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La révolte des bouilleurs de cru de 1935 en Basse-Normandie Jean Quellien Cahier des Annales de Normandie Année 1995 - Volume 26 | ||||||
En présentant en 1913 son rapport sur l'état moral de la Normandie devant les Assises de Caumont, Léon Deries écrivait : "La question des bouilleurs de cru domine toute la vie politique normande. Elle joue ici un rôle bien plus important que plusieurs autres questions d'une importance pourtant bien plus haute". Incontestablement, le problème des bouilleurs de cru — de leurs "droits" disent les uns, de leurs "privilèges" rétorquent les autres — va constituer pendant toute la première moitié du XXe siècle un thème récurrent de la vie politique bas-normande et le restera jusqu'aux années cinquante, date à laquelle le monde rural déclinera rapidement face à l'urbanisation. Il débouchera même en 1935 sur une véritable révolte qui pendant plusieurs mois secouera le Bocage, principalement le Mortainais et le Domfrontais.
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| LA GUERRE DE LA GOUTTE AURA-T-ELLE LIEU ? FÉVRIER 1935 : L'ÉTINCELLE JAILLIT À MANTILLY | |||||
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FÉVRIER 1935 : L'ÉTINCELLE JAILLIT À MANTILLY
Depuis le début des années trente, la crise économique a touché la France. Elle frappe l'industrie, mais n'épargne nullement l'agriculture. Les cours du blé, par exemple, s'effondrent de 50 % en quelques années. Les pommes et le cidre se vendent mal. D'où la nécessité d'en transformer une bonne partie en eau de vie. Mais il faut alors payer des droits. S'ils veulent distiller, les bouilleurs doivent payer à l'avance aux contributions indirectes des sommes faramineuses, qu'ils ne sont d'ailleurs pas sûrs de récupérer car la goutte — comme les autres produits agricoles — s'écoule difficilement compte tenu de la baisse générale de consommation. Déjà atteints dans leur honneur, nombre de paysans le sont en plus dans leurs intérêts matériels.
En mars 1932, le Sénat a voté un projet de loi présenté par le sénateur Damecour, de la Manche. Il prévoit le retour au régime de liberté de distillation. Las, le texte est depuis lors bloqué par les députés et le gouvernement. C'est donc sur ces derniers qu'il convient de faire pression.
Le syndicat des bouilleurs de cru déploie une activité grandissante. Des structures se mettent en place dans la plupart des cantons et recueillent de nombreuses adhésions : 5 000 en quelques mois autour de Mortain ! | ||||||
Le bouilleur de cru, collection CPA LPM 1900 | ||||||
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En septembre 1933, le congrès national des bouilleurs de cru se tient à Avranches. Pendant toute une journée, dans une ambiance surchauffée, les propos les plus enflammés succèdent aux justifications de toutes natures. Pour Camille Cautru, député de Vire, "le régime en vigueur est contraire à la dignité humaine". Gustave Guérin, député de Mortain, déclare qu'il soutiendra les bouilleurs "par tous les moyens". Le docteur Le Cacheux, de Valognes, fait l'apologie de l'alcool comme "excellent moyen thérapeutique". Un militant de l'Orne déclare qu'il faut "préparer la mobilisation des bouilleurs". Le docteur Tizon, conseiller général de Pontorson et nouveau président du syndicat de la Manche surenchérit : "À l'avenir, les bouilleurs ne se contenteront plus de promesses. Il faut passer à l'action énergique !" Et le sénateur Hayaux, de la Haute-Saône, président de la Fédération nationale des bouilleurs de cru, conclut par ces menaces à l'égard du gouvernement : "Vous avez jeté le gant ! Vous voulez la guerre ? Vous l'aurez i".
