EN NORMANDIE -2

 

 

 

 
  LA NORMANDIE DU PETIT MANCHOT 2012        N° 51 mars 2012  
 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   

 

 

 

 

 

   
 
 

 

 

   
 
 

 

 

   

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     MENSUEL le 10 de chaque mois sauf juillet-aôut           N°69 Janvier 2014

 

 
 
   
   
         

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 
   
   
   

 

 

 

 
   

 

 

 

 
 
         
     
         
 

VIVRE EN NORMANDIE

 
         
 

Le bonnet de coton

en Normandie

 Par

Georges Dubosc 1851

 

Pendant longtemps,

le « bonnet de coton »

fut la coiffure nationale des Normands, hommes et femmes.

 

Il est disparu peu à peu, remplacer par la haute casquette de soie que portaient les maquignons, les marchands de bestiaux bas-normands, puis de nos jours par les casquettes de drap plates, de genre anglais. Mais il est encore des coins de campagne du Bocage, où les femmes surtout portent encore le « casque à mèche » qui couronnait jadis le Roy d’Yvetot et aussi souvent Jeanneton elle-même.

 

A vraiment dire, si on recherche les origines du « bonnet de coton » on s’aperçoit qu’il en a toujours existé, mais un peu à l’état d’exception, car le coton était rare et peu connu.

 

CPA Collection LPM 1900

 
         
 

 Joinville dit cependant dans sa chronique que saint Louis « avait vestu un chapel de coton sur sa tête ». Mais ces chapels ou bonnets de coton, au lieu de dresser leur pointe en l’air, étaient taillés en forme de béguins tricotés et noués sous le cou, que recouvrait ensuite un chaperon de feutre

 

On trouve mille exemple de ce mode de coiffure dans les gravures de la Monarchie française de Monfaucon, car ce « bonnet de coton » primitif dura pendant deux siècles environ, sous le roi Jean-le-Bon et sous son fils Charles V. Un moment il fut remplacé par un bonnet de laine, la bizette, que fabriquaient les Bonnetiers-Aumussiers, qui avait la forme pointue des « bonnets de coton », son extrémité ordinairement terminée en fond de sac, retombait sur un des côtés ou sur le devant de la tête. C’était la coiffure préférée de Jean-sans-Peur et c’est elle qu’il porte dans toutes les miniatures où il est représenté. Au XIIIe siècle, le « bonnet de coton » existe encore et l’excellent Glossaire archéologique de Gay en représente un qui est tout semblable aux modèles classiques d’aujourd’hui.

 

Ce ne sont là, à tout prendre, que des exceptions, variant un peu d’un siècle à l’autre. Mais ce qui est curieux et bizarre, c’est l’adoption pendant longtemps d’une coiffure par toute une région, sa diffusion générale en un seul pays où toutes les têtes ont coiffé le même bonnet. Quelques érudits ont même posé la question de savoir quelle fut l’ère géographique du « bonnet de coton », qui se répandit un moment sur les confins de la Picardie, notamment dans le Sancerre.

 

A quelle époque commença donc la grande vogue du bonnet de coton ? A la fin du XVIIe siècle, mais c’est alors une coiffure bourgeoise, une coiffure de nuit, une coiffure souvent individuelle.

 
         
 

Les bons bourgeois qui en usent la recouvrent souvent d’une enveloppe de toile qu’ils nouent et parent d’un noeud de ruban de couleurs comme Argan, dans le Malade Imaginaire. Que de peintres, que d’artistes sont ainsi représentés dans leurs intérieurs, auprès de leur chevalet, dans leur intimité, tandis que la perruque poudrée de cérémonie attend sur un « pied » où elle est posée ! Il est un délicieux tableau de Lancret, qu’on appelle Les Bonnets de coton, où s’ébat toute une compagnie de joyeux viveurs, coiffés tous du « casque à mèche », réunis sous les grands arbres d’un parc ou étendus sur l’herbe autour d’une table somptueusement servie. Le « bonnet de coton » est évidemment dans cette toile, qui a appartenu jadis au duc d’Aumale, un symbole de vie joyeuse et aimable, le caprice et la fantaisie de quelques aimables compères.


Cependant le «bonnet de coton» ou le « bonnet de laine » se répandit bientôt parmi les artisans et devint une coiffure commode et facile, tenant bien à la tête pour les nombreux artisans des corps de métier.

 

CPA Collection LPM 1900

 
         
 

Il n’y a qu’à regarder les planches fines et bien gravées de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, pour voir que tout un peuple d’artisans, occupé à mille métiers divers et variés, attentifs à leur besogne, portent le « bonnet de coton », qu’ils placent sur leur tête de façons très différentes. C’est par eux qu’il s’était perpétué dans quelques corporations, qui en usèrent longtemps : les marmitons, les aides de cuisine, qui portent le bonnet de coton, renversé en arrière ; les geindres ou aides des boulangers ; les peintres en bâtiment, qui sur leurs échafaudages volants, lorsqu’ils badigeonnaient en plein air, aimaient cette coiffure solide ; les déménageurs qui arborent encore un court bonnet de couleur, rayé de bleu ou de rouge, qui les préserve de la poussière.

 

Les paysans normands devaient à leur tour, vers le milieu du XVIIIe siècle, adopter le «bonnet de coton», imitant ainsi les matelots et les marins, qui avant de se coiffer du « béret » basque, usaient du bonnet de laine. Pour l’homme travaillant aux champs, bravant les intempéries, les vents, les ouragans, c’est une coiffure adhérente qu’on peut doubler, serrant bien la tête, couvrant les oreilles et les préservant contre la froidure.

 

CPA Collection LPM 1900

 
         
 

Un seul défaut : elle ne préservait pas de la pluie, mais les paysans en usaient comme les artisans du moyen-âge et leur bonnet de coton était recouvert par un chapeau de feutre. Jugez-en, par exemple, par les jeunes charretiers qui figurent dans la louée aux domestiques du premier acte des Cloches de Corneville, qui font très bien revivre ces modes d’autrefois.

 

Jugez-en par les dessins, les croquis, les aquarelles de Bonington ou des peintres de 1820 à 1840, ayant représenté en cet équipage,les rouliers, les charretiers, les anciens porteux du pays de Caux, qui amenaient aux Halles de Rouen, les tissus, les cotonnades, les rouenneries, les siamoises des tisserands à la main. Tous ces artisans portent, sous leur feutre, le « bonnet de coton » normand.

 

A un moment donné sous le premier Empire, par exemple,  le «bonnet de coton» fut en une telle faveur que les Normandes l’accueillirent aussi avec plaisir, bien qu’à première vue, cette coiffure blanche ne parût pas très seyante.

 

C’était pour elles toutefois une coiffure simple, peu coûteuse, d’un ajustement sans apprêt, fort rapide.

 

Et puis le « bonnet de coton » était une coiffure de travail.

 

Cela n’interdisait pas le port des belles coiffes aux ailes de dentelles, les bonnets cauchois, les gracieux bavolets, les calipettes, et les jolies bonnettes bayeusaines du dimanche.

 

A un moment donné, le «bonnet de coton» que la coquetterie féminine trouvait moyen d’enjoliver, fut tellement à la mode, que les femmes, le portèrent… même à l’église. Le clergé s’éleva contre cette négligence dans la tenue et fulmina contre le « bonnet de coton », qualifié de  « coiffure abominable. »

 

Scénes de la vie normande, CPA collection LPM 1900

 

Aussi bien en ce temps, il y eut en Normandie deux partis :

 

l’un « antibonnet de coton » et l’autre « probonnet de coton » ! Galleron, qui a écrit plusieurs volumes sur Falaise et son arrondissement, n’a pas craint d’écrire :

 

« La coiffure des femmes du peuple est ce qui frappe le plus l’étranger qui s’arrête

 dans cette ville. Il voit le bonnet de coton sur presque toutes les têtes ; tantôt sale et

 retenant des cheveux mal peignés qui s’échappent de différents côtés, tantôt recouvert

 d’une coiffe à barbes plates assez mal plissées, qui s’étendent des deux côtés de la figure.

 Il faut que les femmes aient bien peu d’amour-propre pour conserver cette mode qui leur

ôte toute grâce. Une Vénus en « bonnet de coton » aurait de la peine à se faire regarder.

 Cette coiffure donne d’ailleurs à un visage féminin quelque chose d’effronté, qui en

 dégoûte involontairement. Il y a des femmes qui vont jusqu’à en porter de bruns ou d’écrus.

 Il est impossible de rendre l’impression désagréable que l’on éprouve à cette vue. »

 
         
 
 
 
         
 

Tout le monde n’a pas partagé cet avis. La Normande, au temps de la grande vogue du « bonnet de coton », avait su varier les manières de le porter, incliné à droite, ou à gauche,  dressant sa mèche en avant, ou la laissant flotter en arrière enfoncé comme un polo de tennis  ou découvrant des bandeaux noirs et des accroches-coeur séduisants. Mlle Amélie Bosquet qui était femme et avait bien voix au chapitre n’était pas du tout de la même opinion  que le sévère Galleron :


 « Jamais bonnet de coton, écrivait-elle, dans la Normandie illustrée, n’a gâté joli visage et les jeunes fermières, les laitières sur leurs ânes, les attrayantes villageoises qui se rendaient aux marchés, n’étaient que plus séduisantes sous ce bonnet d’une rusticité charmante. Tous ces bonnets blancs qui ne s’envolaient pas par-dessus les moulins, au milieu de la verdure, donnaient, au contraire, une gaîté remuante et animée aux réunions campagnardes. »


C’était aussi l’avis de Lanté, le précieux et fin dessinateur des Costumes normands, qui, dans son recueil de coiffes et de bonnets normands, a représenté une Jeune servante de Carentan portant crânement le «bonnet de coton » :


« Sur la tête des femmes de Normandie, dit Lanté, le « bonnet de coton » n’est pas une coiffure désagréable, parce qu’elles ont toutes des figures avenantes et fraîches. »


Il est vrai, par ailleurs, que sur leur visage hâlé par le soleil et par le vent, bien des paysannes du Bocage, restées fidèles aux anciens us, coiffent encore le «bonnet de coton», dont la blancheur ressort sur le bronze de leur teint. Comment hommes et femmes, spécialement dans toute la Normandie, adoptèrent-ils cette mode universelle du pacifique « cascamèche » ? Mais parce que de temps très ancien, le « bonnet de coton », qui est un bonnet de tricot, s’y est fabriqué. De tout temps, Falaise avant d’être la cité de Guillaume-le-Conquérant et du « Gars à la lanterne » fut la capitale du « bonnet de coton ». A la fin du XVIIe siècle, l’intendant de la généralité parlait déjà des bonnets qu’on fabriquait plus spécialement à Falaise et qui trouvaient leur débit aux environs. En 1789, on fabriquait depuis longtemps des «bonnets de coton» et, en 1806, Leclerc dans sa Statistique sur Falaise estimait à 660.000 francs par an, la fabrication des bonnets qui, par suite de la crise commerciale, devait tomber, en 1812, à 391.000 francs. Mais de nombreuses filatures, sans compter les filatures à bras se remontèrent peu à peu, fournissant aux bonnetiers falaisiens, la plus grande partie de la matière, dont ils avaient besoin

 
         
 

Le reste était fourni par Rouen et Condé-sur-Noireau. Vers 1820, écrivait Galleron, il y avait 3000 métiers à faire des « bonnets de coton » sans compter quelques métiers particuliers appartenant à de petits façonniers jaloux de conserver leur indépendance. On fabriquait alors 2.380.000 bonnets par an, sans compter les « bonnets de coton » bleus et les bonnets écrus. Alors plus de 1.700 personnes, femmes et enfants, étaient employées au dévidage des fils, au raccommodage et au cousage.

 

Les « bonnets de coton » étaient fabriqués à deux, trois, quatre ou cinq fils, les prix variant selon la qualité du coton ou le nombre des fils employés. Il est curieux de voir quel était le bas prix de la main-d’oeuvre employée : les journées d’ouvrier bonnetier les plus fortes étaient de 2 fr. et en moyenne de 1 fr. Les petits enfants, employés eux aussi à cette fabrication, recevaient un salaire quotidien de 30 à 40 centimes. Ils en fabriquaient 10 à 15 par jour, tandis que les bonnetiers ordinaires en faisaient une trentaine.

 

CPA collection LPM 1900

 
 

Toutes ces fabriques étaient réparties à Falaise même et surtout dans le faubourg célèbre de Guibray, où se trouvaient alors surtout les ateliers familiers indépendants. En dehors des filatures du pays, trois blanchisseries bertholiennes, comme on disait alors, au lendemain de l’invention de Bertholet, se trouvaient non loin du ruisseau de Traine-feuille ou au Val d’Ante où la blanchisserie Lefez blanchissait 20.000 douzaines de bonnets par an, qui coûtaient 80 centimes à blanchir. Tous les « bonnets de coton » fabriqués alors à Falaise étaient employés par la consommation normande, puis par la Bretagne et dans le midi de la France ; il s’en débitait alors beaucoup aux foires de Guibray et de Caen.

 

Le grand constructeur de métiers était M. Jérôme Toutain. Mais bientôt, au coton nécessaire à la fabrication, filé à la main sur place, allait se substituer la filature purement mécanique. Lorsqu’arrivèrent d’Angleterre les précieuses machines à filer, les bonnetiers de Guibray se refusèrent à en faire usage. Il en résulta une crise causée par la concurrence et qui dura plus de vingt années.

 

CPA collection LPM 1900

 
         
 

Instruits par l’expérience, les industriels falaisiens se résignèrent enfin à adopter les machines à filer, mues par les manèges et par des chutes hydrauliques.

 

La première application de la vapeur au filage fut faite seulement en 1835, par M. Lebaillif, aux filatures de Saint-Laurent et du Moulin-Elie. MM. Lagniel-Carrel ne tardèrent pas à suivre cet exemple et dès lors la bonneterie de Falaise fut approvisionnée en tout temps, comme nous l’avons dit, de coton filé sur place. En 1865, il y avait déjà cinq filatures de coton


Jusqu’en 1831, le métier falaisien en usage était le métier carré français, fonctionnant très régulièrement, mais lent et ne permettant la fabrication du « bonnet de coton » qu’à raison d’une pièce par chaîne. A cette époque, un certain Jouve avait imaginé de fabriquer pour certains bonnetiers, un métier plus large sur lequel on pouvait confectionner des « bonnets de coton » n’ayant de couture que d’un seul côté. Ce fut le signal d’une véritable petite émeute qui éclata en mai 1831 dans tous les ateliers de Guibray où retentissait le bruit des métiers. Si la police et la garde nationale n’étaient pas intervenues, le métier trop actif aurait été mis en pièces. Grâce à cette prompte intervention, on n’eut point d’excès à réprimer et les bonnetiers ne tardèrent pas à reconnaître les avantages de la nouvelle machine et l’adoptèrent. Bientôt aussi, on arriva à transformer le mouvement rectiligne et alternatif du métier carré en mouvement circulaire

 

Mais le grand inventeur des métiers nouveaux, le grand créateur et propagateur du « bonnet de coton » fut Louis Cahaigne, physionomie rude et méditative d’inventeur, au visage rasé et osseux, aux regards profonds. Ce fut, en réalité, le père du « bonnet de coton ». Après un voyage de propagande en Picardie, où on usait aussi du «bonnet de coton», il modifia, toujours heureusement, le métier rond : il fut même un temps, en 1860, où 70 à 80 bonnetiers employaient jusqu’à 2.500.000 kilos de coton par année pour des bonnets de toutes sortes : bonnet blanc, bonnet écru, bonnet jaspé, bonnet de roulier ou de marin. Louis Cahaigne remporta alors à l’Exposition de Rouen de 1859, pour son métier à deux chutes, une grande médaille de vermeil. Son fils, Léon Cahaigne et son gendre Baloud, dont la maison existe toujours, perfectionna et améliora sans cesse toute cette technique de la bonneterie, qui ne se contenta pas de fabriquer le bonnet normand, mais tous les genres de tricots, de chandails, de jerseys, de sweaters, tout ce qu’on appelle aujourd’hui le sous-vêtement.

 
     
 

Noce en pays Maraichin, CPA collection LPM 1900

 
 

 

 
 

A Falaise existent encore les ateliers de MM. Ameline, Baloud frères, dont nous avons déjà parlé, Vve Barthélemy, Crespin, Dubois, Louis Duclos, Maurice Renaux. Nous en passons et des meilleurs ! Du reste, dans la même région, d’autres bonnetiers bas-normands, M. David, au Foulcq, près de Pont-l’Evêque, et les fabricants de Lisieux, de Pont-d’Ouilly, luttent avec la fabrique de Montrejeau, qui règne sur tout le Midi. Il y eut toute une époque où le « bonnet de coton » régna sur la France entière. Quand Béranger le chanta, il était devenu le symbole et l’attribut de toute une bourgeoisie endormie et pacifique. On le voit alors par le crayon d’Henri Monnier, coiffer Joseph Prudhomme, et Jérôme Paturot, qui las d’avoir parcouru vingt carrières sous le règne de Louis-Philippe, s’établit lui-même fabricant de « bonnets de coton ».

On le célèbre même dans les comices agricoles et notre concitoyen Lefebvre-Duruflé, qui a écrit quelques jolies fantaisies littéraires, a prononcé en 1859, à Cormeilles, un éloge spirituel du « bonnet de coton ». Toutes les femmes de Cormeilles, toutes sans exception, dit notre chroniqueur, coiffées du «bonnet de coton», paré d’un ruban de velours ou de soie, étaient charmantes. A l’occasion de ce comice, il y eut même un concours de «bonnets de coton», où trois jeunes filles de Cormeilles remportèrent le prix. Sait-on aussi que Louis Bouilhet, l’ami de Flaubert qui excellait aux parodies et aux pastiches, a chanté Le Bonnet de coton, sur le mode bourgeois cher à Béranger, sur l’air du Dieu des bonnes gens !

 

 Voici ces strophes très peu connues :

 
         
 

Il est un choix de bonnets sur la terre

Bonnets carrés sont au Temple des lois.
Le bonnet grec va bien au front d’un père
Et la couronne est le bonnet des rois,
Bonnet pointu sied au fou comme au prêtre,
Mais le bonnet qu’aurait choisi Caton,
C’est à coup sur, n’en doutons pas
Le bonnet de coton (bis)       

Pour bien dormir, c’est le bonnet que j’aime
Souple et moelleux, la mèche de côté,
Cette méthode a l’avantage extrême
D’unir la grâce à la commodité.
A l’amour vrai le bonnet est propice
Et sur son coeur, Pénélope, dit-on,
Comme une armure avait de son Ulysse
Le bonnet de coton (bis)       

Buvons, amis, à la santé des belles,
Au sol sacré qui nous donne le jour,
A l’industrie, aux gloires paternelles
N’ayons de fers que les fers de l’Amour !
Mais quoi ?... l’Aï qui saute des bouteilles
Me dit : « Poète, achève ta chanson,
Où tous ici mettront sur leurs oreilles,
Le bonnet de coton ! » (bis)

 

CPA Collection LPM 1900

 
   

Depuis ces temps de triomphe, « le bonnet de coton » a bien décliné et Falaise a dû remplacer par  d’autres tissus, sa vieille spécialité de jadis qui, pourtant, n’a point encore disparu complètement…

 

Il fut un temps où les usines falaisiennes étaient au nombre de 80. M. Auguste Nicolas dans son livre sur le Calvados agricole et industriel, publié en 1918, constate que l’industrie de Falaise était réduite à neuf usines qui répondaient cependant à toutes les commandes faites. A cette époque, Falaise fabriquait surtout les « chemises de coton tricot », rayées de bleu de la marine française, qui avaient remplacé le pacifique « bonnet de coton » de nos pères, dont nous venons de conter l’histoire.

 
         
         
     
         
 

Le jeu de domino

en Normandie

 

par Georges Dubosc 1924

 

Illustrations

par les CPA du petit manchot

 

Il a été proclamé dernièrement rois du Domino et princes du Double-Six, deux braves normands du Calvados, qui se sont mesurés les dés en main. Déjà, l’an dernier, à Deauville, un maçon très expert, M. Gauthier, avait battu tous les concurrents et même son dernier adversaire, M. Mator, maire de Pennedepie, bien digne, lui aussi, d’un tel honneur. D’autres concours sont encore en vue.

 

 

 
 
         
 

C’est que le jeu de dominos est le véritable jeu des Normands, celui qui convient le mieux à leur caractère, à leurs habitudes et à leur sapience proverbiale. Ne met-il pas en avant toutes leurs qualités et toutes leurs vertus natives ? La mémoire pour se rappeler tous les dés abattus pour les évoquer immédiatement, et pour se rendre compte du fort et du faible de l’adversaire ; l’attention soutenue, la méditation réfléchie, la perspicacité avisée ; la psychologie du partenaire, la décision prompte et sûre.

