenade à la ville. C'est un mouvement continuel d'embarcations de la rade au port marchand. Une baleinière arrive, un canot la croise, tous deux fendent la vague, sous l'effort de leurs rameurs qui plongent, en cadence, leurs longs avirons dans l'eau. Vient à passer une embarcation montée par un officier supérieur ; le patron de la baleinière et celui du canot, assis à la barre du gouvernail, se lèvent et saluent. On a dépassé la jetée, les avirons sont rentrés, les matelots hissent les voiles, l'embarcation s'incline et glisse au souffle du vent ; elle est déjà loin qu'on la regarde toujours. On se dit qu'on quittera la place quand on ne la verra plus, mais une autre paraît entre les jetées, on la suit encore, puis une autre, puis une autre, et l'on reste là. - Il nous faut pourtant prendre notre courage et nous rendre au grand port.

 
 

 

 
 
 
 

Avenue de la Gare de Cherbourg. CPA Collection LPM 1900