Pendant l'année 1934, le ton ne cesse de monter. L'heure de "l'action énergique" ne va pas tarder à sonner. Le 24 février 1935, dans une cour de ferme, à Mantilly, près de Domfront, 5 000 bouilleurs de l'Orne, de la Manche, du Calvados et de la Mayenne lancent le début de la révolte. L'ordre du jour, adopté à l'unanimité, réclame le retour immédiat à la liberté de distillation et demande aux maires et conseillers municipaux de démissionner pour "donner une leçon impressionnante aux pouvoirs publics". | ||||||
Le bouilleur de cru, collection CPA LPM 1900 | ||||||
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"Dans un coin perdu de Normandie", écrira un journal calvadosien, "une étincelle vient de jaillir". Effectivement, la région s'enflamme presque instantanément et dans les trois départements, les démissions collectives affluent, plusieurs semaines durant, sur les bureaux des préfets. Lorsque des réticences se font jour, comme à Saint-Hilaire-du-Harcouët, les paysans des alentours menacent de boycotter les commerçants de la ville ; et ils obtiendront finalement satisfaction. En mai, lorsque les autorités voudront organiser les élections municipales prévues pour cette date, elles se heurteront à "une grève des urnes", massivement suivie. Dans de nombreuses communes rurales, les bureaux de vote ne seront pas même ouverts.
Mais très vite, dans le Bocage, l'agitation n'a pas tardé à prendre une tournure plus radicale. Pendant près de trois mois, des dizaines de manifestations se succèdent dans le Mortainais et le Domfrontais, jusque dans les plus petites communes : 3 000 personnes à Céaucé le 10 mars, 4 000 à Notre - Dame-du-Touchet le 24, 1 000 à Passais le 31. Elles rassemblent des foules considérables pour les campagnes : 1 500 manifestants à Juvigny le 2 avril, 2 000 au Teilleul le lendemain, autant à Saint-Cyr-du-Bailleul le surlendemain, 2 000 encore à Barenton le 1 1, 1 500 à Athis...
Et le mouvement ne faiblit pas, bien au contraire. "A cette époque", dira plus tard Auguste Leroux, l'âme de la résistance dans la région de Barenton, "je n'avais qu'à lever la main et je rassemblais 1 000 personnes9". Les bouilleurs en colère sont 3 000 à Buais, 7 000 à la Chapelle-Moche, 8 000 à Avranches, 15 000 à Saint-Hilaire-du-Harcouët le 17 avril. Parfois des heurts surviennent avec les forces de l'ordre envoyées sur place. À Saint-Hilaire, un car de gardes mobiles est attaqué et brûlé, tandis que plusieurs vitrines de commerçants volent en éclats. | ||||||
Le bouilleur de cru, collection CPA LPM 1900 | ||||||
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Et l'escalade se poursuit. Un nouveau pas a été franchi dans la révolte le 1er avril. Ce jour là, les syndicats des bouilleurs de Passais, Mantilly et Céaucé ont lancé un nouvel appel, invitant cette fois les cultivateurs de la région à desceller les bondes de leurs alambics et à les apporter à Passais pour en faire un feu de joie. Le jour même à 17 heures, devant un bon millier de manifestants, en présence du maire et du conseiller général Hamon, l'un des leaders de la révolte, les bondes sont solennellement brûlées sur la place, devant le monument aux morts. Les cendres sont précieusement recueillies pour être envoyées, très irrévérencieusement, au Président du Conseil, Pierre Etienne Flandin. Le surlendemain, les mêmes scènes se reproduisent à Céaucé et Juvigny-sous-Andaines. Et le mouvement s'étend dans les jours suivants à Fiers, la Ferté-Macé, Barenton, Athis, Saint-Cyr-du-Bailleul, Saint- André-de-Messei.
Au Teilleul, le 10 avril, les bondes sont brûlées aux accents de la Marseillaise. Un manifestant botte vigoureusement le postérieur d'un gendarme qui tentait d'intervenir. Aussitôt, il est arrêté et conduit au poste, devant lequel une foule menaçante ne tarde pas à se rassembler. Subrepticement, en s'esquivant par une porte dérobée, les pandores décident d'emmener l'homme à Avranches. Aussitôt que la foule s'en aperçoit, toute la région se mobilise. Des centaines de voitures sont rassemblées à la hâte et s'élancent bientôt à la poursuite du fourgon cellulaire. Quelques heures plus tard, près de 2 000 personnes s'apprêtent à donner l'assaut à la prison d'Avranches | ||||||
Valognes Bouilleur de cru, collection CPA LPM 1900 | ||||||
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Elles en sont finalement dissuadées par les lances à incendie braquées sur elles et surtout la promesse d'une remise en liberté rapide de leur camarade.
