Hospitalité et gastronomie marocaines

A. et C. COTTIN.

Le Chasseur Français 1950

 

Une des plus graves erreurs répandues dans l'esprit du public est celle de l'actuelle civilisation marocaine. On s'est plu, à la suite de quelques auteurs — qui eux envisageaient le fait sous un tout autre angle, — à comparer les modes de vie des grands chefs marocains, les caïds, à ceux des seigneurs médiévaux de l'Europe occidentale.

 

La question est tout autre, car il faut savoir restituer l'ambiance géographique, le climat, la civilisation et surtout l'importance religieuse que représente l'Islam pour ses fidèles.

 

Loin d'être nantis encore d'entraves de barbarisme, les Marocains ont simplement une civilisation différente de celle des Européens chrétiens, et les deux ont évolué dans deux sens différents.

 
 
         
 

Pour s'en rendre compte, il suffit de considérer la merveilleuse hospitalité arabe avec ses repas d'apparat ou diffas.

 

La maison arabe en général, et celle des Marocains en particulier, est toute différente de celle des Européens. Elle est totalement fermée sur la rue, à laquelle on accède seulement par une porte ou deux fermant un « sas » à chicane. Toute la vie se passe à l'intérieur, autour d'un magnifique patio, entouré d'une galerie recouverte, soutenue par des piliers ornés de brillantes mosaïques décorées de dessins géométriques. La religion de Mahomet, comme celle de Moïse, interdit en effet toute représentation d'animaux ou de figures humaines. Sur ce patio, s'ouvrent les pièces privées ou de réception. Mais elles sont bien différentes de celles de France. Point de meubles d'abord, mais partout de riches et sobres tapis, des tentures aux murailles, des guéridons bas en cuivre, des divans, des coussins et des brûle-parfums qui créent une atmosphère de quiétude mystique, pendant qu'au milieu du patio s'écoule perpétuellement l'eau bruissante d'une fontaine dans une vasque décorée.

 

En tout l'Islam, l'hospitalité est quelque chose de sacré, avec un fond religieux extrêmement strict.

 

C'est plus qu'un code de politesse, car les règles de la bienséance sont impératives et immuables, avec le reflet de croyances magiques et traditionnelles. Ce sont même des rites.

 

Quand un Marocain a estimé qu'un Européen était digne d'être reçu par lui, c'est lui-même qui vient recevoir son hôte. Si c'est un caïd qui reçoit, il s'avance jusqu'à l'entrée, entouré de son « khalifa », c'est-à-dire de son officier d'ordonnance, de ses frères et de ses serviteurs, pour souhaiter la bienvenue à son invité.

 

Alors le caïd porte la main droite sur son cœur et s'incline, et son « salam » signifie : « Tu es dans mon cœur. » Les inférieurs, eux, exécutent un salut en deux temps : en s'inclinant plus bas, la main sur le front d'abord, l'index et le médius levé devant les lèvres ensuite, pour des significations analogues.

 

Puis le caïd conduit ses hôtes dans la salle de réception. Il laisse ses babouches à la porte, car à l'intérieur on ne marche que pieds nus, et il prend place légèrement à l'écart, vêtu de sa « djellaba » immaculée en laine blanche et coiffé de son chèche, qui est une variété de turban dont le nombre de tours correspond à sa puissance et à sa « sainteté ». Un caïd ayant fait le rituel pèlerinage à La Mecque est sanctifié pour les musulmans, on le dit « hadj », purifié de ses péchés.

 
         
 

Les serviteurs présentent alors une aiguière, et ce sont les ablutions manuelles, surtout celles de la main droite, considérée comme seule bénéfique.

 

Avant d'ouvrir le repas, on invoque le nom d'Allah dans une sorte de bénédicité réduit au mot « bismillah ». C'est alors que commence la diffa.

 

Généralement les prémices de ces agapes débutent par l'apport de brochettes — en fer forgé et gravé — de foie rôti sur la braise. Elles sont toujours brûlantes. Des pains ronds, petits et peu levés, des kesrahs, sont coupés par quartiers et offerts avec des verres d'eau, car le Koran interdit les boissons alcooliques et même le vin.

 

Le second plat est celui de résistance : l'agneau rôti, d'une seule pièce, sur une broche de bois et en plein air sur des pierres formant foyer. Cuit à point, l'animal doit avoir une chair fondante, que l'on mange avec les doigts, après l'avoir saupoudré de gros sel et de cumin ou kamoun.

 
 
         
 

Si la diffa est véritablement d'apparat et l'hôte un grand personnage, on apporte ensuite une sorte de tarte, bourrée de hachis de pigeons, au dessus saupoudré avec abondance de sucre.

 

La suite se compose de ragoûts très mijotés ou touadjènes. Les compositions en sont variables : jeunes poulets de grain, nageant dans une crème de beurre fondu, mélangé de tomates et d'olives, et le tout recouvert épaissement d'œufs brouillés, pintades ou dindonneaux fourrés d'amandes et entourés de pommes au miel, etc.

 

Le plat final, le tajoin, ne comporte que des légumes, le plus souvent des pois chiches mélangés d'œufs durs, de tomates.

 

C'est alors le « second service », représenté par le couscous, aussi traditionnel que le méchoui. Sous ce nom prestigieux, se cache quelque chose de très simple : de la semoule de blé dur, très salée, enrobant des morceaux de mouton et ornée en surface de grains de raisins secs et saupoudrée de sucre, après avoir été cuite au beurre.

 

C'est alors le tour des gâteaux des « cornes de gazelles », des beignets au miel, puis les fruits, dont les melons sont la base.

 

De nouveau, des ablutions manuelles et le thé à la menthe sursaturé de sucre candi.

 

Ce thé est maintenant souvent servi par la fille du caïd, et souvent sa maman vient saluer les hôtes, en échappant aux règles rigoureuses du harem ancestral ... mais son visage reste voilé.

 

Cependant dans le Sud marocain, les harems conservent toutes leurs rigueurs. C'est alors à la femme de l'invité de solliciter du maître de maison l'honneur d'aller les visiter et les saluer. Hommage qui est toujours fort bien accueilli, car le caïd, au contact des Européens, a pris l'habitude de concevoir la liberté féminine comme un grand progrès de la civilisation ... sauf pour son usage personnel.