 

N’y a-t-il pas même un peu d’imprévu et de magie, dans le mouvement de ces dés souvent remués et dans leurs cliquetis joyeux et bruyants sur les tables de marbre du cabaret et de l’auberge où se réunissaient jadis les habitués du domino ? A combien d’ingénieuses combinaisons ne peuvent pas se prêter ces simples dés rangés et alignés suivant les règles de l’art ? Des calculateurs les ont estimées à près de 400,000 figures…

 

Et, malgré le sérieux attentionné avec lequel on joue le jeu traditionnel en Normandie, combien de plaisanteries et de drôleries ne provoque pas l’innocent jeu de dominos ! Ne sait-on pas par exemple, que la mare d’Yvetot, au pays « des joueux de domino », ne tient bien l’eau que parce qu’elle est pavée de double-six qu’y ont jetés les joueurs, heureux de se dépouiller de quelques dés embarrassants ? Et puis combien pittoresques suivant les terroirs, sont les appellations des dés : le gros papa, le gros père, le double-six ; la patrouille, le cinq qui date des beaux temps de la Garde nationale et des interminables parties qui se jouaient pendant les heures inoccupées, la patrouille qui représentait quatre hommes et un caporal ; la blanchisseuse, la blanchinette pour le double blanc ; le quatuor le catouilleux qui figure le quatre ; le six au fin ou le cizeau fin et bien d’autres. Et les réponses énigmatiques en fin de partie, quand le jeu est bouché et qu’on va compter les points, alors que le combat s’arrête, faute de combattants ! - « Combien de dés ? – Autant que de pattes et d’oreilles !... » Manière ingénieuse, détournée, bien normande, qui peut laisser planer encore un doute, d’annoncer qu’on tient encore six dés en main. Et les rites traditionnels et amusants de la partie de dominos ! Quand, par exemple, un voisin de campagne, un fermier, avait perdu la partie, pendant la soirée, la malice paysanne voulait que les enfants le reconduisent avec une lanterne d’écurie… pour qu’il ne soit pas dévalisé de son gain, en route ! On n’était pas plus ironiquement cruel !

 
         
 
 
     
 

Dans le pays de Caux, dans le pays de Bray, dans tous les coins de Basse-Normandie, on joue la partie de dominos, on taquine l’os, avec autant d’entrain qu’on joue la manille dans le Midi. Les parties passionnées se succèdent sans fin pendant les après-midi dominicales. Pendant la guerre, les bonnes parties de dominos à trois s’étaient un peu apaisées, mais il y a encore quelques vieux dominotiers, qui n’ont pas abandonné leurs parties. A Rouen même, où tous les « porteux » du pays de Caux avaient introduit la partie de dominos parmi tous les négociants de la Côte-d’Or, et il y avait tels cafés de l’ancien cours Boieldieu, comme les cafés Bricque et Mennechet où, le vendredi, on remuait les dés en dégustant une bouteille poussiéreuse de fin bourgogne. On jouait alors la partie à deux, ou à trois, la partie carrée, sans pêche, pioche, talon ou cuisine, qui sont les surnoms des dés inoccupés. La partie à deux a, vraiment seule, du charme. Il n’est pas toujours facile de se rencontrer à quatre qui veulent se battre. Quand on est trois, c’est bien ennuyeux, dit la chanson. Dans ce cas, on a la ressource de jouer avec un « mort », comme au whist, mais un mort au milieu de trois bons vivants, jette toujours un froid… Tout cela revient à dire au surplus, qu’il y a différents moyens de jouer aux dominos : partie de tête-à-tête, chaque joueur prenant six dés ; partie de tête-à-tête à quelque nombre de dés que ce soit ; partie à quatre, chacun pour soi, sans être aux points ; partie à deux contre deux ayant chacun six dés et jouant pour gagner le plus tôt cent points

 
     
 
 
     
 

Le nombre des dés s’étend, aujourd’hui, ordinairement jusqu’à vingt-huit, divisés en sept espèces, commençant par le « double-blanc » et finissant par le «double-six », formant 168 points. Mais ne croyez pas qu’il en a toujours été ainsi. L’Académie universelle des jeux ou Dictionnaire méthodique et raisonné de tous les jeux, publiée en 1825, indique que le nombre des dés était parfois porté à 36, divisés en huit espèces, et allant du « double-blanc » au « double-sept », formant 252 points. Ce nombre des dés a même été porté jusqu’à 45, allant toujours du « double-blanc » jusqu’au « double huit », formant ensemble 360 points. Et nous n’assurerions pas qu’il n’y ait pas eu des « double-dix » ! Pour se renseigner sur ces combinaisons assez restreintes du jeu, il faudrait consulter quelques recueils spéciaux ayant trait au noble jeu des dominos, mais cette bibliographie n’est pas très complète. On a chanté cependant les beautés du « double-six » et les ruses compliquées pour parvenir à boucher le jeu de l’adversaire et le contraindre à s’avouer vaincu.

 
 

 

 
 
 
 

 

 
 

Un certain L. Jousserandot qui a écrit dans le fameux recueil Les Français peints par eux-mêmes et signé quelques romans Le capitaine Lacuzon et Le Diamant de la Vouivre, vers 1844 a dédié au sculpteur Dantan jeune, l’auteur de notre statue de Boieldieu, fameux dominotier en son temps, une épître intitulée Le Domino qui décrit avec verve ces belles et longues parties, quasi interminables, jouées au pays normand.

 

Je chante dans mes vers ces joueurs valeureux

Qui, par leurs longs efforts, leurs calculs glorieux

Emules des savants dont s’honore la France,

Du jeu de dominos, firent une science.

Une table que couvre une toile cirée

Est debout au milieu de la chambre sacrée

Et quatre heures sonnants, les adeptes assis

Commencent le combat du Blanc contre le Six

On a posé. Bravo ! Ce n’est qu’un dé timide

Double-deux. Qu’ai-je vu ? Mon jeu, de six est vide

Ciel ! On l’ouvre. Malheur ! Je dois boucher le deux.

L’adversaire a bouché le six. Oh c’est heureux !

Et mon partner a dit : « Deux partout ! Quelle chance !

C’est de notre côté que penche la balance.

On boude, on boude, on boude ! Il m’a rendu le trois.

Rien, mais le six paraît pour la seconde fois !!

Alors l’émotion est sur chaque visage…

 

L’épître de Jousserandot n’est pas la seule fantaisie poétique consacrée à la gloire du « Double Six ». Il nous faut citer encore un traité didactique Le jeu de dominos, poème en vers français par G. Bénédit, un petit in-12, paru en 1856, puis Le Traité sur le jeu de dominos par A. Laurent paru en 1858 ; le Salon des jeux, qui donne une description du jeu de dominos ; l’Almanach des dominos par Bonneveine en 1883 ; le Domino et ses patiences par A. Laun, car le Domino, comme les cartes, a ses patiences, c’est-à-dire des… parties fictives qui occupent le temps du joueur solitaire, qui s’exerce et s’entraîne. Faut-il encore citer une combinaison du jeu de dominos, avec le jeu de cartes parue en 1909 le Domino-bridge  qui, suivant son auteur Jean Bernac, est une « nouvelle application du jeu de bridge au jeu de dominos » ?

 

Les lettres n’ont point seules vanté et chanté les douceurs du domino familial. La peinture et le dessin n’ont eu garde d’oublier Les Dominotiers. Aussi bien, les figures attentives, défiantes, perplexes des joueurs n’offrent-elles pas des thèmes tout trouvés à l’observation des peintres ? Les attitudes elles-mêmes, les gestes, la façon de tenir les dominos, de les abriter contre tout regard indiscret, la curiosité des assistants, tout cela on le retrouve dans le Domino à quatre, une charmante lithographie de Boilly, qui excellait dans ces études de physionomie. La scène semble se passer dans le Café de Foy, au Palais-Royal, qui, sous la Restauration, fut le café favori des joueurs de l’Académie du Domino, ou encore dans le Café de Valois, fréquenté par une clientèle de gens tranquilles pratiquant alors le domino. Daumier, lui aussi, a crayonné de nombreuses lithographies parues sous le titre des Dominotiers, où on lit sur les physionomies des joueurs toutes les passions de l’âme humaine. Il nous semble bien aussi que Léandre s’est plu à dessiner et à croquer quelques herbagers ou maquignons bas-normands, en plaude bleue et en casquette, figures rasées et rusées, taquinant les dés dans la pénombre d‘un cabaret villageois.

 

Reste encore une question assez sérieuse et qui divise encore très fortement tous ceux qui se sont occupés, peu ou prou, des dominos. Qui est-ce qui a bien pu inventer le jeu de dominos, et à quelle date remonte-t-il ? Voilà longtemps qu’on s’est posé le problème, sans pouvoir apporter une solution définitive. Bien entendu, on a voulu voir dans leurs combinaisons ingénieuses, un jeu antique, par exemple un jeu grec, mais on a eu beau lire toutes les descriptions données par Becq de Fouquières dans son Histoire des jeux antiques, on n’a rien trouvé de définitif. le jeu de pétie qui est une combinaison de dés où le hasard a sa part, ne rappelle en rien le noble jeu de dominos. D’autres ont attribué l’invention aux Chinois, aux Hébreux et, avec peut-être plus de vraisemblance, aux Coréens. On a signalé, en effet, jadis, dans le bric-à- brac d’un antiquaire parisien, dont l’étalage se composait surtout d’objets de provenance exotique, un certain nombre de dominos, d’un caractère grossier et étrange. C’étaient des plaques d’os assez petites, 15 millimètres de long sur 9 de large seulement, dont les cavités qui marquaient les points étaient peintes en rouge et en noir et diminuaient au fur et à mesure que le nombre des points augmentait. L’antiquaire qui présentait ce jeu assez singulier, prétendait qu’il provenait de Corée, mais à bien mentir qui vient de loin !...

 
     
 
 
     
 

D’autre enfin veulent que les Italiens aient été les inventeurs du jeu et des boîtes de dominos. Toujours est-il que la collection du savant historien des jeux, Henry d’Allemagne, possède de très curieuses boîtes de dominos, ouvragées, ciselées, découpées, qui sont certainement un travail italien de la fin du XVIe siècle. La plupart de ces anciennes boîtes sont en forme de berceaux, tantôt plates et ornées aux angles de quatre petites colonnettes, tantôt d’une forme bombée, mais munie d’un dossier comme un petit lit. Le tout est en os travaillé à jour et orné de petits cercles rouges ou verts et de rosaces quadrilobées. Ainsi que nous l’avons indiqué, ces dominos sont plus nombreux que ceux d’aujourd’hui, et vont jusqu’au double-neuf. Ces boîtes italiennes sont composées de deux casiers longitudinaux et symétriques, qui reçoivent deux jeux différents, un jeu rouge et un jeu noir. A chacun de ces jeux correspondent deux dés de même couleur. Il est donc probable que chacun jouait avec son jeu, un peu à la manière dont se pratiquait le tric-trac.

 

Ceux qui font remonter le jeu de dominos aux Italiens ont inventé plusieurs anecdotes assez adroitement combinées pour expliquer l’origine du jeu et, en même temps, l’origine du nom. La légende veut, par exemple, rapportait jadis l’almanach de l’Eure, cité dans le supplément du Dictionnaire de Littré, que le mot provienne d’une petite histoire trop amusante pour être vraie.

 

Des moines appartenant à un des monastères avoisinant le Mont Cassin, en Italie, pour quelques fautes vénielles, ayant été mis dans la cellule de pénitence, taillèrent des carrés de bois, y marquèrent et y gravèrent des points et en firent un jeu en les assemblant.

 

Sortis de cellule, ils communiquèrent cette distraction, qui leur avait paru si agréable, à tous ceux qui les approchaient et mirent bientôt tous les frères du couvent dans le secret de leur invention. Depuis le prieur jusqu’au portier, tout le monde se passionna pour le jeu. Celui des joueurs qui avait trouvé le moyen de placer tous ses dés témoignait sa satisfaction, comme il est d’usage chez les religieux après une tâche ou un travail quelconque : « Benedicamus Domino ». De sorte que le mot : domino revenant toujours à la fin de chaque partie, finit par désigner un jeu auquel on ne savait quel nom donner. L’Annuaire de l’Eure s’appuyait sur une vieille chronique pour donner cette explication, mais quelle chronique ? demande Littré. Tant qu’on ne l’aura pas citée – car on retrouve la même anecdote rapportée par un chercheur rémois, M. Matot-Braine – l’étymologie amusante restera toujours un peu suspecte, comme toute étymologie anecdotique. Cependant, elle a pour elle, ajoutait le savant linguiste, d’expliquer l’expression : faire domino, terminer la partie.

 

Il y a encore quelques traditions, non moins ingénieuses, sur l’origine des dominos ; celle qui les fait venir d’une sorte d’aumusse ou de vêtement ecclésiastique, noir et blanc, suivant la saison, dit domino dans plusieurs textes, et enfin celle qui assimile les dés blancs et noirs aux papiers de tentures, nommés dominos.

 

Mais les dominos à jouer remontent-ils à une époque aussi ancienne ?  Tout au plus les trouve-t-on à la fin du XVIIIe siècle et on ne connaît guère de document graphique, antérieur à cette gravure allemande tirée à Augsbourg en manière noire, qui représente un petit maître en perruque poudrée, jouant aux dominos avec une jeune femme assise à une petite table en face de lui. L’idée vint aussi de décorer de motifs semblables, le revers des dominos et on voit à l’Hôtel Carnavalet plusieurs jeux ainsi décorés. Cela rentre un peu dans toutes ces sortes de jeux de dominos décorés : dominos avec « grotesques », comme Géricault aimait à en dessiner suivant la méthode des « cinq points » ; dominos-cartes, avec sujets qui se poursuivent ; dominos ornés de lettres et de syllabes, dits alphabétiques ou calculateurs. Notre distingué concitoyen, M. Chanoine-Davranches, a raconté dans ses intéressantes Notes sur l’origine et l’histoire des Jeux, que vers 1798, les joueurs de dominos se rencontraient dans les salles basses du café Foy et jetaient avec ostentation sur la table, les pièces de leur jeu favori revêtues de lettres dont le rapprochement formait : Vive le roi, la reine et le dauphin. C’était la distraction habituelle de la Jeunesse dorée de Fréron qui deviendront bientôt les Incroyables ! Cela prouve bien que la grande vogue des dominos date de la fin du XVIIIe siècle. L’Improvisateur français,  parlant de ce jeu en 1804, disait, en effet :

 

« Il y a quarante ans seulement que la manie du domino s’est introduite dans les cafés de Paris. C’est une des plus misérables ressources que l’oisiveté ait imaginée, ce qui n’empêche pas d’y jouer des sommes considérables pour aller se pendre après les avoir perdues. »

 

Ce qui paraît bien invraisemblable.

 

Où fabrique-t-on les dominos ? Tout d’abord à Paris où les tabletiers de la rue des Gravilliers, en fabriquent de toutes sortes, en os, en verre, en galalithe, avec revêtements de toutes couleurs. Et puis à Méru, dans l’Oise, dans tout ce pays de la petite industrie de la nacre, de l’os, et l’ébène. Ardouin-Dumazet qui a écrit des notes bien curieuses sur Méru, décrit ainsi la fabrication du domino :

 

Le domino se fait à domicile, presque tout le travail étant exécuté à la main. J’ai assisté à l’achèvement de ces jeux pour lesquels j’avais vu débiter l’os à la machine. Sauf le creusement des trous à teindre en noir, l’opération est très simple : la plaque d’os est collée sur une plaque de bois préalablement plongée dans un bain de teinture noire. On place les rivets qui sont fixés à coup de marteau. On trace au noir les séparations et le domino est achevé. Méru en fait de très grands pour l’Allemagne, de très petits pour la Normandie, où ce jeu est fort répandu. La plus grande partie de la production va en Angleterre.

 

Les principaux fabricants sont les maisons Angot-Lamy, qui font les jeux et leurs boîtes ; Caplain fils, Deboffe, Pinguet et Ventin, qui font aussi les touches de piano ; Saguez et Deschamps. Enfin plus près de nous, il existe aussi  une fabrique à Etrépagny dans l’Eure. N’est-ce pas une preuve suffisante pour gagner définitivement la partie en faveur de la Normandie et pour s’écrier : Domino !

 

GEORGES DUBOSC

 
         
   
     
         
 

LES TREMBLEMENTS

DE TERRE EN

NORMANDIE

 

 Par

Georges Dubosc

Journal de Rouen du 21 décembre 1909

 

Certes, notre région normande a toujours été à l’abri des grandes perturbations sismiques, si nombreuses sur certains points du globe, souvent éprouvés par de lamentables catastrophes. Au cours des siècles, toutefois, on peut noter différents tremblements de terre qui ont été relevés dans nos vieilles chroniques, toujours prêtes à recueillir les faits qui leur paraissaient mystérieux et dont Farin, notamment, dans son Histoire de Rouen, a dressé une nomenclature que nous complèterons.

 

Le nombre de ces tremblements de terre - est-il besoin de le dire ? - est en somme fort peu considérable, quand on compare la statistique générale des secousses de tremblements de terre dans le monde entier.

 
 
         
 

Qu’est-ce que nos petites secousses normandes, à côté des mille cent quatre-vingt-quatre tremblements de terre qui ont eu lieu de 1865 à 1873 ; à côté des seize secousses ressenties en Suisse dans la seule année 1881, ou des cinq cents secousses annuelles du Japon, le pays classique des catastrophes sismiques ?

Au moyen âge, les tremblements de terre - même légers - étaient souvent une cause de terreur pour les populations superstitieuses, qui y voyaient des présages de malheur et de calamités publiques, en se rapportant surtout aux récits de l’Apocalypse. Chose curieuse, le mot « tremblement de terre » n’était pas alors employé pour désigner ces secousses sismiques. Il est relativement très moderne. On disait alors un « terremot » ou un « terreumet » ou une « terremote ». Dans les Dialogues de Saint-Grégoire, on trouve, par exemple, que « Rome ne sera pas dévastée par les gens, mais par les turbeillons, les tempestes et les terreumet », et la Chronique d’Angleterre cite « un grand terremote qui fut par toute l’Angleterre ».

De même, la Chronique de Charles VII, à propos d’une catastrophe semblable à celle de la Calabre et de la Sicile, dit « qu’est allée en ruines par le même teuremote ou tremble-terre, la moitié du pays de la Pouille ». En patois normand, le mot est aussi employé, puisque Robert Wace, dans son poème célèbre sur l’Immaculée Conception, relatant la légende de la Mort de Marie, d’après Meliton, montre l’apôtre Jean enlevé au ciel au pied de la croix, pendant un tremblement de terre.

                Et lors un terremote fut.

C’est même sous cette forme normande qu’est indiqué peut-être le premier « tremble-terre » signalé en Normandie dans la Chanson de Roland, pendant la bataille de Roncevaux :

                Et terremote co a vraiment !
                De Saint-Michel-du-Péril jusqu’à Seine,
                De Besançon jusqu’au Port de Wissant.

Ce tremblement de terre qui se fait sentir de l’abbaye du Mont-Saint-Michel à la Seine est peut-être un peu légendaire, comme les phénomènes physiques, la tempête, le vent, la pluie de sang qui accompagnèrent la mort de Roland. Nos vieilles chroniques normandes citent encore deux tremblements de terre qui furent ressentis à Rouen : l’un, en 890, précédé par l’apparition d’une comète qui, pendant quatorze jours, se promena au Nord-Ouest, au-dessus de Canteleu, et projeta une grande lumière ; l’autre, signalé par la Chronique d’Angers et qui se produisit le mardi de Pâques, 16 avril 944, « au chant du coq ». Un troisième, qui eut lieu après un hiver long, rude et rigoureux, est fixé, d’après le Chronicon saxonicum, au 13 mai 1020.

Au XIIe siècle, on ne signale à Rouen qu’un tremblement de terre, en 1136, mais il se fit ressentir dans des circonstances dramatiques. En effet, quelques mois auparavant, en septembre, le feu, ayant pris dans les bas quartiers de la ville, avait dévoré toute la rue Grand-Pont jusqu’à la porte Beauvoisine, gagnant même l’abbaye de Saint-Ouen et l’abbaye de Saint-Amand. Le « tremble terre » survenant ensuite renversa les petites maisons que les flammes avaient épargnées et ébranla les quelques monuments qui subsistaient. Est-ce ce tremblement de terre que Farin place en 1142 ? On ne peut le penser, car il le signale à une date différente de celui de 1136. « La terre, ajoute-t-il, trembla deux fois pendant la nuit ». Il est à penser que c’est celui que le vieux chroniqueur Nagerel indique en 1144, comme faisant trembler les lits et qu’accompagna une pluie de sang au Petit-Quevilly, à Saint-Julien et aux Andelys !

Au XIVe siècle, les secousses sismiques sont rares. Les chroniqueurs ne signalent, en effet, qu’un seul « tremble terre » en 1315, année déplorable, où des pluies continuelles, noyant les récoltes, occasionnèrent une longue disette. Plus sérieux fut celui qui ébranla tout Rouen, le 29 juin 1522, pendant l’octave de la fête du Saint-Sacrement, d’une série de secousses très violentes qu’un texte qualifie d’« épouvantables ».

Farin n’a eu garde d’oublier ce tremblement de terre qui dut émouvoir la population rouennaise, car, le lendemain, eut lieu à travers la ville une procession générale, comme celles qui ont lieu en Italie et où saint François est particulièrement honoré comme protecteur contre les terremotos. A la fin du XVIe siècle, les chroniqueurs citent encore quelques secousses de tremblement de terre, en 1580, qui furent particulièrement sensibles au Havre.

Dès les premières années du siècle suivant, un tremblement de terre assez violent fut ressenti à Rouen en 1608, qui rendit nécessaire la reconstruction de l’escalier du degré du Palais-de-Justice, accédant à l’entrée de la salle des Procureurs ou Pas-Perdus. C’est vraisemblablement à cette époque que l’escalier fut rapporté dans l’angle Sud, telle qu’en fut, de nos jours, tentée la restitution, non sans controverses. L’année 1691 pourrait être aussi appelée l’année des tremblements de terre. On ressentit, en effet, deux secousses à Rouen, mais elles n’eurent pas de suites graves. Un autre mouvement sismique se produisit le 22 septembre de l’année suivante, mais sans causer aucune catastrophe. La population rouennaise n’avait pas besoin, du reste, de ce nouveau malheur, quand on songe que, par suite de la disette et des épidémies qu’elle détermina, quinze mille habitants, au dire de Masseville, moururent de 1692 à 1694. Un souvenir nous reste de ces temps si terribles, c’est l’avenue de Saint-Paul, alors appelée le Cours-de-Paris, et qui fut créée par les artisans sans travail, au moyen de remblais extraits de la côte Sainte-Catherine.

