Préjugés et superstitions en Normandie
   
  DES REVENANS  -1/2
         
 
 
         
 

Préjugés et superstitions en Normandie
par Louis Du Bois 1843

 

On fait sur les revenants des histoires de toute espèce, plus effrayantes les unes que les autres, mais toutes à peu près calquées sur un même type. Ces récits, faits souvent à l’enfance docile par la vieillesse respectée, obtiennent beaucoup de confiance et doivent puissamment contribuer à augmenter la poltronnerie, à affaiblir les facultés intellectuelles, et à consolider de plus en plus l’influence de cette tourbe de charlatans qui compromettent si scandaleusement la santé et l’existence, ou qui pour le moins escroquent l’argent des dupes, tributaires constants et jamais désabusés.

 

A la fin des automnes et pendant les hivers, dans les longues veillées, les paysans se rassemblent autour du foyer. Là, un conteur, c’est souvent une vieille fort crédule, fait le récit, d’autant plus sûr d’être cru qu’il est plus absurde, de quelques histoires de revenants. Historiographe scrupuleux, le conteur détermine le lieu de l’événement, l’époque et les témoins. Ces récits, qui inspirent de l’intérêt à proportion de l’horreur qu’ils font naître, se transmettent de race en race, et sont toujours censés arrivés à une époque peu éloignée ; le narrateur, pour inspirer plus de confiance, assure même qu’il a vu, ce qui s’appelle vu, de ses propres yeux vu. Ces récits sont tous fort effrayants, et les accessoires du lieu où cette espèce de drame est joué ne contribuent guères à rassurer les auditeurs. Le vent qui souffle sur les toits ébranlés, qui agite les arbres du voisinage, et qui se prolonge en sifflements aigus à travers les parois entr’ouvertes et les portes mal jointes ; la lueur sombre d’une lampe obscure ou d’une noire chandelle de résine de Mélèze, la disposition à la terreur de la part de l’auditoire, la crédulité persuasive du conteur pénétré, la peur naïve des petits enfans, le coup de tête si éloquent des vieillards, les réflexions morales de la maman, les auditeurs qui se serrent par degrés, à proportion de l’effroi qui va croissant : tout cela dispose merveilleusement l’assemblée ; le conteur a moins de frais à faire ; et lorsque on a le courage de se retourner, il n’est pas certain qu’on ne voie rien d’épouvantable sur les murailles où se jouent, en reflets douteux, la lumière et l’ombre. L’Anglais Thompson et notre Saint-Lambert nous peignent tout cela avec beaucoup de vérité, d’énergie et de grâces.

    Thus struggling thro’ the dissipated grove,
    The whirling tempest raves along the plain ;
    And on the cottage thatch’d, or lordly roof,
    Keen-fastening, shakes them to the solid base.
    Sleep, frighted, flies ; and round the rocking dome,
    For entrance eager, howls the savage blast.
    Then too, they say, thro’ all the burthen’d air,
    Long groans are heard, shrill sounds, and distant sighs,
    That, utter’d by the dæmon of the night,
    Warn the devoted wretch of woe and death.

                THOMPSON, WINTER. 185.

    Mean time the village rouses up the fire ;
    While well attested, and as well believ’d,
    Heard solemn, goes the goblin story round,
    Till superstitions horror creeps o’er all.

                THOMPSON, WINTER. 616.


J’ai essayé de traduire ces vers excellents. Les miens ne le sont pas ; mais ils rendront la plus grande partie des idées de Thompson ; et cette faible esquisse sera le mince croquis d’un beau tableau. La langue anglaise a beaucoup d’énergie et de naturel ; elle excelle surtout à peindre la nature sombre et forte, et à exciter de profondes émotions.

    Le tourbillon ravage et les bois et la plaine,
    Attaque des palais la cime souveraine
    Et sur le chaume obscur descend en rugissant.
    Le sommeil effrayé fuit le toit gémissant ;
    Et le souffle féroce en ses hurlements sombres
    Joint sa propre terreur à la terreur des ombres.
    Alors l’homme timide entend au sein des airs
    Du démon de la nuit les sinistres concerts,
    D’affreux gémissements, des cris, de longues plaintes
    Qui, glaçant d’épouvante et centuplant les craintes,
    Infaillibles arrêts et du ciel et du sort,
    Annoncent aux mortels l’infortune et la mort.
    Rangée en demi cercle auprès du feu nocturne,
    Du crédule hameau la troupe taciturne
    S’assemble ; alors on conte aux assistants pieux
    Des spectres effrayants les exploits merveilleux.
    On écoute avec transe, on croit avec simplesse,
    Quand tout-à-coup l’horreur atteint l’âme et la blesse.

