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DU PARCAGE 1/3
L'huître de la baie de Cancale, prise sur un fonds souvent vaseux, est généralement d'un goût peu agré-able ; il semble que la nature n'ait pas voulu que ce coquillage servît d'aliment dans l'endroit même où elle le prodiguait. L'huître ne perd son âcreté et ne devient délicate qu'après avoir séjourné quelque temps dans un parc. On appelle ainsi un réservoir d'eau salée de quatre à cinq pieds de profondeur, qui communique avec la mer au moyen d'un conduit. Il faut avoir soin, pour que l'eau y reste toujours limpide, de le garnir d'une couche de petit galet. Un parc bien fait s'abaisse insensiblement en glacis ; les huîtres sont placées à une profondeur suffisante pour n'être point exposées au contact de l'air, et cependant de manière à ne pas reposer sur la vase. Pendant l'été, que les parcs sont dégarnis d'huîtres, on a soin de les nettoyer et d'y remettre de nouveau galet.
Le plus vaste et le plus bel établissement de ce genre qui existe en France est celui de M. Hervieu-Duclos au port de Courseulles, à quatre lieues de Caen. Placé près de l'embouchure d'une rivière, dans un vaste enclos abrité des vents par des hauts-bords et par des plantations d'arbres qui forment une partie de son enceinte, il est divisé en plusieurs grands bassins parallèles qui communiquent facilement avec la mer. M. Hervieu vient encore d'ouvrir un nouveau réservoir de plus de cinq cents mètres de longueur. | ||||
Cancale triage des huîtres huîtres. CPA Coll. LPM 1900 | ||||
On trouve des parcs sur différentes côtes de France, et particulièrement dans la partie septentrionale. Les plus connus sont ceux de Marennes, de Saint-Vaast, de Courseulles, de Bernières, du Hâvre, de Fécamp, de Dieppe, et du Tréport. Celui qui fut établi en 1783 à Etretat, près de Fécamp, était un des plus renommés : il est abandonné depuis longtemps ; ce qui n'empêche pas qu'à Paris on ne vante encore les huîtres d'Etretat et que les gourmets ne croient tous les jours les savourer. Courseulles est à présent l'établissement le plus considérable. Il renferme au-delà de deux cents parcs, qui ont subi de grandes améliorations depuis quelque temps. C'est là que j'ai fait une partie des observations que je communique dans ce mémoire, et qui s'appliquent plus particulièrement au Calvados.
Tous les bords de la mer ne sont pas favorables aux parcs ; leur succès dépend de la position de la côte. On ne peut en établir de réguliers à Cancale, ni à Granville, qui sont continuellement exposés à l'action des vents. Il serait à désirer que l'eau pût se renouveler à volonté dans un parc ; il suffit cependant qu'elle y entre deux fois par mois, aux nouvelles et pleines lunes. Si l'eau de mer convient aux huîtres, celle de rivière leur est nuisible, pour peu qu'elle pénètre en certaine quantité. Valmont de Bomare assure que les huîtres aiment l'eau douce. C'est une erreur : l'expérience a malheureusement trop appris aux habitants de Courseulles que, dès que la rivière monte dans leurs parcs, elle y occasionne les plus grands dommages ; l'huître enfle et meurt en peu de jours. Les Anglais, en 1774, transportèrent inutilement pen-dant trois années de suite des milliers d'huîtres dans la baie placée entre l'île de Wight et la rivière de Southampton. L'eau douce les fit périr ; la pluie mê-me, lorsqu'elle est trop abondante, leur est nuisible, et encore plus la neige et la grêle. Les grands froids ne leur sont pas moins funestes. Il suffit que l'eau gèle quelque temps pour qu'elle contracte une odeur fétide et fasse périr les huîtres. En cas d'inondation ou de gelée, il n'y a d'autre remède que de les porter en mer. | ||||
Courseulles sur Mer, le parc à huîtres. CPA Coll. LPM 1900 | ||||
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Courseulles sur Mer, le parc à huîtres. CPA Coll. LPM 1900 | ||||
DU PARCAGE 2/3
Autant on doit se montrer difficile sur l'emplacement d'un parc, autant il faut être attentif à soigner les huîtres. Les matelots qui vont les chercher à Cancale ne se chargent pour l'ordinaire que du transport. D'autres hommes, connus sous le nom d'amareilleurs, s'occupent du parcage, opération délicate, surtout lorsque les huîtres viennent directement de la baie de Cancale. L'amareilleur est obligé, dans les premiers temps de leur entrée au parc, de les tirer tous les trois ou quatre jours hors de l'eau avec un râteau de fer ; de rejeter celles qui sont mortes, et de changer quelquefois les autres de réservoir. On n'a pas autant de précaution à prendre pour celles qui viennent de Saint-Vaast, où elles ont déjà subi un parcage. En général, on garnit un parc six fois par an, trois fois au printemps et trois fois en automne. Les huîtres restent dans les parcs un ou deux mois.