Est-ce parce que les mouvements sismiques ont été enregistrés avec plus de soin et de régularité ? Est-ce parce qu’ils furent, en réalité, plus nombreux ? Mais on compte beaucoup plus de tremblements de terre à Rouen et dans la région, au XVIIIe siècle, que dans les époques antérieures. Le 4 octobre 1711, vers huit heures du soir, ce sont tout d’abord deux secousses consécutives du Nord au Sud, qui causent un phénomène assez curieux : le débordement de toutes les eaux souterraines dans les rues. En 1755, le 1er novembre, il faut encore signaler un léger tremblement de terre qu’on ressent à Rouen et aussi au Havre.

Le tremblement de terre de 1769 est plus curieux et on possède sur lui de nombreux détails. On le constata à Rouen même, mais il semble avoir eu son centre à Aclon. Voici en quels termes le Journal des Annonces de Normandie le relate pour Rouen où il se produisit le 1er décembre :


« Aujourd’hui, à 6 h. 29 du soir, le ciel étant calme et les étoiles brillantes, on a ressenti un léger tremblement de terre qui a duré environ une minute. Il a été précédé d’un bruit sourd venant de l’Ouest. Nombre de personnes l’ont ressenti très sensiblement : les chaises des maisons ont remué et les boiseries de plusieurs logis ont craqué ».


Ce tremblement de terre se propagea de différents côtés à Flamanville, à Fauville, à Limésy, où on ressentit deux secousses, séparées par deux minutes, dont la seconde plus forte. Deux habitants, le sieur Libert, cuisinier du marquis de Limésy, et le sieur Picot, disent qu’ils ont vu alors un corps lumineux, « divisé en particules ignées », une sorte de pluie de feu, que l’un d’eux compare à une fleur d’oeillet qui s’épanouit. En réalité, il s’agit d’une aurore boréale, qu’on aperçut aussi dans la vallée de Saint-Aubin, près de Dieppe.

A Aclon, on ressentit tout d’abord une première secousse légère, puis une seconde à sept heures et demie, très forte, et enfin d’autres pendant la nuit. « Plusieurs briques du château d’Aclon, dit une lettre adressée au Journal de Normandie, sont tombées ; la roue du tourne-broche est tombée dans la cuisine. Une partie de la couverture du colombier a croulé ».

« A Veules, la secousse fut assez forte, les cheminées et les pignons sont tombés ; les portes fermées au verrou et les fenêtres se sont ouvertes. Chacun a cru être à son dernier moment ».

« J’ai cru que ma maison allait tomber, écrit un autre correspondant, qui demeure à trois heures de Dieppe. Tous les particuliers qui m’environnent en ont senti autant. Plusieurs ont été si émus qu’ils sont tombés sans connaissance. Cinq quarts d’heure après, une seconde secousse a eu lieu, mais elle n’était pas le vingtième de la première ».

A Fauville, les habitants sentirent la terre trembler sous leurs pas et deux personnes revenant de la foire de Bennetot, tombèrent la face contre terre.

Quelle était la cause de ce tremblement de terre ? Pour le savoir, le Journal des Annonces de Normandie fit appel aux « physiciens », mais le chimiste-apothicaire Guesnon, qui demeurait rue Coquerel, en face Saint-Maclou, ne semble avoir fourni dans son long mémoire, que des explications assez embrouillées sur la « foudre terrestre » et les « météores bitumineux ». Il semble voir plus juste, quand il écrit que « la contiguïté, l’élasticité et la flexibilité des parties du globe sont autant de causes qui concourent relativement à produire un choc et à nous transmettre au même moment, l’impulsion subite qui les a mises elles-mêmes en mouvement ». C’est un peu la théorie tectonique actuellement à la mode !...

En 1773, du 17 février au 22, ouragan, grands vents et aussi légères secousses de tremblement de terre. Du coup, le clocher de l’église des Augustins, rue Malpalu, s’effondre et disparaît. Auprès de la Bourse, un pan de l’enceinte murale de la ville, qui avait toujours résisté, dégringole et une pierre pesant 300 livres est jetée sur le quai. En juillet, apparaîtra aussi, à neuf heures du soir, un météore qui traversera rapidement l’atmosphère.

Deux ans après, le 30 décembre 1775, nouvelle perturbation sismique, peu importe à Rouen, mais très sensible à Caen, et dans toute la Basse-Normandie. A 10 h. 32, on perçoit un bruit sourd, puis une première secousse qui dure deux secondes, suivie d’une autre, très violente, qui s’accélère et devient très violente, du Sud-Ouest au Nord-Est. De tous côtés, on signale alors les incidents habituels : tuiles enlevées, craquement des poutres, déplacement des meubles, cliquetis des vitres. Une pierre tombe de l’église Notre-Dame et fracasse le bras d’une femme ; une autre blesse un homme qui doit être trépané. Des ouvriers qui travaillent dans une carrière, à cent cinquante pieds de profondeur, près de l’abbaye de la Trinité, ressentent plus violemment la secousse. Un navire échoué sur la vase de la rivière glisse et s’abat, tandis que les bestiaux dans les prairies de Vaucelles s’enfuient apeurés.

Le mouvement se prolonge dans toute la région : la tour de l’église d’Hérouville est endommagée ; celle de Cormelles est renversée ; la contretable de l’église d’Eterville est déplacée ; une maison à Cheux s’écroule ; de même, aussi, à Hérouville. A Saint-Lô, la secousse a été forte, ainsi qu’à Falaise ; elle est plus faible à Bayeux et à Alençon. D’après les observations des savants et ce que rapportent des pêcheurs, le centre du mouvement sismique aurait été en mer. Sur ce tremblement de terre, l’Académie de Rouen reçut une communication de Blondeau.

Il nous faut ensuite passer au XIXe siècle pour enregistrer de nouveaux « tremble-terre » aussi anodins que les précédents. Le 30 décembre 1848 - ce mois de décembre semble assez favorable aux phénomènes sismiques - un tremblement de terre, à peine perceptible à Rouen, est ressenti au Havre, dans la direction Nord-Ouest au Sud-Est, à six heures et demie et à sept heures du soir. Il est comparable au roulement d’une forte voiture et est surtout sensible entre Grainville et Ingouville.

Une autre secousse, dont le centre est dans la région du Havre, se produit, le 1er avril 1853, à onze heures un quart du soir. La secousse dure deux secondes, agite les meubles, portes et fenêtres dans la direction Nord-Ouest au Sud-Est, comme celle de 1848. On la perçoit à Honfleur assez légèrement, mais précédée d’un bruit sourd, à dix heures trois quarts ; à Caen, surtout dans les étages supérieurs des maisons et à l’Hôtel-de-Ville ; à Lisieux, où une charpente d’une maison en construction est renversée.

Un des derniers tremblements de terre enregistré fut celui du 14 septembre 1866, dont les secousses oscillatoires furent perçues un peu partout à Rouen, fort légèrement, de l’Est à l’Ouest, particulièrement dans les quartiers avoisinant la Seine. Ce mouvement était, du reste, général dans toute la France, et fut ressenti à Paris, à Orléans, à Tours, à Angoulême, à Limoges, sans provoquer, du reste, aucuns dégâts.

Il en faut de même des secousses enregistrées à Rouen, le 28 janvier 1878, qui furent notées à Bolbec, à Saint-Denis-d’Aclon, à La Rivière-Thibouville, vers midi ; à Dieppe, au Havre, à Trouville et à Deauville. On constata l’influence de ce tremblement de terre sur les animaux et particulièrement…. sur un perroquet qui tomba paralysé, comme s’il avait mangé du persil ! Un dernier « terremote », comme on disait au moyen âge, vint encore ébranler légèrement notre ville le 30 mai 1889 ; mais il résulte des constatations que nous venons d’énumérer et dont nous avons recherché les origines au cours des siècles, que le vieux sol normand est solide et que nous n’avons point à redouter des catastrophes semblables à celles qui jettent souvent le deuil dans des pays moins favorisés que le nôtre.

GEORGES DUBOSC

 
         
   
  VIVRE NORMAND
   
  LEPROSERIE EN NORMANDIE
         
   
 

Deux lépreux demandant l'aumône, d'après un manuscrit de Vincent de Beauvais (XIIIe siècle).

 
     
 

Recherches sur les léproseries

et maladeries qui existaient en Normandie

par Léchaudé d'Anisy, 1772-1857.

Publié en 1847

 

De tous les fléaux qui ont affligé l’humanité, la lèpre est sans contredit la plus ancienne maladie dont l’histoire fasse mention! Elle était connue des Egyptiens, qui la transmirent aux Juifs, comme nous l’apprend l’Écriture-Sainte; et l’ordre que Moïse fit exécuter contre sa sœur, prouve que ceux qui étaient atteints de ce genre de maladie étaient exclus de la société des autres hommes jusqu’à leur entière guérison.

 

Nos chroniques les plus anciennes font mention de cette maladie, qui a porté indistinctement les noms latins de Lepra , Misellaria ou d 'Elephantia; et en vieux français ceux de Me sel ou Mesiax pour exprimer un lépreux. « Quant Mesiax apele home sain , ou quant li home sain apele a un Mesel ; li Mesiax pot mettre en défense , qu’il est hors de la loi mondaine  »

 

Tous les auteurs qui out parlé de cette maladie eu ont fait des descriptions plus ou moins horribles, et presque tous nous ont peint le lépreux sans espoir, appelant vainement la mort pour mettre un terme à sa triste existence, qui se prolongeait souvent jusques dans un âge très-avancé.

 

Les lois Lombardes firent, pour ainsi dire, un mort vivant du lépreux, en lui appliquant les effets de la mort civile. Après avoir recouvert ce malheureux d’un linceul et lui avoir fait entendre une messe des morts, suivie du Libéra, on le conduisait dans le cimetière, où le prêtre prenait une pelletée de terre qu’il lui posait par trois fois sur la tête, en lui disant: a Souviens-toi que tu es mort au monde et, pour ce, aye patience en toi. » Il lui était alors défendu d’approcher de personne ; de ne rien toucher de ce qu’il marchandait pour acheter; de se tenir toujours au-dessous du vent, lorsqu’il parlait à quelqu’un ; de sonner sa tartavelle ou cliquette, quand il demandait l’aumône ; de ne pas sortir de sa borde ou tanuière sans être vêtu de la housse ; de ne boire en aucune fontaine ou ruisseau , qu’en celui qui était devant sa borde ; de ne point passer ponts ni planche sans gants ; enfin , de ne pas sortir sans un congé du curé ou de l’official du lieu ). Aussi, voyons-nous un malheureux lépreux, même dans l’aisance , obligé de s’exiler du sein de sa famille, à laquelle il était en horreur , ne pouvoir trouver une retraite qu’en abandonnant la moitié de son bien aux moines. « Cum se Ragierus Fortinus lepra sensisset , « rogavit nos ut eum in nostra suscipientes apud Bellum locum , Cenomanensis, sicut de uno monachorum curam de eo geremus. Quo impetrato donavit ecclesiæ nostræ medietatem quam possidebat , etc.

 

La politique et la religion s’unirent bientôt pour trouver des remèdes à cette maladie, ou , du moins, pour en arrêter les progrès. Aussi des ordonnances furent-elles rendues, dès les premiers tempsde la monarchie, pour séparer le lépreux de la société. On s’occupa en même temps de pourvoir à leur subsistance, et la piété de nos pères ne tarda pas à élever et à doter cette multitude de léproseries ou maladreries, dont nous voyons encore quelques vestiges auprès des villes ou des principaux bourgs de cette province.

 

Plusieurs historiens ont avancé que la maladie de la lèpre avait régné, beaucoup plus anciennement en Angleterre qu’en France. Ilss’appuyent sur ce que St.-Finian , de la famille des rois de Munster, en était attaqué lorsqu’il fonda le monastère d’Inis-Fallen , d’où lui vint le surnom de Lobhar ou le Lépreux. 11 est cependant bien évident que nos premiers conciles s’occupèrent particulièrement des lépreux dès le commencement du VI eme siècle, ainsi qu’on le voit dans l’un des canons du cinquième concile d’Orléans, par lequel les pères recommandent aux évêques de prendre un soin particulier de ceux qui seraient atteints de cette maladie. Il en est de même du concile tenu à Lyon en 583, qui recommande également aux évêques le soin des lépreux de leurs diocèses , « afin que « l’église leur fournissant le nécessaire , ils ne puissent avoir aucun « prétexte pour se mêler avec les autres hommes. »

 

Il est probable que cette maladie se ralentit pendant le VII eme siècle, et même durant toute la première moitié du VIII eme ; car le plus ancien document que nous trouvons en France, après les conciles, ne remonte pas au-delà d’une ordonnance de Pépin, donnée à Compiègne en 757. Elle permettait à la femme saine de se séparer de son mari lépreux.

 

Charlemagne, par une autre ordonnance de l’an 789, fit pour ainsi dire parquer les lépreux : il leur défendit de se mêler avec le reste du peuple.

 

Les capitulaires de nos rois nous fournissent aussi quelques ordonnances semblables, destinées autant que possible à arrêter ’extension de ce fléau. Elles s’arrêtent à l’année 929, avec les registres qui les renferment.

 

La coutume de Normandie et celle du Hainaut contiennent des dispositions qui donnent lieu de croire que cette horrible maladie, déjà très-répandue en France, vers le X eme et le XI eme siècle , ne fut cependant introduite en Normandie que vers le milieu de ce dernier.

 

Suivant une vieille coutume manuscrite de Normandie « Li mesel (ou lépreux) ne poeut estre heirs à nului, partant que la maladie soit apparoissante communément, mais ils tendront leur vie l’éritage que il avoient ains que il fussent mesel. »

 

Henri II, roi d’Angleterre et duc de Normandie, en faisant établir plusieurs léproseries en Normandie, dans le XII e . siècle, et en stimulant la libéralité de ses sujets pour fonder de semblables établissements , paraît avoir fait quelques règlements pour les lépreux et avoir prescrit des mesures pour les éloigner des villes et des villages ; mais ces divers actes ne nous sont point parvenus.

 

Dès le commencement du XIII e . siècle, ce fléau avait été tellement multiplié par les croisades qu’il n’y avait pas de villes , de bourgs et même de grandes communes , qui n’eussent leurs léproseries particulières  ; et nous voyons Louis VIII léguer par son testament , fait en 1225, cent sous (ou 84 liv. d’aujourd’hui) à chacune des deux mille léproseries de son royaume.

 

Les coutumes générales, connues sous le nom d’établissement de St.-Louis , contiennent aussi quelques règlements concernant les léproseries et spécialement contre les abus commis par les prévôts fermiers, chargés de l’administration des biens de ces hôpitaux.

 

Odon Rigaut, archevêque de Rouen , dans ses visites pastorales , et particulièrement Robert de Harcourt , évêque de Coutances , dans ses statuts synodaux de l’an 1294 (2) , nous ont également laissé de curieux documents sur les lépreux et les léproseries de la Normandie.

 

En 1315, Louis X (dit le Hutin) , crut détruire la mendicité , siège principal de la lèpre , eu permettant aux juifs d’acheter des rotures en se faisant chrétiens ; mais il ne fit qu’augmenter ces deux fléaux , parceque les seigneurs , auxquels ces nouveaux convertis appartenaient, s’emparèrent de leurs biens , sous le spécieux prétexte que la liberté qu’ils acquéraient par ce moyen privait lesdits seigneurs du droit de propriété qu’ils avaient sur la personne même du juif.

 

Charles VI, par une ordonnance de l’an 1381 , abolit cet usage barbare; mais dix ans après il en rendit une autre, plus cruelle encore , en expulsant ces mêmes Juifs du royaume et en s’emparant de leurs biens.

 

Néanmoins cette mesure, quelqu’injuste qu’el’e fût , eut cependant un résultat qui en tempéra l’atrocité, puisqu’on doit lui attribuer le peu de progrès que fit cette maladie pendant le XV e . siècle et au commencement du XVIe . Une ordonnance de François I er . , en date du 19 décembre 1563 , prouve, en effet, que cette maladie était alors beaucoup diminuée et qu’une grande partie des maladeries se trouvaient désertes et restaient sans emploi. C’est pourquoi ce prince enjoignit de faire faire un état des biens de tous les établissements de ce genre dont les administrateurs dissipaient le revenu , afin d’en prévenir la ruine ; mais , cette ordonnance ne reçut pas son exécution, et les biens de ces maisons continuèrent d’être dilapidés comme par le passé.

 

Bientôt après , cette dilapidation vint de la couronne elle-même; et Henry II , pour soutenir la guerre qu’il faisait à Charles-Quint, après avoir mis, en 1552 , un impôt de 25 liv. sur chaque clocher du royaume, ordonna ensuite de s’emparer de tous les biens disponibles des léproseries et maladeries.

 

Henri IV , par un édit du mois de juin 1606 , ordonna que son grand aumônier, ou ses vicaires-généraux, procédassent à la révision des comptes des fermiers des maladeries , afin d’employer les sommes dont ils étaient détenteurs , à l’entretien et au soulagement des pauvres gentilshommes ou autres officiers et soldats estropiés dans les dernières guerres.

 

Quelques symptômes de la lèpre s’étant manifestés vers le commencement du règne de Louis XIII, ce prince ordonna, par sa déclaration du 2 octobre 1612, de répartir ces nouveaux lépreux dans les maladeries qui subsistaient encore , et il fit pourvoir à leur subsistance au moyen de pensions que les fermiers de ces hôpitaux furent contraints de leur payer.

 

Mais bientôt la fainéantise chercha à exploiter, à son profit, ces secours donnés aux véritables lépreux : des vagabonds se firent admettre dans ces tristes maisons, après s’être frottés d’herbes corrosives, qui les faisaient paraître couverts de pustules et d’ulcères les plus dégoûtants.

 

La découverte de ces honteuses supercheries rendit bientôt les maladeries désertes; et les revenus affectés à ces établissements, n’ayant plus de destination fixe , eussent fini par être entièrement dilapidés par les employés préposés à leur administration, si Louis XIV n’y eût apporté un prompt remède. Ce prince, par son édit du mois de décembre 1672, donna une nouvelle destination à ces établissements , et disposa de leurs biens pour accorder des pensions ou des Commanderies aux officiers de ses troupes qui s’étaient distingués dans les dernières guerres. En même temps il réunit leurs domaines à ceux que possédaient déjà les ordres hospitaliers et militaires de St. -Lazare de Jérusalem et du Mont Carmel qui avaient été précédemment unis par Henry IV , en 1607.

 

Par un autre édit, du mois de mars 1693 Louis XIV, voyant que l’abandon qu’il avait fait des biens des léproseries et maladeries , aux ordres du Mont-Carmel et de St.-Lazare, n’apportait aucun soulagement aux officiers de ses troupes qui les possédaient , à titre de Cgmmanderie, à cause des procès que leur suscitait la division des terres de ces petites propriétés , ce prince ordonna définitivement la désunion de ces biens et se réserva d’en faire jouir quelqu’autre établissement eu dédommageant les fondateurs et -les officiers qui en jouissaient. En conséquence, il rendit une nouvelle déclaration , en date du 15 avril de la même année, par laquelle il remit en possession des biens des maladeries et léproseries les anciens fondateurs qui justifièrent suffisamment de leurs droits ; et en même temps il pourvut à l’entretien de l’ hôpital de St.-Mesmiu, dans lequel on réunit tout ce qui restait en Frauce de malades affectés de la lèpre.

 

Enfin, par une nouvelle ordonnance de la même année, qui ne fut cependant vérifiée et exécutée qu’en 1696, ce prince réunit les Maladeries dont les anciens fondateurs n’avaient pu justifier de leur titre , aux hôpitaux ou autres établissements les plus voisins des lieux où elles étaient situées ; et ces derniers en sont demeurés possesseurs jusqu’à l’époque de la révolution.

 

Quoique la piété de nos pères, ou plutôt la crainte de cette horrible maladie ait fait multiplier à l’infini les léproseries dans cette province néanmoins les diverses mutations qui se sont successivement opérées dans le régime administratif de ces maisons , ainsi que les dilapidations auxquelles elles ont été si souvent exposées , ne m’ont permis de recueillir dans les archives départementales qu’un fort petit nombre de chartes primitives de leur fondation , et encore moins d’actes civils ou particuliers passés par des lépreux. Aussi la table indicative des léproseries et des maladeries , dont je donne ici une courte description , est-elle fort incomplète , bien que le chiffre numéral s’en élève à 218 . Elle eût même été moins considérable encore , si je n’eusse eu recours aux pouillés de nos divers diocèses , qui ne désignent souvent ces anciens établissements que sous le nom d’hôpital ou de chapelle.

 
     
 

 
 

Ancienne léproserie de la Magdeleine à st lo

 
         
   
  VIVRE NORMAND
   
  MARIAGE VERS 1850
         
 

LA NORMANDIE ANCESTRALE

Ethnologie, vie, coutumes, meubles, ustensiles, costumes, patois

Stéphen Chauvet.

Membre de la Commission des Monuments historiques

Edition Boivin, Paris.1920

 
         
 

Mariage.