Pour dédommager mes lecteurs, je vais terminer par les beaux vers de Saint-Lambert, ces citations poétiques : ils sont tirés du chant de l’Hiver, dans son poème des Saisons.

    On entend quelquefois des cris lents et funèbres,
    Des hurlements affreux rouler dans les ténèbres,
    Et se mêler dans l’air aux tristes sifflements
    Qui partent d’un vieux dôme ébranlé par les vents :
    Ces funèbres concerts que les monts réfléchissent
    Semblent être l’écho des mânes qui gémissent.
    Le lâche qui poursuit l’innocent opprimé,
    L’ingrat qui blesse un coeur dont il était aimé,
    Le perfide assassin, le monstre sanguinaire
    Qui plongea le couteau dans le sein de son frère,
    Croit voir en ce moment les spectres des enfers
    Et leurs lugubres jeux couvrir les champs déserts :
    Leurs longs gémissements, leurs clameurs lamentables   
    Retentissent dans l’ombre au fond des coeurs coupables.

Pour donner un échantillon des traditions populaires relatives aux revenants, je citerai l’histoire suivante, bien attestée et, qui pis est, crue avec opiniâtreté.

Un chicaneur s’était approprié une terre par des procès injustes et de faux témoignages. Il mourut. Après sa mort, il revenait sur cette terre revêtue de plus de formes effrayantes que la mythologie n’en donne à Protée. On voyait quelquefois des blocs de feu, des flammes étincelantes, des animaux noirs et farouches ; on entendait aussi les cris les plus déchirants et les plus sinistres. La nuit qui rend le repos à l’univers entier l’exilait de ce lieu de désolation. La maison qu’il avait habitée était en proie au même tumulte : il la parcourait pendant les ténèbres, tantôt apparent et tantôt invisible en tout ou en partie

 

Souvent on apercevait une main qui enlevait des morceaux de pain, qui emportait le beurre et d’autres objets. Avait-on la négligence de laisser les portes ouvertes après le coucher du soleil, le revenant ne manquait pas de disperser et d’entraîner dehors les meubles, les habillements et tout ce qui lui plaisait ;

De telles scènes seraient vraiment déplorables ; mais il y a remède à tout, excepté à la mort, dit le proverbe. Ces sortes de revenants sont pour la plupart des âmes damnées en punition de grandes fautes ou de crimes qui n’ont pas reçu leur châtiment. Ces âmes reviennent pour demander des prières. Quelques messes ou quelques pèlerinages même, suivant l’occurrence, suffisent pour obtenir leur repos et celui des malheureux qu’elles venaient visiter.

Un homme damné mange après sa mort le suaire qui lui couvre le visage. Le suaire est un mouchoir plié en triangle, imbibé par ses trois pointes dans de la cire vierge qu’on a fait fondre. Ce malheureux pousse du fond du tombeau des cris sourds et effrayants ; on voit même un échantillon des flammes infernales s’élever au-dessus de la fosse qui renferme le cadavre. Les paysans assurent que leurs curés ont grand soin pendant les nuits de visiter les cimetières pour s’assurer de la bonne conduite des défunts. Quand ces curés entendent des cris, quand ils voient des flammes, quand ils s’aperçoivent que la fosse reste toujours aussi élevée qu’elle l’était à l’époque de l’inhumation, ils en induisent qu’il y a là un malheureux damné qui deviendrait bientôt un varou ou loup-garou, si l’on n’y mettait ordre. Alors, aidé du sacristain, le curé s’arme d’une bêche neuve, ouvre la fosse et coupe la tête du cadavre. C’est comme on fait pour les Vampires en Dalmatie. Il l’emporte, malgré les chiens qui sont des diables déguisés, et qui semblent réclamer leur proie ; il jette cette tête dans une rivière, au fond de laquelle elle creuse un précipice au lieu même où elle a été jetée. C’est à ces têtes, il n’en faut pas douter, que l’on doit attribuer l’origine des précipices et des fosses très profondes qui se trouvent dans quelques rivières. En Allemagne aussi on croit aux morts rongeurs de leur suaire ; et pour les empêcher de le manger, ce qui serait cause de la mort des proches parents du défunt, on cloue sous leur menton une planche qui ne leur permet pas d’ouvrir les mâchoires

 
         