D'autres actes de rébellion caractérisés fleurissent çà et là. Dans le Calvados, Jacques Leroy-Ladurie, l'un des grands leaders régionaux et nationaux du syndicalisme agricole, lance l'idée d'une grève de l'impôt, que des milliers de paysans se disent prêts à suivre. À Barenton, sous la conduite d'Auguste Leroux, 300 bouilleurs vont trouver le percepteur pour lui proposer de payer leurs impôts en nature... avec de l'eau de vie bien entendu !
Comme les alambics ont été descellés, autant dire qu'ils fonctionneront à plein régime des semaines durant. Des milliers de tonneaux sont remplis et enfouis dans le sol pour échapper aux investigations des agents de la Régie.
Mais, pour l'heure, ceux-ci ne s'aventurent plus guère dans les chemins creux du Bocage. Pour eux, l'air y est devenu particulièrement malsain. Début mars,
quatre agents des indirectes qui s'adonnaient innocemment à une partie de pêche à Husson, non loin de Mortain, sont kidnappés par une équipe de bouilleurs en révolte. Ficelés, ils sont conduits jusqu'au bourg où ils finiront pas être relâchés quelques heures plus tard. Les esprits sont tellement échauffés que l'on croit voir des espions de la Régie partout. Quelques jours plus tard, quelques commerçants de Vire, paisiblement assis avec leur gaules au bord d'une rivière, sont pris à partie par 300 paysans persuadés d'avoir affaire à des employés des contributions. La même mésaventure survient près d'Alençon à des techniciens du service géographique des armées venus faire un relevé topographique.
D'abord surprises par l'ampleur de la révolte, les autorités décident de réagir. Elles sont d'autant plus inquiètes que, çà et là, on signale la présence parmi les manifestants de militants du Front paysan de Dorgères, le grand leader populiste de l'avant guerre. "Les cultivateurs perdent quelque peu leur sang froid et se laissent influencer par des éléments plus ou moins adversaires du régime", souligne le sous préfet de Vire. Quoique les bouilleurs se défendent de "faire de la politique", la menace paraît sérieuse. "Tout est à prévoir dans cette contrée où les esprits sont très surexcités", note le sous- préfet d'Avranches dans un rapport à ses supérieurs. Quelques mois après la révolte, il écrira encore : "Dans un élan unanime, les populations rurales du Mortainais, soutenues par leurs élus, se sont ouvertement révoltées contre la loi et ont opposé aux Pouvoirs publics une résistance passive sur tous les terrains. Il n'est pas exagéré de dire qu'à cette époque, une véritable révolution a grondé pendant des mois sur la région de Mortain et de Domfront". | ||||||||||
Le bouilleur de cru, collection CPA LPM 1900 | ||||||||||
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Manifestation de bouilleurs de cru ayant rassemblé plus de 1000 personnes |
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| Rassemblement de bouilleurs de cru en vue de brûler les bondes et scellés des alambics |
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Incidents divers (heurts avec les forces de l’ordre) |
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Les préfets de la Manche et de l'Orne ont été appelés en consultation à Paris. Ils rentrent dans leur département avec la mission de diriger personnellement la riposte. Toutes les forces de gendarmerie ont été mobilisées. Quatre pelotons de gendarmes mobiles sont appelés en renfort dans le Mortainais, ainsi que des cavaliers de la garnison de Cherbourg. Des soldats du Nord sont envoyés dans l'Orne.