 

 — Le mariage civil est accompli sans bruit comme une formalité qui n'engage point, et les noces ne commencent que la veille du mariage à l'église, le seul regardé comme légitime. Le matin, les parents de la future montent dans une charrette traînée par des chevaux ou des bœufs et, accompagnés d'un ménétrier qui sonne du violon, vont chercher le trousseau chez la belle-mère pour le transférer chez le bruman (fiancé; de bru, et de man, homme).

 

Une énorme armoire sculptée est bientôt chargée sur la voiture, au-devant de laquelle la sœur ou simplement la couturière de la mariée s'assied sur des oreillers destinés au lit nuptial, tenant sur ses genoux un rouet et une quenouille, symboles des occupations domestiques Chemin faisant, la couturière distribue des paquets d'épingles aux jeunes filles qu'elle rencontre.

 

Assez fréquemment, la noce va à cheval à l'église, les femmes assises sur la croupe, en arrière du « maître ». Les deux époux se placent au milieu de l'église, sous un crucifix pendu à la voûte, y reçoivent la bénédiction nuptiale, entendent l'évangile au maître-autel et font une station à l'autel de la Vierge pour y déposer leurs cierges.

   
         
 

On sort de l'église au bruit des coups de fusils et des pétards; le convié le plus alerte présente la main à la mariée, la fait danser un moment et en reçoit un ruban; un second ruban est la récompense de celui qui la remet en selle.

 

Dans les préparatifs du mariage, le transport du trousseau de la future mariée signalé ci-dessus, constituait à lui seul une cérémonie qui se déroulait selon des rites charmants. L. Beuve a recueilli, à Vesly, de la bouche d'une vénérable octogénaire le récit de cet événement, car c'en était un dans un bourg et on en « jasait » longtemps encore après les noces. Ce récit figure dans le numéro du Bouais Jan du 8 août 1898 (p. 103) :

 

« Le trousseau de la mariée arrivait, en voiture, huit jours avant la noce, marchant au pas, lentement, le long des bourgs, pour s faire bi guetta L'armoire, la vénérable armoire normande, trônait, bien en vue, au mitan de la quertée de meubles, telle une reine parmi ses sujets. Le grand caoudron, la paesle, le biaux mireux, étaient aussi mis en valeur, artistement disposés, suivant les règles plusieurs fois séculaires, que se transmettaient de génération en génération, les couturières. La quenouille et le rouet y figuraient aussi. Ils étaient soigneusement enrubannés. Après la noce, la jeune mariée allait suspendre sa quenouille à l'autel de la bouiïvirge. Aujourd'hui, ajoute le poète, on ne file plus et l'on remplace la quenouille par un vulgaire bouquet. »

 
     
 

Le trousseau de la mariée arrivait, en voiture, huit jours avant la noce

 
     
 

Les mariés recevaient de leurs parents et amis quelques cadeaux parmi lesquels une houe, un louchet (un truble), une braie à filasse, un carrosse à laver et son battoir, emblèmes du travail que la jeune mariée devait exécuter clans son ménage. Le D r E. Ozenne rappelle qu'on « procédait minutieusement à la toilette de la mariée, sans oublier d'attacher derrière la coiffe, au-dessus du chignon, un petit miroir encadré de chenille verte et une rose blanche. Ces objets s'appelaient la relique. C'était l'emblème de la virginité. Le lendemain du mariage, la relique était placée à la tête du lit des époux : la rose s'était épanouie... »

 

Après la cérémonie religieuse le cortège, précédé du ménétrier, se rendait à pied à la salle du repas si elle était proche. Sinon, comme il n'y avait guère de voitures à cette époque et que les chemins étaient en très mauvais état, on se rendait à cheval au lieu du festin, chacun ayant sa chacune en croupe. Et c'était de par les champs et les chemins, une pimpante cavalcade, égayée des rires des paysannes casquées de belles coiffes (les comètes) dont les grandes ailes blanches et les rubans flottaient au vent.

 

Au festin, la bru (la mariée) se plaçait au centre. Derrière elle, était tendu un drap blanc sur lequel étaient attachés les bouquets de mariage enguirlandés de feuillage, de fleurs champêtres et de roses, et de flots de rubans blancs. Les invités se plaçaient selon leur bon plaisir. Le repas était copieux. De belles poulardes, rissolées à point, quittaient la broche qui les faisait tourner sans cesse devant une belle flambée de genêt, pour être découpées et passées parmi les invités, sur de grands plats de compagnie ornés de dessins bleus. Le bon bère, de pur jus, était versé à pleins connots, dans de biaux godias de cérémonie, par de nombreux valets et aussi... par le bruman (le marié) qui, selon l'usage, revêtu d'un tablier et les manches retroussées, servait les gens de la noce! Des chants, des divertissements animaient la fin du repas. Lorsque ce dernier était terminé, tout le monde allait faire un petit tour en plein air, de par les prés et les plants, puis on revenait souper. Enfin arrivait l'heure de la danse qui durait, généralement, pendant presque toute la nuit. Au petit jour les invités partaient; il ne restait que les amis intimes; ceux-ci allaient porter aux mariés, qui s'étaient retirés pendant la fête, des rôties contenues dans une écuelle d'étain à oreilles qu'on avait maintenue au chaud, devant l'âtre flamboyant, dans la corbeille d'un des landiers. Ce rite était l'occasion de quelques plaisanteries. Puis la chambre se vidait, et pendant que l'aurore se levait, les jeunes mariés pouvaient, enfin, goûter, loin du bruit, un sommeil réparateur.

 

Au cours du chapitre suivant, on verra que le trousseau de la mariée, ce trousseau qui était l'œuvre de tant de veillées et qui comportait des vêtements et des coiffes si seyantes, était livré la veille des épousailles.

 

Maintenant, hélas! tout cela est bien tristement modifié. Le trousseau est acheté, tout fait, dans un magasin de nouveautés, de la petite ville voisine. Les coiffes, les fichus ont disparu ainsi que le rouet. La belle armoire de chêne sculpté est remplacée soit par une armoire à grands panneaux tout unis, en bois blanc (peint de façon à imiter les nervures du bois), ou bien, si les futurs époux sont aisés, par une armoire à glace, « le plus platement hideux de tous les meubles », au dire de Banville. Le jour du mariage, la mariée, habillée de soie et portant simplement un voile blanc au-dessus de son chapeau (!) prend place dans la voiture à deux roues qui sert à aller au marché, à côté de son époux, habillé d'un veston foncé (orné à la boutonnière d'un petit bouquet de fleurs d'oranger) et coiffé d'un chapeau melon. Les invités de la noce suivent dans d'autres voitures. La couturière qui a fait la robe de la mariée, a encore, cependant, un petit privilège. Elle fleurit de petits bouquets de fleurs d'oranger les personnes de la noce et parfois celles qu'elle rencontre sur la route qui mène à l'église, et reçoit, en échange, une obole.

 

Mais où sont les beaux meubles et les délicieuses coutumes du vieux mariage d'antan?

 
     
   
     
   
  VIVRE NORMAND
  MANIE DES PROCÈS EN NORMANDIE
         
 
 
         
  Le Normand 1842

  par
Émile Gigault de La Bédollierre

     
         
 

Il paraît que la monomanie de la chicane avait gagné jusqu’aux femmes ; car, dans la charte de Rouen, Falaise et Pont-Audemer, donnée par Philippe-Auguste, on trouve cette singulière disposition pénale : « Lorsqu’une femme sera convaincue d’être processive et médisante, on l’attachera sous les aisselles avec une corde, on la plongera trois fois dans l’eau. »

Le grand coutumier de Normandie, le plus litigieux de France, fut promulgué en 1229, et, en 1280, un certain Richard Dourbault imagina de le mettre en vers.

 

 

L’originalité de cette idée, qui ne pouvait éclore qu’en un cerveau normand, semblait impossible à surpasser ; mais en 1599, Jacques de Campron, curé d’une paroisse d’Avranches, dédia au parlement de Rouen le Psautier du juste plaideur, contenant, pour chaque jour de l’année, un cantique et quatre psaumes qu’il suffisait de réciter avec ferveur pour gagner les causes les plus aléatoires ; touchant accord de la loi religieuse et de la loi civile, de celle qui prescrit le pardon des injures, et de celle qui les résout en dommages et intérêts.


Papirius Masso, écrivain du seizième siècle, accuse les Normands, en termes énergiques : Callidos cautosque esse naturâ cognitum est, et morum suorum observantissimos custodes esse.. Litigare scienter, et nodum in scirpo quœrere solent, ut non sine causâ Placentinus Normanos esse doli capaces ante pubertatem olim dixerit. Il ajoute comme correctif : Eosdem ego ingeniosos ad percipiendas bonas artes et scientias prœdico. (Descriptio Gallicæ per flumina.)

Au dix-septième siècle, la réputation des Normands était parfaitement établie. « On appelle à Paris la Normandie le pays de sapience, et non le pays de la sagesse, à cause que les habitants y sont fins et rusés, et surtout à plaider et à ménager leurs intérêts (1) : d’où vient que la coutume y établit la majorité à vingt ans. »

Un cosmographe de la même époque, Châteaunières de Grenaille, auteur du Théâtre de l’Univers (2), confirme ce que nous savons sur l’esprit processif des Normands.

« Les Normands sont fins et rusez, ne sont subjets aux loix, ny aux coustumes d’aucuns estrangers, et vivent selon leur ancienne police, qu’ils défendent opiniastrement. Ils sont sçavants au possible en matière de procez, et sçavent tous les détours, et toutes les ruses et surprises que la chicane peut inventer, tellement que les estrangers ne s’osent associer avec ce peuple (3). »

 
         
 

Tout prenait en Normandie une tournure litigieuse, même les discussions théologiques. Un janséniste de Bayeux, abandonné à ses derniers moments par le clergé orthodoxe, allait périr sans viatique. Il employa le ministère d’un huissier, qui somma le curé de la paroisse d’avoir à administrer le moribond !

 

Le nombre des procès a diminué sous l’empire du Code civil, mais les lois nouvelles n’ont pas assez d’inflexibilité pour ne point fournir d’arguments à deux faces, l’une qui affirme, l’autre qui dément ; et beaucoup de Normands sont encore disposés à profiter de cette élasticité d’interprétation pour éterniser les discussions d’intérêt. Un habitant de Bayeux ou de Falaise se croit-il victime de quelque injustice, lésé dans ses intérêts ; lui conteste-t-on un droit quelconque, lui cause-t-on le moindre dommage, vite un commissaire, un juge de paix, un homme de loi

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« Oh ! oh ! nous allons voër ! Cha n’ se passera point comme cha... Faut que la gueule du juge en pette ! j’en aurai raison, quand même je devrais manger ma dernière chemise ! » Et la querelle s’engage, haineuse comme une guerre féodale.


Bientôt, au milieu des débats judiciaires, les parties adverses perdent de vue l’objet de leurs réclamations, pour ne songer qu’à se ruiner mutuellement : le désir de la vengeance fait taire l’intérêt personnel. Dans certains pays on s’égorge : en Normandie on plaide ; on y combat à coups d’assignations, comme en Italie à coups de stylet : le mot vendetta s’y traduit par procès.

Il serait injuste toutefois de répéter aveuglément de vieilles calomnies. Non, le Normand ne jure point des deux mains ; non, il ne trafique point effrontément de son témoignage ; mais il est vétilleux, et trouverait moyen d’embrouiller un axiome géométrique ; Si, en contractant avec lui, on n’a pas observé strictement toutes les formalités légales ; si toutes les quittances ne sont pas en règle, si les noms d’hommes et de lieux ne sont pas convenablement orthographiés dans les actes, la tentation de chicaner et de plaider pourra s’emparer de lui, et aura-t-il le courage d’y résister !

Durant l’année judiciaire de 1830-31, les tribunaux du ressort de la cour de Rouen ont jugé sept mille quatre-vingt-dix-huit procès, et ceux qui dépendent de la cour de Caen, dix mille trois cent trente-deux. Dans ce nombre ne sont pas comprises les causes appelées aux tribunaux de commerce, qui montent, dans le ressort de la cour de Rouen seulement, à douze mille trois cent quatre-vingt-trois (4). Ces chiffres ne sont dépassés que par ceux que donne la statistique du département de la Seine, placé dans une position exceptionnelle.

L’immense mouvement de l’industrie normande contribue à ce résultat. La concurrence des activités qui se heurtent à Rouen, au Havre, à Elbeuf, à Louviers, etc., enfante inévitablement des procès ; cependant c’est en basse Normandie qu’on trouve le plus d’ardeur chicanière. C’est là que certains cultivateurs possèdent, aussi bien qu’un premier clerc d’avoué, et beaucoup mieux qu’un avocat, le vocabulaire baroque de la procédure. Ils rédigeraient au besoin une assignation à comparaître d’hui à huitaine franche, une sommation à produire des défenses, des conclusions motivées, une réquisition d’audience, des qualités de jugement, ou la copie de la grosse dûment exécutoire, signée, scellée et collationnée, d’un jugement enregistré rendu contradictoirement entre les parties.

 

La basse Normandie est plus agricole que manufacturière. Elle s’occupe de défrichements, d’assolements, de cultures, de pépinières, de turneps, de rutabagas, de topinambours, de vaches laitières, de moutons, de chevaux, d’engrais, d’instruments aratoires, de pétitions contre l’introduction des blés étrangers, et surtout de pommes et de cidre. L’année sera-t-elle pommeuse ? les fleurs du pommier sont-elles nouées ? Les surets (5) sont-ils à greffer ? Y a-t-il beaucoup de quêtines ? (6) Est-il temps de raîcher ? (7) Voilà des problèmes importants pour une grande partie de la population. Le bas Normand est encore attaché à la glèbe. Son plus vif désir, le rêve de sa vie, sa passion est d’avoir de la terre ; il vendrait ses chemises pour acheter du bien, et se passerait de pain pour acquérir la possibilité de semer du blé.

 

Chaque année partent du Bocage des moissonneurs qui vont servir d’auxiliaires à ceux de Brie et de Picardie, des brocanteurs, des fondeurs, des chaudronniers, des paveurs, des peigneurs de filasse, des sassiers, des marchands de vans et de cribles, des colporteurs d’images et de livres à l’usage des campagnes, tels que le parfait Bouvier, le parfait Maréchal, le petit Paroissien et les Quatre fils d’Aymon. A l’époque où la végétation est suspendue, environ douze cents taupiers quittent leur quartier général, les cantons de Trun et de Baliboeuf (Orne), et, avec l’aide d’apprentis qu’ils ont engagés pour trois ans, ils opèrent de terribles ravages dans la race des plantigrades.

Tous ces émigrants, à la fin de la campagne, s’empressent de rentrer dans leurs foyers, écornent à peine, pour leur subsistance journalière, ce qu’ils ont gagné dans leur tournée, et achètent un verger, un dellage, une masure (7). Quand leurs ressources sont suffisantes, ils fieffent un fonds de terre, c’est-à-dire qu’ils s’engagent à en payer le prix par portions annuelles, avec les intérêts. Après une existence de privations et de misère, ils arrivent à posséder douze cents livres de revenu immobilier. Ils n’ont point connu le luxe, ils n’ont point joui des avantages attachés à la propriété, mais ils sont propriétaires : c’était tout ce qu’ils ambitionnaient. Ils logent dans une maison à eux, ils cultivent un terrain à eux, ils boivent le cidre qu’ils ont récolté, ils s’asseyent à l’ombre de leurs pommiers, et se condamnent avec joie à manger toute leur vie du pain noir.

L’extrême division de la propriété communique aux villages normands une apparence de gaieté et d’aisance. Chaque maison est isolée, entourée de son jardin, abritée par les cimes rondes et tortueuses de l’oranger de Normandie. Les habitants ont toutes les qualités et tous les vices qui caractérisent le propriétaire foncier. Ce sont de rudes travailleurs, mais des hommes intimement convaincus que charité bien ordonnée commence par soi-même. Ils profitent de ce que les terrains sont mal bornés pour s’agrandir aux dépens de leurs voisins ; ils empiètent chaque jour sur le sol étranger dont ils entament un coin avec la bêche et la charrue. Sont-ils établis sur le bord d’une route, ils la rognent et la rétrécissent peu à peu, et l’ensemenceraient volontiers tout entière, sans égard pour la nécessité des communications.

 

Aussi voit-on s’élever en abondance toutes les questions qui naissent de la propriété territoriale : questions de bornage, questions de clôture, questions de servitude, questions de partage, questions d’hypothèque, et il faut de longues et coûteuses expertises pour établir la validité respective des prétentions opposées. Les causes sont traînées de première instance en appel, d’appel en cassation, envenimées par la cupidité, embrouillées par la mauvaise foi, éternisées par l’entêtement.

 

N’essayons point de le dissimuler, le Normand montre quelquefois une avidité répréhensible, une âpreté au gain qui ne l’emporte pas au-delà des bornes prescrites par la loi, mais qui lèse le prochain, et répugne aux esprits délicats. Consultez les ouvriers des fabriques de Normandie, ils vous diront qu’ils sont accablés de retenues continuelles pour absence, pour infractions légères à des règlements tyranniques. Interrogez les commis de nouveautés, ils vous donneront sur leur régime alimentaire des détails peu favorables à leurs patrons. Regardez à l’oeuvre les fermiers, les négociants, les industriels ; les verrez-vous préoccupés de l’intérêt public ? En aucune façon. Leur but est la fortune ; ils y marchent avec lenteur et prudence, en haricotant (9), en rognant les salaires, en donnant peu du leur, en tirant des autres le plus possible. Ne vous en défendez pas, descendants des hommes du Nord ; ils vous ont transmis quelque peu de leurs inclinations, et en revêtant des formes légales, en entrant dans le lit que lui creusaient la morale et les lois, leur goût pour la piraterie s’est transformé en génie commercial !

 

NOTES

 

(1) Dictionnaire de Trévoux.
(2) Paris, 1643, in-8°.
(3) Description de la France, page 307.
(4) Annuaire de Normandie.
(5) Pommier non greffé.
(6) Pommes tombées avant leur maturité. Gouées, en haute Normandie.
(7) Abattre les pommes.
(8) Un dellage est un certain nombre de sillons. Ce mot vient de deal (quantité), terme northman adopté par les Anglais. Une masure ou cour est en Normandie un pré enclos, planté de pommiers, au milieu duquel se trouvent une maison d’habitation, des greniers, une étable, un toit à porcs, et autres constructions, ordinairement en charpente et en terrage. On voit souvent dans les journaux du pays l’annonce de l’adjudication définitive d’une masure édifiée de plusieurs bâtiments.
(9) Haricoter, en patois normand, lésiner, liarder. On dit un haricotier.

 
         
   
         
   
  PROMENADES EN NORMANDIE
   
  QUELQUES DATES
         
 

Promenades en Normandie

Par Mauricette VIAL-ANDRU

 

On fait remonter l’histoire de la Normandie au traité de Saint-Clair-sur-Epte entre Rollon et Charles le Simple. Toutefois, des ports comme Saint-Valery, entretenaient depuis bien longtemps déjà des relations commerciales avec la Grande-Bretagne. Depuis la conquête romaine jusqu’aux invasions du Ve siècle, la paix avait régné. Les villes de Rouen, Évreux, Saint-Lô, Lisieux, Coutances, Avranches, existaient déjà et, à partir du Ve siècle, le pays s’était couvert d’abbayes illustres : Saint-Wandrille, Jumièges, le Mont-Saint-Michel.

 

La constitution du duché de Normandie fit de cette terre un des plus grands fiefs du royaume de France. En 1066, Guillaume le Conquérant réclame la couronne d’Angleterre et est victorieux à Hastings. Le sort de la Grande-Bretagne et de la Normandie est lié désormais. Quand la petite fille de Guillaume, Mathilde, épouse le comte d’Anjou Geoffroi Plantagenet, l’empire anglo-angevin vient de naître. Il s’étendra bientôt jusqu’aux Pyrénées, menaçant le royaume de France.

 

Et ce fut la première guerre franco-anglaise. Richard Coeur de Lion édifie son fier Château-Gaillard au-dessus de la Seine. Mais les Capétiens sont vainqueurs.

 

Louis X signe en 1315 la charte aux Normands qui ratifie toutes leurs libertés. C’est la paix capétienne : l’agriculture et l’industrie des toiles prospèrent.

 

Hélas, au XIVe siècle, la guerre reprend. Les bandes anglaises et leurs alliées les bandes navarraises, pillent les villes et les campagnes. Du Guesclin délivre un temps le pays par la victoire de Cocherel. Mais arrivent les heures mauvaises : le pays occupé à partir de 1417, puis Jeanne d’Arc brûlée vive à Rouen. La délivrance n’aura lieu qu’en 1450.

 

Au XVIe siècle, les Normands, qui ont le goût de l’aventure, s’élancent, depuis Dieppe ou Honfleur, vers les Amériques et les Indes. Les guerres de religion n’arrêtent pas cette expansion, Après la bataille d’Arques près de Dieppe, la province se rallie à Henri IV.

 

Au XVIIe siècle, la Fronde n’entrave pas le développement économique car les intendants de Rouen, Caen, Alençon, le favorisent. Pendant la Révolution, c’est une Normande de Caen, Charlotte Corday, qui délivre le pays du féroce Marat.

 

CAEN 1880

 
       
   

GRANVILLE 1880

 
         
 

Les Vendéens échouent au siège de Granville. Les chouans duCotentin, derrière leur chef Louis Frotté, attaquent les diligences qui transportent les fonds publics… et les derniers rêves s’évanouissent.