Elles ne sont point vertes quand on les apporte de Cancale ; ce n'est qu'à force de soins qu'elles le deviennent. Il faut que le parc où l'on doit les déposer soit bien nettoyé et bien garni de galet : un parc neuf est préférable. On reconnaît qu'il est propre à recevoir les huîtres, lorsque le galet se trouve chargé d'un léger dépôt verdâtre. Pour l'ordinaire, on jette les huîtres sans précaution ; mais on doit déposer doucement celles qu'on veut faire verdir, et prendre garde de les entasser confusément ; car celles de dessous n'acquerraient pas la couleur désirée. Dans les parcs d'huîtres blanches, il n'y a aucun inconvénient à laisser entrer l'eau salée ; au contraire, dans ceux qui renferment les huîtres vertes, on doit interrompre toute communication avec la mer, ou du moins ne laisser entrer qu'environ un quart du volume d'eau contenu dans le parc, et seulement aux nouvelles et pleines lunes ; mais il faut bien se garder de la renouveler entièrement avant que les huîtres ne soient vertes ; car, comme on peut l'observer, elles ne verdissent pas à Granville ni à Saint-Vaast, où l'eau monte à chaque marée.
Pour les faire verdir plus promptement on les laisse 5 à 6 heures sur le bord du parc avant de les y introduire. Il paraît que la soif qu'elles éprouvent les porte à prendre l'eau avec plus d'avidité. Il suffit de les laisser quelques jours dans le parc pour qu'elles commencent à recevoir la couleur verte. Souvent elles l'obtiennent en vingt-quatre heures ; mais si on la désire plus foncée, il faut attendre un mois. Elles acquièrent ordinairement cette couleur accidentelle en avril, mai, septembre et octobre, à une température modérée ; et elles l'acquièrent mieux au printemps qu'en automne ; rarement en été, jamais en hiver. Une pluie douce est favorable, ainsi qu'un temps orageux. Mais, que l'eau soit agitée par le vent du nord, il n'en faut pas davantage pour empêcher le parc de verdir. Dans certaines années, il verdit facilement ; dans d'autres, ce n'est qu'avec beaucoup de peine. M. Héroult, propriétaire de parcs à Courseulles, m'a dit avoir remarqué qu'en renouvelant l'eau d'un parc du 15 au 20 août, on était plus certain de faire verdir les huîtres. Il a observé que celles qui ont verdi en mars et en avril peuvent, étant remises dans la mer, reprendre leur couleur naturelle, au lieu que celles qui ont verdi en septembre et octobre restent toujours vertes pendant l'hiver ; il s'est aussi assuré que très-rarement le même parc verdissait deux fois par an.