 
Illustrateur: http://www.vincentdutrait.com 
 
 
 
 
   
  Préjugés et superstitions en Normandie
   
  DES REVENANS  -2/2
         
 

Un revenant avait, pendant sa vie, déplacé la borne de son champ, et empiété sur celui de son voisin. Il revenait toutes les nuits à l’endroit même où il avait commis son crime, et criait d’une voix lamentable : « Où la remettrai-je ? où la remettrai-je ? où faut-il la remettre ? » Ce malheureux réprouvé hurlait ainsi depuis fort longtemps, et on n’avait pu trouver le moyen de faire taire cette voix questionneuse et cesser ces importunes visites. Enfin un étranger, qui se trouva là par hasard, plus habile ou plus heureux, s’avisa de répondre : « Remets la borne au lieu où tu l’as prise. » A cette réponse si simple, la borne fut replacée, l’âme obtint repos et l’accorda par conséquent (1).

 

On voit encore revenir d’autres objets non moins épouvantables. Ce sont des esprits malins qui se donnent rendez-vous dans ce chêne jadis si cher aux Druides. Là, réunis en sabat nocturne et bruyant, des matoux âgés de sept années font un effroyable charivari. Il est aisé de reconnaître la cause de cette superstition. Les chats, pendant leurs amours, font en effet beaucoup de bruit ; et les matoux, comme les mâles de toutes les espèces animées, n’obtiennent parfois l’objet de leurs désirs que par une victoire vivement disputée sur leurs rivaux : ce qui assurément n’offre rien de surnaturel.

 
 
 

 

Mais les paysans ne voient pas comme tout le monde. De là vient pour eux l’idée que le chat est l’image du diable ; que le diable se déguise souvent en chat noir ; que certain os de la tête d’un chat noir rend invisible. De là, bien entendu, dérive la persécution souvent atroce qu’éprouve de la part des brutaux cet aimable, utile et malheureux animal qui eut jadis en Egypte, par une exagération opposée, des autels, des prêtres, des tombeaux et des embaumeurs.

La nuit (car il faut remarquer que c’est toujours pendant cette période de la journée que se passent les choses surnaturelles) on voit dans les champs, auprès des bois, sur le bord des étangs et des vieilles masures, une foule d’Esprits Malins sous toute sorte de travestissements. Quelquefois on est témoin de danses nocturnes (2) ; on rencontre de belles dames qui ne sont, à vrai dire, que des diables incarnés suscités par Satan pour faire des dupes et qui parviennent quelquefois à leurs fins.

Il est fort dangereux aussi d’être mal avec les meneurs de loups. Ces meneurs de loups sont une sorte de magiciens fort mal intentionnés : ils ne se font pas scrupule de se faire suivre par des loups affidés, avec lesquels ils sont de complicité, et auxquels ils livrent à dévorer les bestiaux de leurs ennemis. Ainsi quand un loup quelconque a fait pendant la nuit quelque ravage, on l’attribue sans hésiter aux maléfices des meneurs de loups ; et on n’a garde, comme de raison, de prendre des précautions utiles.

Personne n’ignore que c’est dans les longues nuits du commencement de l’hiver que sont arrivées la plupart des histoires de revenants, d’esprits qui crient, etc. En effet, à cette époque les oiseaux de passage, tels que les courlis, les oies et les canards sauvages, traversent les airs en nombreux et bruyants bataillons. Les corbeaux se rassemblent aussi vers la même époque. Voilà la cause de ces cris si effrayants pour les malheureux que l’ignorance abrutit et que l’irréflexion égare sans cesse.

Un curé de Villedieu (département de la Manche) parle dans une lettre insérée dans la Bibliothèque physico-économique de 1789, de cris en l’air mal interprétés par les superstitieux et qu’il attribue avec raison à des oiseaux. Cet accident fort naturel est connu sous les noms de chasse Arthur, chasse Arthus, chasse Saint-Hubert, chasse du diable, chasse Saint-Eustache, chasse Caïn etc.

Ces prétendues chasses aériennes, arrivant toujours pendant la nuit, remontent à une haute antiquité et sont connues autre part qu’en France : Magnusen, p. 375, parle des chasses d’Odin qui traversait les airs escorté par les Ases ; les paysans du VIIIe siècle croyaient que certaines sorcières galopaient dans les airs, pendant la nuit, pour servir d’escorte à Diane (Canons du Synode de Lestines en 743). Encore aujourd’hui à Francfort-sur-le-Mein le peuple s’entretient fréquemment d’un chasseur mystérieux qui habite les ruines du gothique château de Rodenstein, et qui durant les nuits court dans les airs avec un grand fracas de meutes, de cors de chasse et même de roulement de voitures : ce qui est plus grave que d’effrayer momentanément les bonnes gens, car le peuple ne doute pas que ce tapage n’annonce la guerre.