 

Mais l’histoire n’est pas close. En 1944, la bataille de Normandie ravage la province et fait disparaître de nombreux monuments d’un passé magnifique.

 

Reste l’orgueil des grands écrivains donnés à la France : Malherbe, Corneille, Flaubert, Maupassant, Barbey d’Aurévilly, Jean de la Varende. Ce sont là gloires majeures

 
         
   
  PROMENADES EN NORMANDIE
   
  COUTUMES NORMANDES
         
 

On juge le Normand madré et peu enclin aux promptes décisions. On le dit méfiant, on l’accuse de trop de prudence. En réalité, il est patient, observateur. Il possède un fond de solide bon sens. Il ne manque pas de finesse et se gausse des fanfarons. Il est travailleur. La guerre détruit-elle le village ? Il reconstruit avec ardeur et ne se lasse pas de recommencer l’oeuvre détruite. On peut encore admirer des auberges avec leurs énormes poutres et leurs solives mais presque partout, la pierre calcaire, parfois la brique, triomphent et donnent ces claires maisons égayées d’hortensias. Là s’imposait naguère l’armoire en chêne à deux portes, cirée, frottée jusqu’à l’usure. L’artisan y faisait figurer des épis de blé, des colombes… les armoires les plus anciennes remontent à la Renaissance et ont été recueillies dans les musées ou, hélas, vendues à des étrangers. Elles étaient, ces armoires, emplies de draps, de serviettes, de linge de table et de maison, fleurant bon la lavande cachée dans des sachets.

 

C’était le trousseau de l’épousée, sa « corbeille de mariage ». Et puis il y avait le buffet aux formes élégantes, le vaisselier garni des magnifiques faïences de Rouen, la bonnetière, la vieille horloge au balancier de cuivre, les cuivres rouges pendus aux murs, le lit massif entouré de lourds tissus.

 

COUTANCES 1880

 
         
 

Les vêtements d’autrefois ont disparu et les coiffes, si diverses selon les lieux, ne sont visibles que dans les musées de traditions populaires.

 

Le Normand garde les pieds sur terre et s’inquiète peu du fantastique. Dans les bocages, les loups-garous ont longtemps couru les champs au grand effroi des enfants mais les contes normands s’inspirent surtout de l’histoire et de la vie quotidienne. Au pays du meilleur cidre, sur cette terre où une savoureuse eau-de-vie s’offre, pour créer au milieu d’un repas de fête, le fameux « trou normand », le diable n’a pas sa place… ou bien, s’il s’égare ici, il se fait avoir !

 
         
   
  PROMENADES EN NORMANDIE
   
  UNE CITE GOTHIQUE ROUEN
         
 

Une ville-musée, un port fluvial, un centre industriel, dans un cadre de vallons et de collines verdoyantes, au coeur d’une large courbe de la Seine, telle est Rouen.

 

Le coeur de la ville fut dévasté par la guerre. Mais Rouen a vite pansé ses plaies. La cathédrale, une des plus belles de France, a été sauvée. Elle fut commencée en 1145. La nef appartient aux XIII et XIVe siècles. Le grand portail ne fut terminé qu’en 1514. On peut suivre ainsi l’évolution du style ogival, improprement appelé gothique. C’est en Normandie que sont nées deux grandes évolutions spectaculaires : l’arc-boutant et la croisée d’ogives.

 

L’exquise église Saint-Maclou est du XVe siècle et sa façade est une dentelle de pierre d’une admirable finesse. L’aître Saint-Maclou, ancien cimetière de l’église, dont les galeries de bois remontent au XVIe siècle, est fascinant avec les restes de sa Danse macabre. La Grosse Horloge et son beffroi enjambent la vieille rue. Que de ruelles bordées de façades pittoresques ! Et nous voici sur la place du Vieux Marché qui rappelle encore le martyre de sainte Jeanne d’Arc.

 

ROUEN 1880

 
         
   
  PROMENADES EN NORMANDIE
   
  LES PORTS NORMANDS
         
 

Ils s’égrènent des limites de la Picardie à celles de la Bretagne : Dieppe, Saint-Valery-en-Caux, Fécamp, Le Havre, Honfleur, Cherbourg, Granville.

 

Dieppe aux eaux profondes (deep) séduisit les Normands, puis les Plantagenets et enfin les Capétiens. Les Dieppois souffrirent rudement de la rivalité franco-anglaise pendant la guerre de Cent Ans. En revanche, au XVIe siècle, la ville connut une intense prospérité, en particulier avec le commerce de l’ivoire. C’est l’époque des explorateurs, des armateurs audacieux comme Jean

Ango. Samuel de Champlain un autre armateur de Dieppe, parti d’Honfleur, fonde Québec en 1608. Au XVIIe siècle, le Canada est une « colonie normande ».

 

Fécamp a pris naissance autour d’une abbaye fondée en 660. Le monastère bénédictin fut saccagé à la Révolution mais l’église subsiste et aussi la célèbrebénédictine, liqueur découverte au XVIIe siècle par un moine et qui a rendu célèbre le nom de Fécamp. Autre monument important de la ville, l’église abbatiale de La Trinité, sobre, harmonieuse, caractérisée par l’abondance des chapelles : il y en a douze ! Au port, on se passionne pour le travail des

pêcheurs toujours prêts à tout vous expliquer au milieu des cris discordants des goélands.

 

Le Havre, presque intégralement détruit par les bombardements, a retrouvé toute son activité. Les Romains y avaient établi un camp, mesurant la valeur d’une telle situation sur un estuaire. Mais au XVIe siècle, Le Havre n’était qu’une bourgade, un « havre de grâce », quand François Ier y fit élever des chantiers maritimes, dont témoigne la fameuse écluse François Ier.

 

De l’autre côté de l’estuaire, Honfleur est, avec ses maisons encapuchonnées d’ardoises, ses bassins animés de voiles colorées, une des cités les plus exquises de la Normandie. Les hautes maisons, la lieutenance, l’église Sainte-Catherine construite en bois au XVe siècle par les charpentiers du pays, sont autant de témoins d’un passé harmonieux. Alphonse Allais, Erik Satie, Henri de Régnier, Lucie Delarue-Mardrus, naquirent ici.

 

L’importance de Cherbourg est récente et ne date que du XIXe siècle.

 

De l’autre côté de la presqu’île, Granville s’installa tout doucement au XIIe siècle autour d’une modeste chapelle.

 

FECAMP 1880

 
       
   

SAINT-VALERY-EN-CAUX 1880

 
         
 

La ville fut fortifiée au XVIIIe siècle et ses fortifications arrêtèrent en 1793 l’armée vendéenne commandée par La Rochejaquelein.

 

La vieille cité des Abrincates est perchée à 104 mètres au-dessus de l’estuaire de la Sée, en face du Mont-Saint-Michel. C’est Avranches où, devant le portail de la cathédrale le puissant Plantagenet Henri II s’humilia après le meurtre de Thomas Becket. Les Avranchais ne furent pas toujours pacifiques. En 1639, ils se révoltèrent contre la gabelle et leur chef fut dur à soumettre.

 
         
   
  PROMENADES EN NORMANDIE
   
  VILLES DE L'INTERIEUR
         
 

Pays de Caux, Pays d’Ouche, Vexin normand… dans cette grasse Normandie, les villes s’animent les jours de marché. Évreux possède une magnifique cathédrale. Les Andelys sont réputés par leur situation près d’un méandre de la Seine. Gisors, c’est la citadelle avancée de la Normandie tournée contre la France capétienne. C’est la clé du Vexin normand. Plantagenets et Capétiens se disputèrent la forteresse pendant un siècle. Aujourd’hui, c’est une ruine somptueuse, un donjon massif entouré d’une enceinte encore flanquée de tours. L’une d’elles, la « tour du prisonnier », est ornée de curieux bas-reliefs sculptés par un captif

 

Au-delà de Louviers, on pénètre en Pays de Bray, dont les vallons s’entourent de ruisseaux et enrichissent le terroir de pâturages qui permettent l’élevage des vaches laitières productrices de beurres et de fromages réputés.

 

Au sud du Pays de Bray, on entre en Pays de Caux avec Yvetot, célèbre par son roi ! Elbeuf fut une riche cité drapière dès le XVIe siècle. Lisieux vécut pendant des siècles d’une existence relativement paisible depuis sa conquête par Philippe Auguste en 1203. Il y eut la tourmente de 1944.

 

DIEPPE 1880

 
         
 

Mais Lisieux est devenue un lieu de pèlerinage très fréquenté où lespèlerins honorent la très aimée « petite Thérèse ». C’est à Lisieux qu’en 1154, Henri II Plantagenet épousa Aliénor d’Aquitaine, mariage catastrophique pour le royaume de France.


Bayeux conserve un visage tranquille. La broderie de la reine Mathilde (improprement nommée tapisserie), continue à narrer les péripéties de la conquête de l’Angleterre. La cathédrale est, avec celle de Coutances, l’une des plus belles de Normandie : l’art ogival normand s’y épanouit dans toute sa splendeur. Livre d’images grandiose qu’on ne se lasse pas de contempler !

 

Aux confins du Perche et du Bocage normand, Alençon étend ses rues paisibles où d’habiles dentellières maintinrent longtemps une tradition qui fit la renommée de la ville. Pour accueillir les princes, l’échevin Jean du Mesnil avait fait construire en 1450 la maison d’Ozé. Non loin de là, Flers fut prospère avec ses tissages de toile et ses filatures de coton.

 

Au milieu de plantureux pâturages et de vergers de pommiers, Vimoutiers produisit l’authentique, le délicieux, l’inégalé camembert de Normandie.

 
         
   
  PROMENADES EN NORMANDIE
   
  ABBAYES NORMANDES
         
 

Le Mont-Saint-Michel est la plus célèbre. Elle fut fondée en 708 par Aubert, évêque d’Avranches, sur l’ordre de saint Michel archange qui indiqua le roc où il entendait qu’on lui élevât un sanctuaire.

 

En 966, les Bénédictins s’établissent au Mont. Après un incendie en 1203, l’abbé Jourdain jette les fondations de cet admirable ensemble, la « Merveille de l’Occident ». Le cloître, entrepris en 1228, semble suspendu entre ciel et terre comme un coin du paradis.

 

Jumièges est une ruine émouvante. Saint Philibert la fonda en 654.

 

Guerre de Cent Ans, guerres de Religion, elle connut toutes les épreuves et pour finir, les marchands de biens la dépecèrent sous la Révolution. Un parc ombragé drape de verdure les restes de la nef, des arcades et des tours carrées.

 

Saint-Wandrille est voisine, fondée en 648 par un disciple de saint Colomban sous le nom de Fontenelle. Elle connut la décadence dès le XVIe siècle et fut rétablie au XVIIe siècle par les Bénédictins réformés de saint Maur. Maurice Maeterlinck y habita longtemps.

 

LONGUEVILLE 1880

 
         
   
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  LES FORTERESSES
         
 

Donjons en ruines, envahis par la végétation, hantés par hiboux et chouettes, courtines croulantes entre deux oubliettes, la Normandie, terre foulée dès le VIe siècle par les envahisseurs, en possède un nombre imposant.

 

Ainsi de cet imprenable Château-Gaillard qui fermait contre le Capétien la frontière normande, dans une boucle de la Seine, au-dessus des Andelys, sur un promontoire rocheux. Démantelé, déchiqueté, il témoigne encore de l’indestructible puissance des forteresses médiévales.

 

Arques, que l’on appelle Arques-la-Bataille depuis la victoire d’Henri IV sur le duc de Mayenne en 1589, fut édifié en 1123. Le château fut dépecé au XIXe siècle mais ce qu’il en subsiste est impressionnant. Le pont de Tancarville 

 

n’est pas loin, non plus que ce Villequier dont le nom est désormais lié au funèbre poème de Victor Hugo.

 

Pour apprécier la beauté de la Normandie, il ne suffit pas d’admirer les majestueuses églises abbatiales et les forteresses.

 

CHERBOURG 1880

 
         
 

C’est souvent dansd’humbles sanctuaires de village qu’on découvre toute la pureté du style normand tant roman que gothique. La Normandie est une terre d’une extraordinaire richesse artistique et, malgré les destructions subies, cette vieille province française peut s’enorgueillir du magnifique patrimoine que les siècles lui ont légué. Et puis, il y a la nature !

 
         
   
  PROMENADES EN NORMANDIE
   
  DES PAYSAGES VARIES
         
 

Campagne et bocage, deux types extrêmes de paysages normands ! C’est d’abord le Vexin normand, plateau calcaire au limon épais très favorable au blé. Puis voici le Pays de Caux au vaste plateau crayeux limité au sud par la vallée de la Seine et du côté de la mer, par ses célèbres falaises festonnées de valleuses. À Étretat, la Falaise d’Amont et la Falaise d’Aval si joliment peintes par Claude Monet, encadrent une plage de galets.

 

L’Aiguille, haute de 70 mètres, se dresse au large, solitaire, et inspira Maurice Leblanc pour son roman L’Aiguille creuse. Le long de cette côte joliment nommée Côte d’Albâtre, on cultive le lin, arraché à la machine puis laissé sur le sol, où, bien étalé, il subit le rouissage.

 

Les falaises de la côte du Calvados sont interrompues par des dunes et des marais. À l’est, les plages de la Côte Fleurie – Deauville, Trouville, Cabourg –offrent leurs étendues de sable fin. À l’ouest, entre l’Orne et la Vire, s’étend la Côte de Nacre au climat tonique.

 

La presqu’île du Cotentin avec ses anses rocheuses, évoque la Bretagne mais on y rencontre aussi des plages de sable et des dunes.

 

DIEPPE 1880

 
         
 

Quant à la baie du Mont-Saint-Michel, elle se couvre de grèves immenses à perte de vue, toujours hantées par la Fée des Grèves de Paul Féval.

 

Le bocage, on va l’admirer en pays de Bray et en pays d’Auge. Un quadrillage de haies, dressées sur des levées, cerne les prés et les champs et cloisonne à l’infini le terroir qui, de loin, semble boisé. Le Pays d’Auge est le domaine des pommiers dont la floraison est une véritable féérie. Les variétés tardives donnent des pommes dures qui se conservent pendant des mois. Dans les haies, hérissons, lézards, couleuvres, petits rapaces, font bon ménage et se partagent la grasse provende des portées de mulots et de campagnols qui, sans ces prédateurs, seraient de véritables fléaux pour les cultures.

 

Et peut-on quitter la Normandie sans évoquer les chevaux ? Pur-sang anglais, trotteurs français, selle français et anglo-arabes, cobs, percherons, vivent là dans les haras privés et les haras nationaux du Pin et de Saint-Lô. Chaque année, fin août, a lieu à Deauville la vente des poulains pur-sang anglais d’un an et demi, les « yearlings », et c’est un événement capital d’une portée internationale.

 

Attachante Normandie ! Baudelaire composa à Honfleur son Invitation au Voyage. Et le dernier mot sera pour le Normand du Chamblac, Jean de La Varende. Voici comment il fait allusion à un climat qui n’est pas toujours facile : « Dans l’Ouche, qui n’entretient pas chaque année, voit mourir. La pluie… les vents… ! Les chemins se rétrécissent et il ne faut que deux ans pour faire d’un potager une pâture. » (Pays d’Ouche)

 
         
   
  LE MONDE RURAL NORMAND
   
  FOIRES ET ASSEMBLEES EN NORMANDIE
         
 
 
 

Periers jour de foire, CPA collection LPM 1900

 
     
 

Foires et assemblées en Normandie

Guide du touriste en Normandie

Auteur    Emile Tessier   1864

 

     Rien n'est plus curieux que les foires et les assemblées en Normandie. C'est là que l'on retrouve les anciens usages et les costumes originaux du paysan, qui disparaissent tous les jours. Dès le matin de ces réunions champêtres, les routes sont couvertes de voitures chargées de femmes et d'enfants, de boeufs, de moutons, de chevaux et d'animaux de toute sorte, qui se précipitent en tumulte dans un vaste champ préparé à l'avance, au milieu des cris et des jurons de leurs conducteurs. De longues tentes en grosse toile, pourvues d'abondantes provisions, et laissant voir d'énormes tonneaux de cidre à dépotayer, sont dressées sur les côtés du terrain réservé à la fête. Elles fourniront à la consommation des villageois, et retentiront bientôt du choc des verres, de chants nationaux, et des discussions frénétiques que le cidre, servi dans de vastes puchés (vases en terre), fait souvent naître, à la suite de libations trop copieuses et trop souvent répétées. Car le paysan normand, pour nous servir d'une expression du pays, boit sec, c'est-à-dire beaucoup. Dans ces assemblées tumultueuses, nos belles paysannes elles-mêmes tiennent tête à leur mari sous la tente, en trinquant fréquemment, et prouvent leur force physique, en se frayant, bon gré mal gré, un large chemin au travers de la cohue des promeneurs. A la fin de la journée, les sons d'un orchestre composé en général d'une clarinette, d'un tambour et d'une grosse caisse, attirent la jeunesse dans un verger, dont le sol, souvent humide, cède sous les pieds des danseurs, et occasionne des chutes parfois grotesques. Ce bal en plein air, éclairé par quelques lanternes de couleur suspendues aux arbres, termine habituellement la fête dans chaque village.

 
     
 
 
 

Folligny jour de foire, CPA collection LPM 1900

 
     
 
 
 

Folligny jour de foire, CPA collection LPM 1900

 
     
  LE MONDE RURAL NORMAND
   
  LES SOIREES D'HIVER EN NORMANDIE
         
 

Les soirées d'Hiver en Normandie

par l'Abbé Léonor Blouin. 1901


Au coin du feu nous voyons côte à côte les différents âges: les trois et même quatre générations dont se compose la maison entière sont rassemblées là dans un pêle-mêle qui ne manque pas d'être agréable sous une physionomie pittoresque.

 

L'aïeul assis dans un large fauteuil tient sur ses genoux l'avant-dernier de ses petits garçons qui s'amuse à dérouler les boucles argentées des cheveux de son grand-père.

 

Un espiègle de sept ans qui s'est permis de tirer l'oreille de son chaton noir pousse les hauts cris parce que l'animal à bout de patience s'est défendu d'un coup de griffe. Le nouveau-né n'est tranquille que si la mère penchée sur son berceau vient lui chanter do-do. La soeur aînée répare les bas de laine des nombreux frères, sans aucun regret de n'être pas fille unique. Et l'arrière-grand-mère repasse avec une douce mélancolie les années lointaines de sa jeunesse en faisant tourner son rouet vermoulu.

 

CPA collection LPM 1900

 
     
 

C'est l'heure où les domestiques tressent leurs chapeaux, où le berger hache betteraves et navets pour le bétail; quant à la servante voici qu'elle épluche tranquillement les légumes pour la soupe du lendemain. 

 

La lumière ne coûte pas cher dans notre atelier du soir: une longue résine, suspendue à la muraille, à l'aide d'une pince de bois consumé péniblement sa mèche fumeuse et répand une lueur jaunâtre sur le visage des travailleurs.

 

Dans l'âtre, le châtaignier pétille – c'est un méchant bois de chauffage- l'ajonc épineux crépite avec une violence qui ne dure qu'un moment, juste le temps d'éclairer ceux qui serait en train de bâiller par suite d'un vieil usage.

 

Au surplus voici une opération qui a toujours été incompatible avec l'ennui, je veux dire la manducation des châtaignes harassées. Une poêle à frire, à long manche de fer ou même de bois, est percée à l'aide d'un poinçon gros comme le doigt, de quelques dizaines de trous ou pertuis circulaires. C'est, on le voit, un instrument d'une simplicité primitive, et il ne faut pas s'étonner qu'on n'ait pu préciser l'époque de son invention ni citer le nom de son auteur.

 

La soirée du dimanche est choisie de préférence pour le repas de châtaignes. On n'appelle cela ni souper ni collation et pourtant c'est souvent l'un et l'autre, car il n'est pas rare de mettre deux fois la harassoire sur le feu dans la même soirée. Qui donc pourrait demeurer indifférent à ce spectacle capable de captiver nos yeux et nos oreilles et de produire en même temps dans les estomacs une attente si légitime! Le maître de maison harasse lui-même les marrons qu'un ouvrier maladroit pourrait laisser tomber dans le feu.

 

À propos de ce maître cultivateur, je crois utile d'ouvrir ici une parenthèse pour dire que jamais les anciens ne le désignaient d'un autre nom que celui de bourgeois. C'est avec un regret des plus vifs et un étonnement pénible que les personnes sages voient s'introduire chez nous l'habitude blâmable de décerner le titre de patron au maître de maison, cultivateur, fermier ou propriétaire. Le mot patron, quand il désigne l'artisan, chef d'atelier, est certainement très noble et sans reproche, mais il dévie du pur argot absolument répréhensible quand on l'adresse au bourgeois laboureur.

 

Il faut donc espérer que nos concitoyens reconnaîtront le bien-fondé de ces observations, et qu'ils voudront revenir franchement au langage de nos ancêtres. Oui, oui parlons comme nos pères!

 

Donc le bourgeois fait cuire les châtaignes. Un fagot de chêne flambe sous la poêle. La chaleur s'introduit par les trous multipliés; les châtaignes sautent en l'air et retombent avec un ensemble parfait, faisant entendre un bruit rauque ressemblant assez au cri du râle dans nos prairies à la fin d'avril. La cuisson s'opère, la décortication se produit. Parfois un marron plus coriace ayant accumulé sous son enveloppe un gaz abondant se déchire tout à coup: l'explosion s'accompagne d'une détonation épouvantable aux plus jeunes de la famille!

