La révolte des bouilleurs de cru de 1935

en Basse-Normandie                      -13/13

         
 

En fait, seules quelques concessions gouvernementales vont permettre de calmer l'agitation ; en apparence du moins et pour un temps. Un décret-loi de juin 1935 établira un régime de paiement forfaitaire pour les bouilleurs, calculé en fonction des quantités distillées les cinq années précédentes. Les conseils généraux seront chargés de répartir la somme imposée entre les communes et celles-ci, à leur tour, entre les récoltants. Certes, cette mesure a l'avantage de mettre fin aux visites domiciliaires des agents de la Régie, si décriées. Mais elle ne diminue nullement les sommes à payer. "On nous a vendu notre liberté", s'exclamera Auguste Leroux, "mais on nous l'a vendue trop cher".

 

De ce fait le mouvement de contestation continuera ici ou là, de manière sporadique, jusqu'à la guerre ; puis il reprendra après la fin de celle-ci. Mais on ne reverra jamais une révolte de l'ampleur de celle qui déferla au printemps 1935 sur le Bocage.

 

La géographie très particulière de ce soulèvement (cf carte chapitre 11/13) appelle d'ailleurs une remarque de fond. L'agitation des bouilleurs de cru, dans ses formes les plus virulentes, a essentiellement touché le Bocage, aux confins de l'Orne, du Calvados et de la Manche. Elle ne s'est que faiblement, voire pas du tout, étendue ailleurs. Pourtant, le reste de la Basse-Normandie compte aussi des bouilleurs, et parfois en très grand nombre, comme par exemple le Pays d'Auge.

 

Or dans cette région, précisément, si l'on a vu des démissions collectives se produire, il n'y eut que fort peu de manifestations13, aucun acte de rébellion ouverte et caractérisée contre l'Etat : ni scellés enlevés, ni bondes brûlées, ni incidents avec les forces de l'ordre ou les agents de la Régie.

 

En bref cet épisode a révélé une fois de plus des mentalités et des comportements différents selon les contrées de Basse-Normandie. Au cours de son histoire, notre région avait déjà connu d'autres soulèvements populaires : l'insurrection des Nu-pieds au XVIIe siècle, la Chouannerie à l'époque de la Révolution, une forte révolte au moment des inventaires des églises en 1 906, lors de la séparation de l'Église et de l'État. Déjà, à chacune de ces occasions, ce fut le Bocage — et lui seul — qui se dressa contre l'autorité de l'État, alors que les autres régions de Basse-Normandie conservaient leur calme.

 

D'ailleurs, le souvenir de ces épisodes du passé n'a pas disparu dans le Bocage. C'est à Mantilly qu'éclata l'un des foyers de la révolte contre la gabelle sous le règne de Louis XIII ; et l'un des orateurs de la manifestation du 24 février 1935 ne se fit d'ailleurs pas faute de le rappeler. Dans les consciences populaires, l'agent de la Régie, n'est autre que "le gabelou des temps modernes". Lorsque les équipes de rescellement arrivent dans les villages, on sonne le tocsin pour alerter la population, comme on l'avait fait jadis au temps de la Révolution et naguère lors des inventaires de 1906.

 

Il existe donc une tradition de révolte bien établie dans le Bocage, dont les habitants — à dire vrai — correspondent assez mal à l'image que l'on aime à donner du Bas-Normand, être prudent et modéré. En ce sens, la révolte des bouilleurs de cru de 1935 ne fait que démontrer la persistance de mentalités collectives typiques dans cette partie de la Normandie.

 

Jean QUELLIEN

Université de Caen

 
     
 

Le bouilleur de cru, collection CPA LPM