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Préjugés et superstitions en Normandie par Louis Du Bois 1843
Qui a bon voisin à bon matin, dit le proverbe, et le proverbe a raison. Cet axiome n’est pas nouveau : Hésiode disait (1), il y a 2700 ans : « un méchant voisin est un mal. Le bon voisin offre un bien inappréciable : heureux l’homme qui en trouve de cette sorte ! N’est-ce pas à de mauvais voisins que les laboureurs doivent la perte de leurs bestiaux ? » Thémistocle mettant sa maison en vente prescrivait au crieur public d’avertir qu’elle offrait le mérite d’un bon voisinage.
C’était un axiome chez les Romains qu’un mauvais voisin était toujours la cause de quelque mal. De nos jours encore, au rapport du docteur Savaresi, les Egyptiens croient beaucoup à la fatale influence de l’envie de leurs voisins ainsi que des personnes qui viennent les visiter.
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La tendance à croire le mal par préférence ; l’infortune plus fréquente que le bonheur ; la propension, si naturelle au coeur humain, à soupçonner des embûches et à croire des torts, s’excuser à sans cesse pour accuser autrui, rendent cette idée de l’influence du voisinage assez généralement funeste et insociable. Aussi les paysans sont-ils trop souvent disposés à haïr leurs voisins, à leur porter envie, à leur attribuer des torts. Ailleurs cette idée exagérée et misanthropique a beaucoup moins de résultats fâcheux. La politesse introduite dans quelques classes de la société ne les a peut-être pas rendues beaucoup meilleures ; mais au moins la malignité n’a recours qu’à la médisance ou à la calomnie, armes favorables à la lâcheté et qui portent de cruelles atteintes. Dans les campagnes, à ce fléau souvent se joignent des mauvais traitements et des vengeances violentes, parfois même le meurtre. On voit que les mêmes absurdités à peu de chose près règnent sur toute la surface du globe. On retrouve nos préjugés européens jusque au fond de l’Afrique et de l’Amérique. Le voyageur Robert (2) rapporte que « les nègres de Paraghisi (3) le prièrent d’employer ses lumières pour empêcher les sorciers, qu’ils appèlent Fittazares, de nuire à leurs bestiaux et surtout à leurs enfants qu’ils faisaient mourir par des maladies de langueur, lorsque ils portaient de la haine à leur famille. » Chez nous, si un paysan possède une vache qui ne produise plus de beurre, ce qui arrive souvent par un défaut de soin dans la conservation du lait ou de la crème, il ne manque pas d’attribuer cet accident fâcheux à quelque mauvais voisin. Il va trouver la sorcière en crédit dans le pays : il est bon de savoir que les sorciers sont encore nombreux dans les campagnes, que leur profession y est un métier fort lucratif et leur exercice un emploi très redoutable. La sorcière alors, bien et dûment payée, consulte gravement les sorts et rend avec non moins de gravité un oracle qui est presque toujours le même. Il prescrit de faire sortir de l’étable tous les bestiaux qui s’y trouvent : on arrête le dernier sortant ; on le saisit aux cornes, et il faut bon gré mal gré qu’il franchisse à reculons le seuil de la porte et qu’il gagne la cour. L’animal peu accoutumé, bien entendu, à cette marche rétrograde, refuse de sortir : il se débat ; l’exercice devient pénible ; la pauvre bête mugit ; le paysan crie ; les murs sont rudement et fréquemment heurtés ; le tumulte redouble avec les efforts et les tentatives inutiles. A ce tapage prolongé, les voisins, comme on s’en doute, ne manquent guères d’accourir… Il est censé que le premier qui survient est l’auteur du maléfice qui empêchait la vache de produire son beurre. C’est ainsi qu’on récompense la bonne volonté d’un voisin officieux qui vient, dans une louable inquiétude, savoir la cause d’un tumulte inattendu, et qui est disposé à obliger celui qu’il croit être en danger. Ce brave homme est certain d’être battu ; et justice est faite tout aussi équitablement que par nos anciens Jugements de Dieu.
Il est bien clair alors que la sorcière a rencontré juste ; et, quoiqu’il soit tout simple que le plus alerte et le plus obligeant du voisinage soit accouru le premier au bruit qu’il entendait, il est certain de toute évidence qu’il n’a dû, qu’il n’a pu venir qu’entraîné par la force de l’enchantement à laquelle il n’a su résister. Alors la conviction est bien acquise. C’est par ces procédés barbares que le paysan crédule s’imagine avoir fait une bonne oeuvre en frappant son voisin qui était peut-être son meilleur ami et qui du moins était complètement innocent.
(1) Poème des Travaux et des Jours, vers 346 et suivants. (2) Histoire des Voyages, par La Harpe ; t . I, p. 280. (3) En Afrique, vers les Iles du Cap-Vert
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