 

Chaque fois qu’on sert des châtaignes harassées, c'est un régal pour les jeunes gens qui ont complété leur râtelier dentaire. Quant aux plus âgés de la famille, aux vieillards, c'est surtout pour eux un prétexte de boire du cidre nouveau, car personne n'ignore que nos marrons farineux donnent la soif.

 

Voici nos gens rangés en cercle autour du foyer: au milieu, un canot plein de châtaignes fumantes, la cruche au cidre et la tasse, tels sont les objets sur lesquels convergent tous les regards.

 
     
 
CPA collection LPM 1900
 
         
   
  VIVRE NORMAND
   
  MARIAGE VERS 1850
         
 

LA NORMANDIE ANCESTRALE

Ethnologie, vie, coutumes, meubles, ustensiles, costumes, patois

Stéphen Chauvet.

Membre de la Commission des Monuments historiques

Edition Boivin, Paris.1920

 
         
 

Mariage.

 

 — Le mariage civil est accompli sans bruit comme une formalité qui n'engage point, et les noces ne commencent que la veille du mariage à l'église, le seul regardé comme légitime. Le matin, les parents de la future montent dans une charrette traînée par des chevaux ou des bœufs et, accompagnés d'un ménétrier qui sonne du violon, vont chercher le trousseau chez la belle-mère pour le transférer chez le bruman (fiancé; de bru, et de man, homme).

 

Une énorme armoire sculptée est bientôt chargée sur la voiture, au-devant de laquelle la sœur ou simplement la couturière de la mariée s'assied sur des oreillers destinés au lit nuptial, tenant sur ses genoux un rouet et une quenouille, symboles des occupations domestiques Chemin faisant, la couturière distribue des paquets d'épingles aux jeunes filles qu'elle rencontre.

 

Assez fréquemment, la noce va à cheval à l'église, les femmes assises sur la croupe, en arrière du « maître ». Les deux époux se placent au milieu de l'église, sous un crucifix pendu à la voûte, y reçoivent la bénédiction nuptiale, entendent l'évangile au maître-autel et font une station à l'autel de la Vierge pour y déposer leurs cierges.

   
         
 

On sort de l'église au bruit des coups de fusils et des pétards; le convié le plus alerte présente la main à la mariée, la fait danser un moment et en reçoit un ruban; un second ruban est la récompense de celui qui la remet en selle.

 

Dans les préparatifs du mariage, le transport du trousseau de la future mariée signalé ci-dessus, constituait à lui seul une cérémonie qui se déroulait selon des rites charmants. L. Beuve a recueilli, à Vesly, de la bouche d'une vénérable octogénaire le récit de cet événement, car c'en était un dans un bourg et on en « jasait » longtemps encore après les noces. Ce récit figure dans le numéro du Bouais Jan du 8 août 1898 (p. 103) :

 

« Le trousseau de la mariée arrivait, en voiture, huit jours avant la noce, marchant au pas, lentement, le long des bourgs, pour s faire bi guetta L'armoire, la vénérable armoire normande, trônait, bien en vue, au mitan de la quertée de meubles, telle une reine parmi ses sujets. Le grand caoudron, la paesle, le biaux mireux, étaient aussi mis en valeur, artistement disposés, suivant les règles plusieurs fois séculaires, que se transmettaient de génération en génération, les couturières. La quenouille et le rouet y figuraient aussi. Ils étaient soigneusement enrubannés. Après la noce, la jeune mariée allait suspendre sa quenouille à l'autel de la bouiïvirge. Aujourd'hui, ajoute le poète, on ne file plus et l'on remplace la quenouille par un vulgaire bouquet. »

 
     
 

Le trousseau de la mariée arrivait, en voiture, huit jours avant la noce

 
     
 

Les mariés recevaient de leurs parents et amis quelques cadeaux parmi lesquels une houe, un louchet (un truble), une braie à filasse, un carrosse à laver et son battoir, emblèmes du travail que la jeune mariée devait exécuter clans son ménage. Le D r E. Ozenne rappelle qu'on « procédait minutieusement à la toilette de la mariée, sans oublier d'attacher derrière la coiffe, au-dessus du chignon, un petit miroir encadré de chenille verte et une rose blanche. Ces objets s'appelaient la relique. C'était l'emblème de la virginité. Le lendemain du mariage, la relique était placée à la tête du lit des époux : la rose s'était épanouie... »

 

Après la cérémonie religieuse le cortège, précédé du ménétrier, se rendait à pied à la salle du repas si elle était proche. Sinon, comme il n'y avait guère de voitures à cette époque et que les chemins étaient en très mauvais état, on se rendait à cheval au lieu du festin, chacun ayant sa chacune en croupe. Et c'était de par les champs et les chemins, une pimpante cavalcade, égayée des rires des paysannes casquées de belles coiffes (les comètes) dont les grandes ailes blanches et les rubans flottaient au vent.

 

Au festin, la bru (la mariée) se plaçait au centre. Derrière elle, était tendu un drap blanc sur lequel étaient attachés les bouquets de mariage enguirlandés de feuillage, de fleurs champêtres et de roses, et de flots de rubans blancs. Les invités se plaçaient selon leur bon plaisir. Le repas était copieux. De belles poulardes, rissolées à point, quittaient la broche qui les faisait tourner sans cesse devant une belle flambée de genêt, pour être découpées et passées parmi les invités, sur de grands plats de compagnie ornés de dessins bleus. Le bon bère, de pur jus, était versé à pleins connots, dans de biaux godias de cérémonie, par de nombreux valets et aussi... par le bruman (le marié) qui, selon l'usage, revêtu d'un tablier et les manches retroussées, servait les gens de la noce! Des chants, des divertissements animaient la fin du repas. Lorsque ce dernier était terminé, tout le monde allait faire un petit tour en plein air, de par les prés et les plants, puis on revenait souper. Enfin arrivait l'heure de la danse qui durait, généralement, pendant presque toute la nuit. Au petit jour les invités partaient; il ne restait que les amis intimes; ceux-ci allaient porter aux mariés, qui s'étaient retirés pendant la fête, des rôties contenues dans une écuelle d'étain à oreilles qu'on avait maintenue au chaud, devant l'âtre flamboyant, dans la corbeille d'un des landiers. Ce rite était l'occasion de quelques plaisanteries. Puis la chambre se vidait, et pendant que l'aurore se levait, les jeunes mariés pouvaient, enfin, goûter, loin du bruit, un sommeil réparateur.

 

Au cours du chapitre suivant, on verra que le trousseau de la mariée, ce trousseau qui était l'œuvre de tant de veillées et qui comportait des vêtements et des coiffes si seyantes, était livré la veille des épousailles.

 

Maintenant, hélas! tout cela est bien tristement modifié. Le trousseau est acheté, tout fait, dans un magasin de nouveautés, de la petite ville voisine. Les coiffes, les fichus ont disparu ainsi que le rouet. La belle armoire de chêne sculpté est remplacée soit par une armoire à grands panneaux tout unis, en bois blanc (peint de façon à imiter les nervures du bois), ou bien, si les futurs époux sont aisés, par une armoire à glace, « le plus platement hideux de tous les meubles », au dire de Banville. Le jour du mariage, la mariée, habillée de soie et portant simplement un voile blanc au-dessus de son chapeau (!) prend place dans la voiture à deux roues qui sert à aller au marché, à côté de son époux, habillé d'un veston foncé (orné à la boutonnière d'un petit bouquet de fleurs d'oranger) et coiffé d'un chapeau melon. Les invités de la noce suivent dans d'autres voitures. La couturière qui a fait la robe de la mariée, a encore, cependant, un petit privilège. Elle fleurit de petits bouquets de fleurs d'oranger les personnes de la noce et parfois celles qu'elle rencontre sur la route qui mène à l'église, et reçoit, en échange, une obole.

 

Mais où sont les beaux meubles et les délicieuses coutumes du vieux mariage d'antan?

 
     
   
     
   
  LES CPA D'Henri ERMICE
  LES TRIPES A LA MODE DE CAEN
     
 

 

 

 

 

 
     
   
  LES CPA D'Henri ERMICE
  LE CRI DU COEUR
     
 

 

 

 

 

 
     
   
  METIERS D'HIER
   
  PATISSIERS, OUBLAYEURS, FEURIERS

& NIEULIERS EN NORMANDIE

         
 
 
         
 

« Histoire des anciennes corporations d’art

et métiers et des confréries religieuses de la capitale de la Normandie »

Paru en 1850

 

Les maîtrises des pâtissiers et des oublayeurs jouissaient de droits différents : les pâtissiers seuls pouvaient employer les œufs et le beurre pour la confection des gâteaux, tourtes , pâtés , tartelettes, craquelins de confréries, nieules et autres ouvrages, tandis que les oublayeurs n’employaient que des épices dans la fabrication des oublies, des gaufres, des échaudées, ou des hosties pour la célébration des messes. Ce dernier ouvrage formait une portion considérable du commerce des oublayeurs.

 

La fabrication des hosties était défendue aux Juifs et aux Protestants, par une raison que chacun conçoit aisément. Depuis la révolution de 1793, certains religieux, entre autres les Carmélites, se livrent à la confection des hosties, ce qui a fait tomber entièrement le commerce des oublayeurs. Le nom et la forme actuelle de ces pâtes légères, ordinairement appelées plaisirs, mot qui exprime si bien leur fragilité, ne datent que de l’époque du mariage de Louis XVI avec Marie-Antoinette. Auparavant, on les nommait dérisoirement : Canons de la reine de Hongrie, à cause de leur forme ronde ressemblant à peu près à ces instruments de guerre. Louis XVI défendit le nom et changea la forme de ces inoffensives pâtisseries, par respect pour son épouse, dont la famille tenait par quelques liens aux princes de Hongrie. On ne s’attendait guère, assurément, à trouver des raisons politiques dans des pâtes de si maigre valeur.

 

Les pâtissiers et les oublayeurs ne pouvaient acheter les farines nécessaires à leurs ouvrages que chez les boulangers sujets aux moulins de la ville. Comme on avait découvert chez plusieurs pâtissiers des farines d’une provenance illégale, un arrêt de 1678 enjoignit aux boulangers de déclarer dans les vingt-quatre heures, au clerc des moulins, la qualité et la quantité de farine vendue par eux aux pâtissiers et aux oublayeurs. Si les pâtissiers ou les oublayeurs voulaient moudre pour leur usage quelques boisseaux de blé, ils ne pouvaient le faire qu’aux moulins de la ville. En 1544, sur les poursuites de Martin Cavelier, fermier des moulins, Jean Lhermite, pâtissier, fut condamné à trente sols d’amende pour transgression de cette ordonnance.

 

Plusieurs fois, les pâtissiers, de concert avec les boulangers, se liguèrent ensemble pour se soustraire aux droits de mouture perçus par le clerc des moulins. Ils insultèrent ce fonctionnaire dans l’exercice de sa charge, le menacèrent même de le jeter à l’eau. Tant d’audace attira une juste répression. En 1674, Jean de Brevedent, lieutenant du Bailliage réprimanda sévèrement le pâtissier Simon Becquet, qui se plaisait à ces insultes, le menaça du fouet et d’une peine encore plus grave en cas de récidive. A cette occasion, on renouvela et publia au son de trompe, par les rues et carrefours de Rouen la défense aux pâtissiers, oublayeurs et boulangers de moudre leurs blés ailleurs qu’aux moulins urbains. En 1709, les pâtissiers Thomas Flescheur, Jean Parmentier, Jean Pigeon, furent condamnés à payer au fermier des moulins le prix de la mouture de deux mines de blé, en punition de quelques sacs de farine qu’ils avaient fait moudre ailleurs.

 
         
 

Les pâtissiers renouvelèrent leurs statuts en 1735, et en demandèrent la confirmation à Louis XV. Comme ils s’attribuaient exclusivement la confection des tourtes et des gâteaux en tous genres, les rôtisseurs et les boulangers s’opposèrent à leur prétention. Ils réussirent, et on maintint aux boulangers le droit de faire des gâteaux aux Rois et à Pâques, avec des œufs et du beurre , dont l’usage en tout autre temps appartenait seulement aux pâtissiers.

 

Nuls autres que les pâtissiers et oublayeurs ne pouvaient vendre ni pâtisseries, ni galettes, ni oublies, sur les places de Rouen. En 1744, les pâtissiers, forts de leur droit, arrêtèrent un sieur Mabire, d’Eauplet, qui portait des gâteaux au marché. De là, procès devant le Parlement. Heureusement pour Mabire, la saisie avait été faite par un vendredi, et les pâtissiers avaient oublié que, ce jour-là , toutes les denrées étaient franches de droits au marché de la Vieille-Tour. Le Parlement déclara donc la saisie nulle, et sauva Mabire des mains jalouses des pâtissiers.


Comme beaucoup des artisans de ces anciens temps, plusieurs pâtissiers se distinguèrent par de pieuses et magnifiques donations. En 1611, Guillaume Lemourme, maître pâtissier, donna le terrain sur lequel les Capucins ont bâti leur église. En mémoire de ce don, ils représentèrent Saint-Guillaume, patron du généreux pâtissier, sur les vitraux brillants d’une croisée, au bas de laquelle on lisait ces vers :

 

Mon âme ardemment éprise
De l’honneur qu’on doit à Dieu,
Content j’ai livré ce lieu
Pour y bâtir celle église ;
Et le Dieu qui me convie,
Et en qui gît tout plaisir,
M’a porté à ce désir
Dont une gloire m’envie.

 
 
       
   
 
         
 

Sur la croisée on voyait encore l’écusson de la profession, à fond d’azur avec une emporte-pièce d’argent, ou fers à fabriquer les hosties, accompagnés de deux croissants en or, en chef une grande hostie, et en pointe plusieurs petites.

 
     
 
 
         
   

 

 

   
 
 

 

 

   
   MESSE DE MINUIT EN NORMANDIE
 
 

 

Monseigneur CHABOT

Prélat de Sa Sainteté

CURÉ DE PITHIVIERS (LOIRET)

 

LA NUIT DE NOËL DANS TOUS LES PAYS

1912

 

C'est au pays de Caux surtout que la Messe de minuit se célébrait avec une grande solennité, sous le nom de fête des bergers.

 

Son origine était complètement normande. Au début, cette fête ne fut, en effet, qu'un de ces petits drames liturgiques latins que parfois on intercalait, comme une sorte de jeu sacré, dans l'office solennel, telles la Messe de l'étoile et la Messe de l'âne, qui furent représentées souvent, dans les premières années du Moyen Age, à la cathédrale de Rouen.

 

On représentait aussi dans la même église le Drame des pasteurs, adoration pieuse et naïve de l'Enfant-Jésus par les Bergers.

 

Ces pastorales donnèrent naissance à la fête des bergers. C'est la même naïveté dans le scénario, avec un caractère rustique qui remplace la gravité sacerdotale.

 

C'était aux garçons du village que revenait l'organisation de la fête. A Goderville et à Froberville, ils élisaient même un maître qui devait recueillir les offrandes pour rachat d'un somptueux pain bénit.

 

A minuit, la vieille église du village s'estompait dans la brume blanchâtre et glacée. Sous le porche et dans l'allée centrale piétinaient, avec un perpétuel chuchotement, les curieux, étrangers à la paroisse qui cherchaient, comme dans les théâtres des villes, «des places assises d'où l'on puisse très bien voir.» Tous étaient attirés par le charme de poésie touchante qui caractérisait cette pittoresque cérémonie.

 

De tout ce mouvement, de tout ce bruit, sont presque scandalisés les habitants du village, rangés dans leurs bancs bien cirés: cultivateurs venus avec leurs valets par les chemins creux, vieux paysans aux casquettes de poil et aux sabots de bois rembruni; bonnes femmes dont le serre-tête de coton s'agite sans cesse d'un petit mouvement saccadé; fermières et leurs servantes, bien au chaud dans leurs amples manteaux de laine, dans leurs capelines sombres, qu'égayent de blancs pompons légers et mouvants.

 

Dans le clocher de pierre, les douze coups de minuit viennent de sonner; les chantres ont achevé le Te Deum, le silence se fait dans toute l'église; qu'attend-on?

 

Réunis auprès des fonts baptismaux, se tenaient tous les garçons du village, portant en écharpe une serviette blanche, tandis que le maître se distinguait au milieu d'eux par une sorte de petite nappe à longs effilés, portée à la ceinture. À leur groupe se joignaient les bergers du pays. Ceux-ci avaient revêtu leur costume traditionnel: longue limousine rayée à pèlerine et à capuchon, chapeau de feutre à larges bords, sabots aux pieds et houlette ornée à la main.

 

A un signal donné, le cortège ainsi formé se mettait en marche. Souvent il était précédé par une sorte de chandelle allumée, mise en mouvement et glissant, à l'aide d'un fil de fer, d'un bout de l'église à l'autre, du portail à l'autel. C'était la Marche à l'étoile. Les bergers tenaient en laisse ou portaient un bel agneau blanc tout enrubanné; ils venaient l'offrir au Christ-Enfant couché dans une Crèche devant l'autel.

 

Souvent on tirait la queue à la pauvre bête ou on la piquait avec une épingle, afin qu'elle se mit à bêler dans les moments les plus solennels.

 

Mais ce qui attirait surtout les regards de la foule, c'était la civière du pain bénit, éblouissante de lumières, de cierges et de chandelles allumées.

 

Cette civière, comme à Néville, près de Saint-Valéry, était un véritable monument de menuiserie, en forme de pyramide, à plateaux ronds et superposés, ornés de lumières et reliés par des girandoles illuminées; elle était en outre parée de jolies touailles ou nappes de broderies et de dentelles. Au beau milieu se dressait un mât portant cinq plateaux d'un diamètre de plus en plus diminué, en montant, et donnant l'aspect d'un cône. Du sommet de ce mât, comme quatre haubans, descendaient quatre branches de fer portant, de distance en distance, des bras de candélabres et des torchères où brillaient de nombreuses bougies. Une sorte de manivelle—pour employer le terme populaire une chincholle—placée à la partie supérieure, actionnait tous les plateaux qui tournaient alors sur leur axe, en projetant l'éclat de mille petits cierges scintillants. Sur les plateaux reposaient les couronnes de pain bénit, ornées de fleurs et de feuillage: houx, laurier, lierre, roses de Noël; un bouquet terminait également le mât pyramidal.

 

Tout ce cortège, dans lequel deux garçons étaient chargés de mettre le mécanisme en mouvement, venait, à un moment donné, faire l'offrande du pain bénit; les fameux plateaux tournants faisaient surtout un effet magique.

 

Nous avons extrait ces détails d'un excellent article de M. Georges Dubosc, dont tout le monde, en Normandie, connaît le talent et l'érudition

 

A Saint-Victor-l'Abbaye, quatre petites filles, tout de blanc habillées, couronnées de roses, portent sur leurs épaules le symbole vivant de l'Enfant-Dieu, un agneau immaculé, incarnation d'innocence, de pureté et de douceur. Couché sur un tapis moelleux de chauds lainages, l'agnelet dresse sa petite tête placide et sereine, sous un dôme de verdure et de fleurs, formé d'un entrelacement de feuilles de lierre et de branchages de houx, piqué çà et là de roses, d'oeillets et de chrysanthèmes

 

 

 Chanson de Nôel

 
 

 

 

 
     
   
         
 
 
     
 

 

 

   

La bûche de Noël

en Normandie

 

D'après

La nuit de Noël dans tous les pays

paru en 1912

 

Monseigneur CHABOT

Prélat de Sa Sainteté

CURÉ DE PITHIVIERS (LOIRET)

 
         
 

Voici en quels termes Marchangy (1782-1826) parle de cet usage en Normandie : Le père de famille, accompagné de ses fils et de ses serviteurs, va à l'endroit du logis où, l'année précédente, à la même époque, ils avaient mis en réserve les restes de la bûche de Noël. Ils rapportent solennellement ces tisons qui, dans leur temps, avaient jeté de si belles flammes à rencontre des faces réjouies des convives. L'aïeul les poses dans ce foyer qu'ils ont connu et tout le monde se met à genou en récitant le Pater. Deux forts valets de ferme apportent lentement la bûche nouvelle, qui prend date, comme dans une dynastie. On dit la bûche 1ere, la bûche 2e, la 20e, la 30e, ce qui signifie que le père de famille a déjà présidé une fois, deux fois, vingt fois, trente fois semblable cérémonie.


La bûche nouvelle est toujours la plus grosse que le bûcheron puisse trouver dans la forêt, c'est la plus forte partie du tronc de l'arbre ou, le plus souvent, c'est la masse de ses énormes racines, qu'on appelle la souche ou la coque de Noël.


A l'instant où l'on y met le feu, les petits enfants vont prier dans un coin de l'appartement, afin, leur dit-on, que la souche leur fasse des présents, et, tandis qu'ils prient, on met à chaque bout de cette souche des paquets d'épices, de dragées et de fruits confits. Qu'on juge de l'empressement et de la joie des enfants à venir recevoir de pareils présents !

 
     

De nos jours, l'usage de la bûche de Noël tend à disparaître des pays normands. Longtemps, les pauvres gens des campagnes, en attendant l'heure de la messe de minuit, ont dû se réchauffer autour de l'énorme bûche éclairant de sa lumière flamboyante la compagnie réunie sous la La bûche de Noël hotte de la cheminée. C'est assis, devant son brasier, qu'on restait jusqu'au moment où, à travers champs, on allait gagner la pauvre église où devait se célébrer la Messe des bergers. C'est devant l'âtre rougeoyant qu'on se racontait toutes ces légendes merveilleuses de Noël, toutes ces traditions qui, contées par la voix tremblante des aïeules, se sont transmises jusqu'à nos jours : et les pierres tournantes, comme celles de Gerponville, de Saint-Arnoult, de Malle-mains, qui tournent sept fois pendant la nuit de Noël ; et les trésors qui ne se découvrent que lorsqu'on sonne le premier coup delà messe nocturne ; et les feux follets qui dansent pendant la nuit sur les tombes du cimetière et bien d'autres contes fantastiques (G. Dubosc. Journal de Rouen, 25 décembre 1898).