Quand les huîtres deviennent très-vertes, on dit parfois qu'elles ont bien pâturé, et certaines gens croient que réellement ce coquillage se nourrit d'herbes dans le parc. En 1778, lors du camp de Vaussieux, formé près de Courseulles, beaucoup de personnes de la cour et de Paris, attirées par la curiosité, furent très-surprises de ce que les huîtres n'étaient pas nourries avec des herbes vertes achetées fort cher, comme on le leur avait fait accroire. En les voyant renfermées dans des réservoirs d'eau stagnante, elles s'imaginèrent que ces huîtres devaient s'altérer ; et passant rapidement d'une erreur à une autre, il n'en fallut pas davantage pour les dégoûter d'un aliment reconnu d'ailleurs comme très-salubre. | ||||
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Granville, le marché aux huîtres sur le port. CPA Coll. LPM 1900 | ||||
DU PARCAGE 3/3
M. Benjamin Gaillon, résidant à Dieppe, s'est occupé d'une manière particulière de la cause de la colora-tion des huîtres. Il l'attribue à la présence d'animalcules microscopiques du genre navicule, qui sont de couleur verte, et qui lui paraissent être la principale nourriture de l'huître dans les parcs. M. Goubeau de la Bilennerie, de Marennes, et M. Bory de Saint-Vincent, ont émis une opinion contraire [4]. N'ayant pas été à portée de répéter les expériences de M. Gaillon, je me borne à renvoyer à son intéressant Mémoire [5]. Je crois au reste, qu'il faut conclure de toutes les observations précédentes, que la viridité des huîtres ne dépend pas d'une seule cause, mais qu'il faut l'attribuer au concours de plusieurs.
Les meilleures huîtres sont celles qui ont parqué longtemps. On les reconnaît à leur coquille devenue lisse, de raboteuse qu'elle était, ainsi qu'à leurs valves naturellement tranchantes, maisdont les bords ont été insensiblement émoussés par l'effet du râteau de fer qu'on promène souvent dans le parc, comme je l'ai déjà fait remarquer. Une huître pêchée à Cancale en avril, déposée ensuite à Saint-Vaast pendant 4 à 5 mois et qui a reposé un mois à Courseulles, est parvenue à son dernier degré de bonté. Il faut au reste la manger dans l'année qu'elle a été pêchée ; autrement elle deviendrait trop maigre et sa chair serait très dure. On entend quelquefois les amateurs d'huîtres exprimer le regret de ne pouvoir les manger au parc. Mais qu'ils se consolent ; gardées quelques jours hors de l'eau, elles sont préférables à celles qui sortent immédiatement du parc, et grâces aux soins que l'on prend depuis quelque temps pour les transporter rapidement et commodément, elles ont à Paris un goût peut-être plus agréable qu'à Dieppe et à Courseulles : le transport semble les bonifier.
L'Huître, ce mets si estimé de nos jours, ne l'était pas moins chez les anciens. Macrobe assure qu'on en servait aux pontifes romains à tous leurs repas. Celles de l'Hellespont, de l'Adriatique, du détroit de Cumes, du lac Lucrin, étaient très vantées, et l'épicurien Horace a célébré dans ses vers celles de Circé. Mais on ne dit pas que les Romains, qui avaient porté si loin le luxe de la table, donnassent la préférence aux huîtres vertes, ni même qu'ils les connussent. Depuis quelques années, soit changement de goût, soit toute autre cause, ces huîtres sont moins recherchées en France. Cependant certaines personnes les préfèrent encore comme plus délicates. Autrefois à Paris leur prix était double de celui des blanches ; aujourd'hui elles se vendent encore un tiers de plus, et elles rapportent moins de profit, à cause des soins qu'elles exigent et de l'étendue de terrain qu'elles occupent ; car à peine peut-on en placer douze mille dans un parc capable de contenir trente mille huîtres blanches. Aussi les amareyeurs font-ils verdir de préférence les petites huîtres.
Notes
[4] Voyez l'article matière verte, par M. Bory de Saint-Vincent, dans le Dictionnaire des Sciences Naturelles [5] Voyez le tome premier des Mémoires de la Société du Calvados, page 135. | ||||