Comme "force doit rester à la loi", des agents de la Régie, solidement escortés de pelotons de gendarmes ou de gardes mobiles, sont chargés de visiter les fermes les unes après les autres pour resceller les alambics et remplacer les bondes. La marche de ces "équipes de rescellement", comme on les nomme alors, est ponctuée par le tocsin qui retentit au clocher de chaque village dès qu'elles approchent. La presse conservatrice fustige ces procédés : "On espère étouffer les voix paysannes", écrit ainsi La Croix du Mortainais, "terroriser les terriens, les contraindre au silence et à la résignation ! C'est mal les connaître. Ils en ont assez de souffrir injustement. Ils comprennent de mieux en mieux que l'agriculture est condamnée si elle ne réagit pas. C'est pour elle une question de vie ou de mort !" | ||||||
Le bouilleur de cru, collection CPA LPM 1900 | ||||||
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En fait, seules quelques concessions gouvernementales vont permettre de calmer l'agitation ; en apparence du moins et pour un temps. Un décret-loi de juin 1935 établira un régime de paiement forfaitaire pour les bouilleurs, calculé en fonction des quantités distillées les cinq années précédentes. Les conseils généraux seront chargés de répartir la somme imposée entre les communes et celles-ci, à leur tour, entre les récoltants. Certes, cette mesure a l'avantage de mettre fin aux visites domiciliaires des agents de la Régie, si décriées. Mais elle ne diminue nullement les sommes à payer. "On nous a vendu notre liberté", s'exclamera Auguste Leroux, "mais on nous l'a vendue trop cher".
De ce fait le mouvement de contestation continuera ici ou là, de manière sporadique, jusqu'à la guerre ; puis il reprendra après la fin de celle-ci. Mais on ne reverra jamais une révolte de l'ampleur de celle qui déferla au printemps 1935 sur le Bocage.
La géographie très particulière de ce soulèvement (cf carte chapitre 11/13) appelle d'ailleurs une remarque de fond. L'agitation des bouilleurs de cru, dans ses formes les plus virulentes, a essentiellement touché le Bocage, aux confins de l'Orne, du Calvados et de la Manche. Elle ne s'est que faiblement, voire pas du tout, étendue ailleurs. Pourtant, le reste de la Basse-Normandie compte aussi des bouilleurs, et parfois en très grand nombre, comme par exemple le Pays d'Auge.
Or dans cette région, précisément, si l'on a vu des démissions collectives se produire, il n'y eut que fort peu de manifestations13, aucun acte de rébellion ouverte et caractérisée contre l'Etat : ni scellés enlevés, ni bondes brûlées, ni incidents avec les forces de l'ordre ou les agents de la Régie.
En bref cet épisode a révélé une fois de plus des mentalités et des comportements différents selon les contrées de Basse-Normandie. Au cours de son histoire, notre région avait déjà connu d'autres soulèvements populaires : l'insurrection des Nu-pieds au XVIIe siècle, la Chouannerie à l'époque de la Révolution, une forte révolte au moment des inventaires des églises en 1 906, lors de la séparation de l'Église et de l'État. Déjà, à chacune de ces occasions, ce fut le Bocage — et lui seul — qui se dressa contre l'autorité de l'État, alors que les autres régions de Basse-Normandie conservaient leur calme.
D'ailleurs, le souvenir de ces épisodes du passé n'a pas disparu dans le Bocage. C'est à Mantilly qu'éclata l'un des foyers de la révolte contre la gabelle sous le règne de Louis XIII ; et l'un des orateurs de la manifestation du 24 février 1935 ne se fit d'ailleurs pas faute de le rappeler. Dans les consciences populaires, l'agent de la Régie, n'est autre que "le gabelou des temps modernes". Lorsque les équipes de rescellement arrivent dans les villages, on sonne le tocsin pour alerter la population, comme on l'avait fait jadis au temps de la Révolution et naguère lors des inventaires de 1906.
Il existe donc une tradition de révolte bien établie dans le Bocage, dont les habitants — à dire vrai — correspondent assez mal à l'image que l'on aime à donner du Bas-Normand, être prudent et modéré. En ce sens, la révolte des bouilleurs de cru de 1935 ne fait que démontrer la persistance de mentalités collectives typiques dans cette partie de la Normandie.
Jean QUELLIEN Université de Caen | ||||||
Le bouilleur de cru, collection CPA LPM | ||||||