 

 

 
 
 
         
 
         
   
         
 
 
     
 

 

 

   

LES SOIREES D'HIVER

EN NORMANDIE

 

D'après

Moeurs et coutumes en Normandie 1901

 

Par l'Abbé Léonor Blouin.

 


 
         
 

Dès la tombée de la nuit la maisonnée se regroupe autour de la cheminée. L'abbé Léonor Blouin évoque ces longues soirées d'hiver où l'on n'avait pas le temps de s'ennuyer. Surtout à la saison des châtaignes

 

Au coin du feu nous voyons côte à côte les différents âges: les trois et même quatre générations dont se compose la maison entière sont rassemblées là dans un pêle-mêle qui ne manque pas d'être agréable sous une physuinomie pittoresque. L'aïeul assis dans un large fauteuil tient sur ses genous l'avant-dernier de ses petits garçons qui s'amuse à dérouler les boucles argentées des cheveux de son grand-père. Un espiègle de sept ans qui s'est pemis de tirer l'oreille de son chaton noir pousse les hauts cris parce que l'animal à bout de patience s'est défendu d'un coup de griffe. Le nouveau-né n'est tranquille que si la mère penchée sur son berceau vient lui chanter do-do. La soeur aînée répare les bas de laine des nombreux frères, sans aucun regret de n'être pas fille unique. Et l'arrière-grand-mère repasse avec une douce mélancolie les années lointaines de sa jeunesse en faisant tourner son rouet vermoulu.

 

C'est l'heure où les domestiques tressent leurs chapeaux, où le berger hache betteraves et navets pour le bétails; quand à la servante voici qu'elle épluche tranquillement les légumes pour la soupe du lendemain. 

 

La lumière ne coûte pas cher dans notre atelier du soir: une longue résine, suspendue à la muraille, à l'aide d'une pince de bois consumé péniblement sa mèche fumeuse et répand une lueur jaunâtre sur le visage des travailleurs.

 

Dans l'âtre, le châtaignier pétille – c'est un méchant bois de chauffage- l'ajonc épineux crépite avec une violence qui ne dure qu'un moment, juste le temps d'éclairer ceux qui serait en train de bâiller par suite d'un vieil usage.

 
         
 

Au surplus voici une opération qui a toujours été incompatible avec l'ennui, je veux dire la manducation des châtaignes harassées. Une poêle à frire, à long manche de fer ou même de bois, est percée à l'aide d'un poinçon gros comme le doigt, de quelques dizaines de trous ou pertuis circulaires. C'est, on le voit, un instrument d'une simplicité primitive, et il ne faut pas s'étonner qu'on n'ait pu préciser l'époque de son invention ni citer le nom de son auteur.

 

La soirée du dimanche est choisie de préférence pour le repas de châtaignes. On n'appelle cela ni souper ni collation et pourtant c'est souvent l'un et l'autre, car il n'est pas rare de mettre deux fois la harassoire sur le feu dans la même soirée. Qui donc pourrait demeurer indifférent à ce spectacle capable de captiver nos yeux et nos oreilles et de produire en même temps dans les estomacs une attente si légitime! Le maître de maison harasse lui-même les marrons qu'un ouvrier maladroit pourrait laisser tomber dans le feu.

 
 
         
 

À propos de ce maître cultivateur, je crois utile d'ouvrir ici une parenthèse pour dire que jamais les anciens ne le désignaient d'un autre nom que celui de bourgeois. C'est avec un regret des plus vifs et un étonnement pénible que les personnes sages voient s'introduire chez nous l'habitdue blâmable de décerner le titre de patron au maître de maison, cultivateur, fermier ou propriétaire. Le mot patron, quand il désigne l'artisan, chef d'atelier, est certainement très noble et sans reproche, mais il devier du pur argot absolument répréhensible quand on l'adresse au bourgeois laboureur.

 

Il faut donc espérer que nos concitoyens reconnaîtront le bien-fondé de ces observations, et qu'ils voudront revenir franchement au langage de nos ancêtres. Oui, oui parlons comme nos pères!


 
 

Donc le bourgeois fait cuire les châtaignes. Un fagot de chêne flambe sous la poêle. La chaleur s'introduit par les trous multipliés; les châtaignes sautent en l'air et retombent avec un ensemble parfait, faisant entendre un bruit rauque ressemblant assez au cri du râle dans nos prairies à la fin d'avril. La cuisson s'opère, la décortification se produit. Parfois un marron plus coriace ayant accumulé sous son enveloppe un gaz abondant se déchire tout à coup: l'explosion s'accompagne d'une détonation épouvantable aux plus jeunes de la famille!

 

Chaque fois qy'on sert des châtaignes harassées, c'est un régal pour les jeunes gens qui ont complété leur râtelier dentaire. Quant aux plus âgés de la familles, aux vieillards, c'est surtout pour eux un prétexte de boire du cidre nouveau, car personne n'ignore que nos marrons farineux donnent la soig.

 

Voici nos gens rangés en cercle autour du foyer: au milieu, un canot plein de châtaignes fumantes, la cruche au cidre et la tasse, tels sont les objets sur lesquels convergent tous les regards.

 

 
 
 
 
 
         
 
         
  CULTURE DE LA VIGNE EN NORMANDIE  -1/4
   
         
 

MONTEIL 14 Château du Mont-de-la-Vigne, collection CPA LPM 1900

 
     
 

Culture de la vigne en Normandie (1844)

par

M. l'Abbé Jean-Benoît-Désiré Cochet (1792-1836)
Aumonier du Collège Royal de Rouen

 

INTRODUCTION

 

Qu’il y ait eu autrefois des vignobles en Normandie, que cette province ait fourni à la consommation et au commerce des vins abondants, que ses coteaux, aujourd’hui ombragés de pommiers, aient été autrefois couverts de vignes, ce sont là des faits dont il n’est pas permis de douter.

Les preuves en sont innombrables, et tellement disséminées dans notre histoire, que l’on ne sait vraiment par où commencer. Ces preuves sont de toute nature : preuves écrites, preuves monumentales, preuves traditionnelles. Les chroniques, les chartes, les manuscrits, les terriers, les délibérations capitulaires, mentionnent à chaque page les vignobles de nos abbayes.

 
         
 

Les princes les prenaient sous leur protection ; l’église les couvrait de ses bénédictions ; les moines les cultivaient de leurs mains, le peuple en gardait le souvenir, et le transmettait aux siècles futurs. Il n’est pas jusqu’à la vigne sauvage de nos forêts, qui ne proteste par sa présence de son antique possession du sol. Les premiers monuments écrits, qui traitent de notre pays, datent du moyen-âge. Eh bien ! dès l’origine des temps historiques, nous voyons apparaître la vigne, enfonçant ses racines dans le sol gallo-romain ; et du plus loin que nous l’apercevons, elle couvre déjà de ses rameaux flexibles la cellule de nos solitaires, ou tapisse dans ses branches souples la grotte de nos ermites. On peut l’appeler, à juste titre, la fille des saints, car les trois premiers vignerons connus dans nos contrées furent : saint Ansbert, de Rouen, saint Philbert, de Jumiéges, et saint Wandrille, de Fontenelle.

 

 

Saint Ansbert, de Rouen

 
         
 

Lorsque ces fondateurs d’ordre voulurent rassembler autour d’eux les débris de la société française, lorsqu’ils tentèrent de réunir ces flots de barbares qui erraient comme des brigands au milieu de nos forêts poussées sur des ruines, ce fut à l’agriculture qu’ils demandèrent les premiers éléments de civilisation.


Saint Leufroy, saint Ouen, saint Saëns, saint Ansbert, saint Wandrille, saint Valery, et tous ces puissants thaumaturges qui changèrent la face des Gaules, étaient des hommes qui partageaient leur temps entre la prière et le travail des mains.Saint Wandrille et Saint Ansbert plantèrent la vigne de leurs propres mains, et la cultivèrent dans le vallon de Fontenelle, à cinq cents pas de leur monastère Un chroniqueur contemporain nous montre la chapelle de saint Saturnin tout ornée de pampres et de rameaux fertiles. On le voit, les patriarches avaient planté l’Orient, les moines plantèrent l’Occident.


Les premiers chroniqueurs de Jumièges se plaisent à nous peindre la terre Gémétique toute couverte de grappes empourprées. Dans la distribution de la maison, ils n’oublient pas les caves souterraines, où l’on resserre et pressure les vins.

 

Saint Philbert, de Jumiéges

 
         
 

Le vin de Jumièges et celui de Conihout, qui est voisin, conservèrent longtemps leur réputation. Il en est fait mention dans un état des revenus et des dépenses de Philippe-Auguste. En 1410, une queue de vin de Conihout se payait encore 70 sous par les châtelains de Tancarville. Ainsi donc, au XVe siècle, le vin indigène n’était pas dédaigné par les caves féodales.

 

Les vignobles de Rouen sont mentionnés dès le temps de Charles-le-Chauve, dans cette charte carlovingienne, dont l’abbaye était si fière. Le petit-fils de Charlemagne confirma un monastère dans la ville, et aux alentours des maisons, d’où relevaient des champs cultivés, des prés, des moulins, des pêcheries et des vignobles (9). Pommeraie assure qu’en 1254 ces vignes formaient encore une des principales richesses de la royale abbaye (10). Les vignobles de la côte Sainte-Catherine sont mentionnés jusque sur d’anciens plans de la ville.

 

Le prieuré du Mont-aux-Malades possédait aussi des vignobles autour de Rouen, et ses archives des derniers siècles disent qu’on en voyait encore des traces sur les flancs du Mont-Fortin (11).

 

Saint Wandrille de Fontenelle.

 
         
 
   
NOTES

(1) Mémoire lu à l’Académie royale de Rouen, et à la Société libre d’Émulation de la même ville en 1844.
(2) Latronum qui sylvam colebant impia caterva eorum admirans constantiam ad pebes B. Ebrulphi procidit…. Multi ex illis facti sunt monachi aut latrocinia deserentes efficiebantur agricultores. - Neust. pia, p. 86.
(3) Quodam enim tempore Ansbertus à climate meridiano distantem a præfato coenobio passus ferè quingentos hortatu ejusdem viri Dei B. Wandregisilii vineam plantare et oxcolere coepit. Vit. Sti Ansbert. Caput 1, apud Bolland.
(4)Basilica Sti Saturni, in vertice ardui montis vincarum quondam fertilis. Vit. Sti Wandregisil., apud Bol.
(5) Videas illic botris gravidas vites (Neustria pia, p. 262.) - Nigra Bacca racenis. - Purpureæ gravidis turgent in vivibus uvæ. (Ibid. p. 264.)
(6) Subtus habet ædes geminas, alteras condendis vinis, p. 262.
(7) Guilmeth, Hist. d’Elbeuf, p. 216. - Noël, Essai sur la Seine-Inférieure.
(8) Hist. du château de Tancarville, par M. Deville, p. 173.
(9) Mensure extra et intra civitatem agros, vineas, prata, sylvas et piscaturas. (Neust. pia.)
(10) Hist. de l’abbaye de Saint-Ouen.
(11) Archives départ. ; carton du Mont-aux-Malades.

 

 

 
         
   
  CULTURE DE LA VIGNE EN NORMANDIE  -2/4
   
         
 

Le château du Duc Robert, CPA collection LPM 1900

 
     
 

Le duc Robert, au temps de l’archevêque Hugues, donna à l’abbaye de Cerisy trente arpents de terre situés à Rouen et plantés de vignes (12). Enfin, c’était chose si commune dans ce pays aux temps anciens, que Gautier de Coutances établit des dîmes ecclésiastiques sur le vin comme sur le lin, le chanvre, la laine, le foin, les pommes et les autres productions indigènes (13).

 

En retour, l’église accordait à ce produit du sol ses puissantes bénédictions, et, dans notre cathédrale, à partir du 14 septembre, on faisait chaque dimanche, avant la grande messe, la bénédiction de vin nouveau (14). Nos anciens rituels contiennent, en outre, des prières et des exorcismes que l’on pratiquait dans le diocèse sur les arbres, les moissons et les vignobles. Cette formule se retrouve jusque dans l’édition de 1771, donnée par le cardinal La Rochefoucault (15).

 
         
 

On le voit, les bords de la Seine étaient riches en vignobles, et si nous remontons un moment le fleuve, nous verrons les vins d’Oissel et de Freneuse mentionnés dans les anciens tarifs des droits d’entrée de la ville de Rouen. Noël de la Morinière, qui a bu du vin d’Oissel en 1791, assure qu’il était encore potable (16). Mais celui de Freneuse était regardé comme le meilleur ; il est question de ce vin dans un ancien cahier de remontrances faites, vers la fin du dernier siècle, sur la liberté des foires de Rouen.

Mais descendons plutôt le fleuve, car c’est ici que les vestiges de l’ancienne culture deviennent plus rares, et que les preuves en sont plus contestables.

Vatteville, cette vieille métairie mérovingienne, ce rendez-vous de chasse de nos rois francs, a conservé dans sa forêt de Brotonne le souvenir de ses anciens vignobles, et, en 1183, nous voyons Henri II confirmer à l’abbaye de Jumièges unarpent de vignes, que lui avait donné Robert de Vatteville (17). Dans l’histoire de la maison de Harcourt, par le père Laroque, nous voyons souvent Waleran de Meulan parler de sa vigne de Sahurs et de Beaumont-le-Roger, et de son clos de Sainte-Croix-de-Leufroy. C’était comme les fleurons de sa couronne de comte.

 

Cathédrale de Rouen, CPA collection LPM 1900

 
     
 

A Saint-Jean-de-Folleville, M. Emmanuel Gaillard a connu la terre de la Vigne (18), et nous savons que, dans le plan cadastral du Valasse (19), figure toujours le clos de la Vigne dans le parc de l’ancien monastère. La tradition et d’anciens titres parlent de ce vignoble, depuis logn-temps disparu.

Mais arrivons jusqu’à Oudales, au pied de ce fameux camp de Sandouville, qui pourrait bien être le Castra Constantia de Constance Chlore. Dans plusieurs chartes et papiers du XVe siècle, il est fait mention de la vigne d’Oudales, sur laquelle les moines de Fécamp tirèrent des dîmes et des revenus. La place en est encore visible sur les cartes géographiques (20). J’ai lu quelque part que la donation leur avait était faite par Guillaume-le-Conquérant. Toujours est-il que la tradition appelait ce vin le Surène de la Normandie.

 

Les rivages de la mer, quoique exposés à un froid plus vif, n’étaient point dépourvus de ce genre de plantation. Il dut y avoir des vignes sur le territoire de l’ancienne exemption de Montivilliers. Cette opinion repose sur les traditions, et sur une bulle du pape Alexandre, donnée à Anagnie, la sixième année de son pontificat, par laquelle il confirme à l’abbaye de Montivilliers, et prend sous sa protection toutes ses possessions, telles que bois, terres, vignobles, moulins et autres biens (21). Je regarde également comme une preuve de ce fait les sculptures du XVIe ou du XVIIe siècle, qui couvrent les grandes portes de bois de l’église abbatiale. On y voit des claies et des échalas soutenant des vignes, ce qui paraît une réminiscence de l’ancienne industrie du pays.

A Etretat, je connais, au fond du Petit-Val, le coteau de la Vieille-Vigne ou de la Vévigne comme le peuple l’appelle ; et j’ai toujours entendu dire, qu’au Mont-Rôti, commune des Loges, on faisait autrefois du vin que l’on appelait en riant : le vin de la Côte rôtie.

 
     
 

L’abbaye de Fécamp, CPA collection LPM 1900

 
     
 

Dans les délibérations capitulaires de l’abbaye de Fécamp, nous trouvons mentionnées, en 1700, les dîmes de la côte de la Vigne, sur la paroisse Saint-Valery de Fécamp, et, en 1706, celles de la côte de Vigne, sur la paroisse de Saint-Nicolas (22) de la même ville. La tradition a conservé le nom de côte des Vignes à un coteau du val aux Clercs, près le bois de Boclon, sur la paroisse Saint-Léonard.

Mais c’est aux environs de Dieppe que les vignes étaient abondantes. Je tiens d’un propriétaire du Petit-Arques, qu’il y avait un vignoble au lieu appelé la terre de la Vigne, et M. le chevalier de la Lance assure en avoir encore connu dans le château de Miromesnil, cette belle propriété du garde des sceaux de Louis XVI.

Chose certaine, c’est qu’à la bataille d’Arques, livrée à la maladrerie de Saint-Étienne, le 21 septembre 1589, la cavalerie ne put manoeuvrer que difficilement, arrêtée qu’elle était par les vignobles, alors en pleine vigueur. C’est le duc d’Angoulême, témoin oculaire du combat, qui a consigné ce fait dans ses Mémoires (23).

Bouteilles, si célèbre par ses salines, produisait aussi du vin au XIIIe siècle ; car, à cette époque, l’abbaye de Beaubec y possédait des vignes, dont la propriété lui fut confirmée par Jean Sans-Terre (24).

Le pays de Bray lui-même n’en était pas dépourvu, et, depuis Foucarmont jusqu’à Gournay, il semble qu’il n’y avait qu’un long réseau de vignobles. L’histoire raconte que la vigne était cultivée aux environs d’Aumale, au temps d’Henri IV. La tradition nous parle de celle de Pierrecourt-sous-Foucarmont. Il y en avait en 1163 à Graval, à Port-mort, et dans toute la vallée à l’est de Neufchâtel (25). Dans la fondation de l’abbaye de Sigy, en 1052, nous voyons Hugues de la Ferté donner au prieuré naissant quarante arpens de terre, à Calvaincourt, pour y planter des vignes (26).


Au XIIIe siècle, Eudes Rigaut, archevêque de Rouen, faisant la visite de son diocèse, vint au prieuré de Saint-Aubin, près Gournay, le 9 septembre 1267 ; il y trouva treize religieuses, dont trois étaient pour l’heure aux vendanges (27). On voit ici à quel moment se faisait la récolte. En 1842, année très chaude, nous avons vu publier le ban de vendanges à Orléans, le 19 septembre seulement, tandis que, chez nous, il y a 600 ans, on le publiait dix jours plus tôt. Il s’ensuit de là, qu’au XIIIe siècle, sur les bords de l’Epte et de la Bresle, le raisin mûrissait plus vite qu’il ne mûrit au XIXe, sur les bords de la Loire.

Il y a plus, il est probable même, qu’au mois de septembre, la vendange était très avancée parmi nous, car nous trouvons, dans le Rituel de Beleth, monument du XIIIe siècle, que, dans ce temps-là, on se servait de vin nouveau pour célébrer la messe de la Transfiguration, et qu’on donnait avec lui la communion au peuple ; dans certaines années, lorsqu’on ne pouvait obtenir de vin fermenté, on se contentait de prendre des grappes de raisin ; de les bénir, et d’en exprimer le jus dans le calice pour la communion générale.

Il s’ensuit dès-lors qu’on obtenait en France, au 6 août, des fruits et du jus de la vigne : ce que l’on aurait quelquefois peine à obtenir aujourd’hui au 6 octobre (28).

 
         
 
   
NOTES

(12) In Rodomo civitate vineas meas Dominicales, scilicet trigenta arpentos. Neust. pia.
(13) Omnes decimæ terræ sive de frugibus, sive de fructibus Domini sunt et illi sanctificantur. Sed quia inveniuntur multi decimas donare nolentes statuimus ut juxtà præceptum domini admoneantur semel, secundo tertio, ut de grano, vino, fructibus arborum, foetibus animalium, fæno, lino, lanâ, cannabe, caseis et de omnibus quæ per annum renovantur decimas integrè persolvant. - Concil. Rothomag., statuts de 1189.

(14) Noël, Essai sur la Seine-Inférieure.
(15) Rituale Rothomagense.
(16) Essai sur la Seine-Inférieure.
(17) Ex dono Roberti de Vattevilla arpentum vineæ (Neustria pia).
(18) Bulletin de la Société d’Agriculture de la Seine-Inférieure, 1836.
(19) Plan cadastral de Gruchet-le-Valasse, à la mairie du lieu.
(20) Carte de l’arrondissement du Havre, dans la Normandie pittoresque de M. Morlent. Sur Oudales, on voit le hameau des Vignes.
(21) Antimoine contre l’abbaye de Montivilliers, par le curé de Rouelles. - Dans la charte de fondation de l’abbaye de Montivilliers, donnée par le duc Robert en 1035, on trouve : « In villà quæ vulgò Beccherel (le Béquet ?) appellatur, tres quartenos vineæ suprà Sequanam sitæ, medietatem quoque vini quod est Asselini ejusdem villæ, in vadine tredecim arpenta vineæ. » (Gall. christ. t. XI, p. 237.)
(22) Délib. capitul. de Fécamp. . Arch. départ.
(23) « Le sommet de la montagne (entre Martin-Église et Arques) est garni de treilles fort épaisses, où la cavalerie ni l’infanterie ne pouvoient passer sans se mettre en désordre. » (Collection Petitot, t. 44, p. 553.)
(24) Noël, Essais, t. Ier, p. 50.
(25) Sur la culture de la Vigne, par M. Chaptal, en 1801. - Noël de la Morinière, Essai sur la Seine-Inférieure, t. I, p. 49.
(26) In monte de Calvaincourt XL. agnos ad vineam faciendam.
(27) Lib. Visit., Bibl. royale.
(28) «Quatenus quidem Christi sanguinem eadem hac die Transfigurationis confici ex vino novo, si inveniri possit, aut aliquantulum ex naturâ unâ in calicem expressâ, et quod racemi benedicantur, indè que homines communicent. - Quare autem hoc fiat hæ est ratio : quia ipso die coenæ dicit dominus Jesus apostolis et aliis qui coenabant cum illo : Amen, dico vobis post hac non bibam de hoc gemine vitis, donec bibam illud novum in regno patris mei, quoniam ergo tunc dixerit novum et Transfiguratio domini pertinet ad illum habitum, quem est nactus post resurrectionem ideo quæritur hoc festo novum. » Divinorum offic. explicatio Joannis Beleth, apud Durandum, p. 650, édition de Lyon, 1568.

 
         
   
  CULTURE DE LA VIGNE EN NORMANDIE  -3/4
   
         
 

En 1118, Guillaume à la Hache, comte de Flandre, ayant été blessé près d’Aumale, par Hugues Boterel, se retira dans cette ville, où le comte Etienne, et Avoise son épouse, le reçurent de leur mieux ; mais, s’étant livré à la bonne chère, et ayant bu du vin nouveau avec excès, il finit bientôt après sa vie avec ses desseins (29).

Nicolas Cordier, dans son histoire manuscrite de Gournay, dit qu’autrefois il y avait des vignobles près de la ville, et jusque dans ses fossés. Nous avons, dit l’historien de Gournay, un canton appelé le champ et clos de la Vigne, et nous avons vu des contrats portant fief de quelques-uns de ces héritages, avec condition de pressurer le vin dans le pressoir du propriétaire.

Presque toujours la piété des princes faisait hommage aux abbayes des vignobles du pays. Aussi est-ce dans leurs archives que nous trouvons les traces de cette antique culture. Au XIe siècle, nous voyons Roger de Mortemer donner à l’abbaye de Saint-Victor la terre de la Vigne, « terram de Vineâ (30). » En 1259, les moines de Sausseuse, près Vernon, se plaignent à Odon Rigaut de n’avoir pas d’argent pour faire travailler à leurs vignes (31).

 
     
 

L’abbaye de Montivilliers, CPA collection LPM 1960

 
     
 

Guillaume-le-Conquérant confirme, dans une Charte, à l’abbaye de Montivilliers, cinq arpents de vignes, à Longueville, que Ubasta, fille de Rimer, avait apportés avec elle en se faisant religieuse dans ce monastère (32). Dans le nécrologue du Vallasse, on lit ceci : « En 1165, mourut Valeran de Meulan, qui donna à l’abbaye du Voeu beaucoup de biens, en forêts, en vignobles, en terres et en revenus (33). » C’était une des plus glorieuses inscriptions que les moines pussent accorder à leurs bienfaiteurs.

Le duc Richard donna, à l’abbaye du Mont-Saint-Michel, l’église de Saint-Jean dans le Cotentin, avec ses vignobles, et Guillaume-le-Bâtard accorda au second monastère de Préaux tout ce qu’il possédait de vignes dans le village de Bodelfa (34).

Mais l’abbaye la plus riche en vignobles, celle qui tirait le plus de vins du pays, et qui percevait les plus grands droits, celle, enfin, qui exploitait sur une plus grande échelle les établissemens vinicoles de la contrée, c’était la royale abbaye de Fécamp. Au XIe siècle, le duc Richard lui avait donné, au diocèse de Bayeux, le bourg d’Argences avec son église, ses terres, ses prairies, ses vignobles, ses forêts, ses moulins, ses eaux et ses cours d’eau. Argences, dès ce temps-là, était réputé pour son excellent vin ; car la charte dit : « Argennæ vicus qui optimi vini ferax est (35). »

 
     
 

Argences, CPA collection LPM 1900

 
     
 

La possession de cette exploitation si lucrative était attachée à l’office de sacristain, et voici comme une vieille tradition explique l’origine de cette propriété. Le duc Richard était très pieux. Un jour, il se laissa enfermer dans l’église de l’abbaye, pour y prier Dieu tout à son aise pendant le silence des nuits. Par hasard, le frère sacristain s’avisa de faire sa ronde cette nuit-là dans l’église : il trouva le prince agenouillé au pied d’un autel. L’obscurité l’empêchant de le reconnaître, il le prit pour un voleur, le traita en conséquence, et le mit à grands coups de pieds hors l’église. De part et d’autre, on garda le silence, le prince pour ne pas être reconnu, le bénédictin pour ne pas manquer à la règle. Le lendemain, le duc fit venir le sacristain, et lui demanda s’il se souvenait de l’histoire de la nuit passée ; il lui confessa alors que le maître de la Normandie en était le héros. Le sacristain, épouvanté de cette révélation, se jeta aux pieds du duc, demandant pardon et miséricorde : « Non pas ! dit le prince : vous avez fait votre devoir, et, pour vous récompenser, je vous donne le vignoble d’Argences, mais vous saurez que cette faveur est spécialement accordée à votre exactitude à garder la règle du silence. »


L’abbaye posséda avec beaucoup de succès les vignes d’Argences, et, au XIIIe siècle, elle en tirait d’immenses profits. Nous trouvons, dans un cartulaire de cette époque, les comptes particuliers des récoltes qu’elle y faisait ; il n’y est question que de galons, de pintes et de bouteilles de vin : « Galones, pintas et lagenas vini (36). » Il y avait un moine préposé à la surveillance générale de cette vigne, qui demeurait sur les lieux, et louait les ouvriers pour tailler au printemps, et vendanger en automne.

 
         
 

Il y avait aussi des procureurs aux vendanges « procuratores in vindemiis », des vendangeurs pour la récolte « qui vina colligebant », et des gardiens pour le pressoir « qui torcular custodiebant. » On voit que le service était parfaitement organisé.

 

Ce n’était pas, du reste, le seul établissement viticole que possédât l’abbaye de Fécamp. Ce même Richard II, appelé à juste titre le Père des moines, leur avait donné, dans Saint-Pierre-de-Longueville, près Vernon, douze arpents de vignes (37), qui furent cultivées jusqu’à la révolution. Voici ce que nous lisons dans un inventaire de tous les biens de l’abbaye, dressé en 1790, par Alexis Lemaire, dernier prieur du monastère :

 

« Les religieux font valoir, en la paroisse de Saint-Pierre-Longueville, le clos de Hardent, contenant douze arpens, planté en vignes, clos de murs, édifié d’une maison, cour, pressoir et écurie. On y récolte jusqu’à 136 muids de vin, mais la dernière récolte n’a produit qu’un muid et demi. Année commune, on y récolte 95 muids, qu’on estime de même à 70 # le muid, ce qui fait 3,850 #, sur quoi il faut diminuer les frais de culture, fumier, échalas, gages du concierge, frais de vendanges, etc. » ; et, au chapitre des meubles, on lit : « Deux pressoirs avec tous les ustensiles nécessaires, dont un pour le vin, dans la métairie du Hardent (38). »

 

Richard II

 
     
 

En voilà, ce me semble, plus qu’il n’en faut pour prouver l’existence de la vigne en Normandie. Mais, dira-t-on, comment y est-elle entrée, et comment en est-elle sortie ? (39) Voilà qui est moins facile à dire, et ce que je vais pourtant tâcher d’expliquer.

 
         
 
   
NOTES

(29) Hist. de Gournay, par M. P. de la Mairie.
(30) Mém. de l’abbé Terrisse sur l’abb. de Saint-Victor. (Charte de Rog. de Mortemer.)
(31) Lib. visit.,ms. de la Bibl. royale.
(32) «Ubasta filia rymerii annuente fratre suo Hilduino, dedit Sanctæ-Mariæ de monasterio Villari pro animâ suâ, et quia ibi monacha facta est, quinque arpennos vincæ in Longavilla. » Gall. christ, t. XI, ad calcem.
(33) « Anno 1665, obiit illustris Galeranus Mellentis comes, qui multa bona contulit ecclesia B. M. de Voto, quæ sita est in territorio caletensi in terris, in sylvis, in vincis et reditibus. (Neust. pia.)
(34) Neustria pia. - Ecclesiam cum vineis. - Decimam vini.
(35) Neustria Pia, p. 213. - Cette vigne d’Argences était très recherchée, car le duc Robert avait déjà donné à l’abbaye de Cerisy « in Argentiis tres arpennos terræ ad vineam faciendam. » Neust. pia, p. 431.
(36) Cartulaire de Fécamp, aux Archives départementales.
(37) In Longavillâ de vincis arpentos duodecim.
(38) Invent. de tous les biens de l’abbaye de Fécamp, dressé en 1790, par Alexis Lemaire, prieur.
(39) On peut considérer la culture de la vigne à peu près comme exilée de la Normandie ; car on ne la rencontre plus qu’à ses extrêmes frontières. Les trois points les plus rapprochés de nous où nous l’ayons aperçue sont : Beauvais, Gaillon et Nonancourt.

 
         
   
  CULTURE DE LA VIGNE EN NORMANDIE  -4/4
   
         
 

L’introduction de la vigne en Normandie me paraît remonter aux Romains, qui l’apportèrent d’Italie en Gaule, vers la chute de l’Empire. Ce fut un des bienfaits de la conquête. Dès le temps de Pline l’Ancien, la vigne était cultivée dans les provinces voisines des Alpes (40), et, à l’époque où Strabon écrivait sa Géographie, cette culture s’étendait assez avant dans l’Auvergne et dans les Cévennes (41). Il observe même qu’à mesure que l’on avance dans le Nord, on trouve que le raisin a peine à murir.

 

Néanmoins, il paraît certain, par le rapport de tous les historiens, que Probus fut le premier qui planta la vigne sur les coteaux de la Gaule et de la Pannonie. « Probus gallos et pannonios vineas habere permisit. (42) » Aurelius Victor nous montre cet empereur couronnant nos collines de pampres et de raisins fertiles (43).

 
         
 

La vigne prit heureusement racine dans les Gaules, car l’historien de Julien l’Apostat nous dit qu’à Lutèce, on recueillait de meilleur vin qu’ailleurs, parce que, ajoutait-il, les hivers y sont plus doux que dans le reste du pays (44). Peu de temps après, le poète Ausone nous montre les collines de la Moselle couvertes de pampres (45).

Une chose étonnante, c’est que, dans une foule d’endroits où nous trouvons des antiquités romaines, nous trouvons également des traces de vignobles. Les noms seuls l’indiquent : C’est le champ de la Vigne, le clos de la Vigne, la côte de la Vigne, la terre de la Vigne, la camp du Vigneron.

Il n’y a pas même jusqu’au sein de nos antiques forêts, germées, comme Brotonne, sur les débris de nos villa, où l’on ne trouve comme une protestation vivante de ce grand fait, des vignes sauvages qui enlacent de leurs branches les chênes séculaires. Ce sont là comme les lierres de nos ruines romaines.

 

Maintenant, comment se fait-il qu’une culture si bien naturalisée parmi nous, ait disparu complètement dans le dernier siècle.

 

 

Buste de Probus Empereur romain an 281

 
         
 

L’opinion publique attribue généralement cette disparition à un refroidissement progressif du sol et de l’atmosphère (46). Elle appuie son assertion sur un raisonnement bien simple. La côte d’Ingouville, près du Havre, est parfaitement orientée au midi, et reçoit, sans modification aucune, les plus chauds rayons du soleil. Les vignes qui y croissent, tapissent ordinairement des maisons de pierre, ou recouvrent des treilles parfaitement exposées et parfaitement entretenues. Le plant est des meilleurs, et la culture des plus soignées. Eh bien ! malgré cela, le raisin coule et avorte le plus souvent, et il faut des années très favorisées par le soleil pour le voir mûrir. Or, autrefois, il mûrissait en plein champ et de très bonne heure, puisque nous voyons les vendanges avoir lieu parmi nous, le 9 septembre, et même le 6 d’août, et la bénédiction du vin nouveau se faire le 14 du mois suivant. Donc, une révolution s’est opérée dans le climat de notre pays.

 

M. Arago, dans les Notices scientifiques de l’Annuaire du Bureau des Longitudes, fait un raisonnement à peu près semblable ((47). Il prouve, l’histoire à la main, que, dans plusieurs provinces de France, telles que le Vivarais et la Picardie, le raisin ne mûrit plus aujourd’hui, tandis qu’il y prospérait autrefois. Il en conclut, non à une diminution des rayons solaires, mais à un refroidissement de la terre, ou plutôt à un plus grand nivellement des saisons, tellement qu’aujourd’hui les hivers seraient moins froids et les étés moins chauds. Il n’est pas éloigné de voir la cause de ce changement de température dans le déboisement de la France et le défrichement de nos forêts (48).

Nous serions aussi tenté de regarder, comme une des causes de la ruine de l’industrie viticole en Normandie, les longs et rigoureux hivers qui marquèrent la fin du XVIIe siècle, et le commencement du XVIIIe. L’hiver de 1684 fut horrible, comme on le sait, et dura cinq mois ; pendant ce temps, il fallut couper l’eau avec des haches, et fendre le vin avec la coignée ; la mer gela sur nos côtes, jusqu’à 3 lieues au large, depuis le Tréport jusqu’au Havre. Les navires ne pouvaient sortir de Fécamp. Ceux de Saint-Valery furent pris dans les glaces, et à Dieppe, après le dégel, on vit des glaçons de 11 pieds d’épaisseur (49).

L’hiver de 1709 fut pire encore, et il faut l’entendre raconter par les chroniqueurs dieppois contemporains. « Le 5 janvier, dit l’un d’eux, il tomba de la pluie pendant tout le jour ; et le lendemain 6, fête de l’Épiphanie, sur les 5 heures du matin, la gelée commença à se faire sentir, et dura jusqu’au 24. Le froid fut si piquant, qu’il n’y en avait point eu de pareil depuis 1684. Il ne fut interrompu que par un petit intervalle ; car, le 3 et le 4 février, il commença à regeler, et, le 5, il tomba tant de neige avec grand vent, et en telle abondance, que les chemins devinrent impraticables, les cavées en étant remplies au niveau des monts de Caux et du Pollet. Dans la ville, il y avait de la neige jusqu’au premier étage ; ce qui, joint au froid rigoureux, fut cause que les boutiques furent fermées durant plus d’un mois. Les bourgeois furent obligés de travailler pour se frayer, au milieu de la neige, un chemin praticable dans la ville et au mont de Caux jusqu’à la campagne. Le Mardi-gras, le froid fut si violent, que le port fut gelé jusqu’à laisser un passage libre et aisé à ceux qui voulaient le traverser sur la glace. Ce terrible hiver fit mourir beaucoup d’arbres fruitiers et de grains ; ce qui causa une grande cherté de vivres durant l’année, tellement que le blé valait jusqu’à 8 et 9  le boisseau. Cette cherté dura un an (50). »

 

On conçoit facilement que des plantations aussi fragiles que la vigne ne pouvaient résister à de pareilles épreuves si souvent réitérées.

 
         
 

 Mais nous n’en sommes pas réduit sur ce point à des conjectures. La chronique manuscrite de l’Abbaye du Tréport nous révèle clairement le résultat que nous cherchons. Car, à cette même année 1709, elle dit : « Grand hyver rigoureux qui ruyne la pêche, les blés et les vignes. Grande misère partout (51). »

 
 
         
 

Les blés, ils purent être facilement remplacés, mais la vigne ne pouvait être replantée qu’à grand prix d’argent. Le fut-elle jamais ? Il est permis d’en douter, d’autant mieux que, depuis quelque temps, elle n’était plus qu’une culture ingrate et stérile ; et puis, la qualité du vin du pays s’était considérablement détériorée dans certains cantons, tels que l’Avranchin : on ne le nommait plus, au XVIIe siècle, que le tranche-boyau d’Avranches (52). Ajoutez à cela le grand développement qu’avait pris, dans les derniers temps, la fabrication du cidre, et la facilité toujours croissante des communications avec les pays vignobles ; en voilà plus qu’il n’en faut pour expliquer la défaveur et le discrédit dans lequel tombèrent, à la fin, les vins de la Normandie.

Toutefois, le peuple explique à sa manière la disparition de la vigne en Normandie. Il faut lui laisser raconter son histoire. Le lecteur pourra choisir entre sa version et celle des savans.

Au XVIe siècle, un fléau, véritable plaie d’Égypte, s’abattit sur les vignobles de la Normandie. D’innombrables volées de dadins, épaisses comme des nuées de sauterelles, venaient chaque année, vers l’automne, tomber à l’improviste sur les ceps chargés de raisins. Ils dévoraient les fruits, et ne laissaient aux arbres que les bois et les feuilles. Cette plaie se renouvela pendant plusieurs années. Les peuples réduits au désespoir se précipitèrent dans les églises, firent des prières, des pélerinages, des processions, chantèrent des psaumes, des litanies, comme dans les anciennes Rogations. Le fléau cessa, et ces innombrables volées de dadins, poussées par la main de Dieu, furent transportées au-delà des mers, et reléguées sur le banc de Terre-Neuve, où Dieu les garde en réserve, dans le trésor de sa colère, pour les précipiter de nouveau sur quelque peuple qu’il voudrait punir. Demandez aux marins qui ont été à la pêche sur le grand Banc : ils vous diront que les dadins s’y trouvent encore par milliers, qu’ils obscurcissent l’air, qu’ils viennent se reposer sur les mâts et sur le pont des navires, qu’on les abat à coups de bâtons, enfin, qu’on en est importuné comme on l’est par les moucherons, le soir d’un beau jour.

Ainsi délivrés du fléau qui les affligeait d’une manière si cruelle, nos pères ne manquèrent pas d’en témoigner leur reconnaissance au Dieu qui les avait sauvés. Ils sentirent le besoin d’exprimer leur reconnaissance autrement que par des paroles. Ce fut, surtout, aux contreretables des autels qu’ils suspendirent leurs ex-voto, en exprimant le fait dont ils avaient à rendre grâce. Voilà pourquoi, dans les contreretables de la renaissance, nous trouvons toujours, sur les colonnes torses chargées de raisins, de nombreux pigeons sauvages qui s’attachent aux branches, et qui dévorent les fruits.

 
         
 
   
NOTES

(40) Hist. Nat., lib. 14 et 16. - Déjà, dans ce temps, on se servait de tonneaux cerclés en bois : « Circa alpes vina ligneis vasis condunt circulisque cingunt. »
(41) Strabon, Geograph.,  apud Bouquet, t. Ier.
(42) Euseb., Chroniq., apud Bouquet, an de J.-C. 281. - Aurel. Victor, Vie des Empereurs.
(43) « Probus Galliarum colles vinctis replevit. »
(44) Année 358, apud Bouquet.
(45) « Amnis odorifero juga vitea consista Baccho. »
(46) Recherches sur le climat de la France ; par M. Fuster ; Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des Sciences, t. XVIII, p. 18, année 1844.
(47) Annuaire du Bureau des Longitudes, année 1834 ou 1835.
(48) M. Fouray de Salimbini a inséré dans le journal des Propriétaires ruraux, imprimé à Toulouse, en 1836, un article dans lequel il prouve, par les registres conservés à la mairie de Dijon, où les époques des baux des vendanges sont inscrites depuis 1383 jusqu’à nos jours, que le raisin mûrissait autrefois plus tôt qu’aujourd’hui. Voici ce que la compulsion des registres de la mairie de Dijon a mis au jour :

 

1° Dans le XIVe siècle, on ne trouve aucune vendange faite dans le mois d’octobre ;
2° Dans le XVe siècle, deux vendanges ont été faites en août, vingt-deux seulement en octobre, les autres en septembre ;
3° Dans le XVIe siècle, deux vendanges ont été alors faites en août, vingt-sept en octobre, les autres en septembre ;
4° Dans le XVIIe siècle, pas une seule vendange ne se trouve en août, vingt-trois en octobre, les autres en septembre ;
5° Dans le XVIIIe siècle, pas une seule vendange en août, vingt-trois en octobre, la plus tardive ayant été faite le 17 du mois, le reste en septembre, la plus précoce ayant eu lieu le dix du mois ;
6° Enfin, sur vingt-neuf années du siècle actuel, quatorze vendanges ont été faites en octobre et deux fois de suite seulement, on en trouve trois faites en septembre.

M. Salimbini se croit en droit de conclure de ce relevé, qu’au XVIe siècle, l’époque normale pour les vendanges à Dijon, était dans la première quinzaine de septembre ; tandis que si le XIXe continue comme il a commencé, il offrira à nos neveux quarante-huit vendanges en septembre, ce qui prouve que l’époque moyenne de la vendange est descendue dans la quinzaine formée des derniers huit jours de septembre et des premiers huit jours d’octobre.
En suivant cette progression décroissante, l’auteur est arrivé à prouver que, vers le XXIVe ou le XXVe siècle, il ne sera plus possible que le raisin mûrisse dans la plaine de Toulouse. (Journal d’Agriculture pratique, t. Ier, page 335.)

(49) Lettre de dom Guill. Filliastre, bénédictin de Fécamp, à dom Mabillon. (Oeuvres posthumes de Mabillon.)
(50) Histoire abrégée et chronologique de la ville, château et citadelle de Dieppe, Ms de M. Féret, p. 272.
(51) Archives de l’église du Tréport.
(52) Hist. du duché de Normandie, par Gab. Dumoulin, curé de Menneval.