 

Dans le département de l’Orne on appelle Mère Harpine, chasse Artus ou chasse Hennequin une troupe de prétendus esprits infernaux qui traversent les airs en jetant des cris aigres et prolongés. La Mère Harpine est le chef de la bande redoutable. Si, lorsque on l’entend, on a le malheur de dire : « je prends part à la chasse », on reçoit des lambeaux de cadavres ; car la Mère Harpine, comme les Goules des Orientaux, ne se nourrit, ainsi que ses associés, que de corps morts qu’ils ont déterrés pour leurs provisions et qu’ils promènent dans les airs. Sa rencontre offre encore de plus grands dangers, auxquels pourtant il n’est pas impossible de remédier. Lorsque on entend au-dessus de sa tête la chasse funeste, il faut se hâter de tracer un cercle autour de soi avec un bâton ou simplement avec le bras. A l’abri de ce rempart aussi assuré que celui dans lequel l’arabe du désert place ceux auxquels il accorde l’hospitalité, le plus timide devient brave, le faible est fort, le danger disparaît, et l’empire du malin n’est plus désormais qu’une puissance pour rire. Les démons essaient en vain de franchir la ligne insurmontable qui les arrête tout court. Pour qu’ils puissent partir, ils sont forcés de venir à résipiscence et de demander honteusement leur grâce. Le voyageur, qui n’a rien de plus pressé que de se débarrasser de cet infernal voisinage, trace un nouveau cercle à l’inverse du premier, et tout aussitôt la huaille noire s’échappe avec de grands cris.

 

    Ces esprits dont on nous fait peur
    Sont les meilleures gens du monde.

Voilà bien ce que fait la chasse Artus ; et l’origine de cette chasse, la voici d’après les traditions les plus authentiques.

Un prêtre qui a eu des liaisons impures avec une religieuse et qui meurt sans avoir fait pénitence, est condamné, ainsi que la pauvre none, à courir les airs. Luther épousa son amante et on ne sait pas ce qui en arriva dans l’autre monde ; Urbain Grandier fut brûlé dans ce monde-ci pour des liaisons réelles ou prétendues avec les Ursulines de Loudun. Mais tout cela n’est rien : c’est bien pis quand les âmes de ces réprouvés reviennent effrayer les vivants qui n’y sont pour rien. Le prêtre et la none, pour réparation de leurs amours, sont après leur mort changés en diables, mais en diables si hideux, si épouvantables, que leurs confrères ne peuvent les souffrir. Toute la cohorte infernale se met à leurs trousses, les chasse le soir du séjour ténébreux, les poursuit dans les airs et pousse des hurlements affreux jusque au retour du jour, pendant lequel tout le cortége diabolique retourne à son poste en enfer.

 

Tout le monde connaît ces exhalaisons de gaz inflammable qui brillent quelquefois dans les endroits marécageux et qui effraient tant les enfants et les vieilles. Ces feux sont appelés dans nos campagnes la Fourlore, le feu follet ou le feu errant. Ce sont des âmes damnées ; et, suivant quelques personnes, ces âmes sont celles de prêtres criminels ou libertins. Elles cherchent à éblouir les voyageurs, à les entraîner dans les précipices et à les jeter dans l’eau. Quand le feu follet, esprit d’ailleurs fort jovial, est venu à bout de son entreprise, il quitte sa victime avec de grands éclats de rire, et il disparaît.

 

NOTES

 
 
   
  (1)Les Skelvrangares sont en Suède des revenants qui, pendant leur vie, ont rendu de faux témoignages, ou bien qui ont reculé les bornes de leur propriété au détriment de leurs voisins. Ces âmes damnées sont après leur mort condamnées à hurler dans les bois.
(2) En Suède (car, Hommes du Nord, nos ancêtres ont probablement importé et acclimaté dans la Neustrie plusieurs des croyances populaires des contrées d’où ils sortaient), le Stram-man, l’homme du fleuve, est un génie qui habite le fond des eaux. Il les quitte la nuit pour faire danser, sur le gazon des rivages, les Alfes de la mythologie scandinave, qui, comme les Nymphes grecques, se plaisent sur les prairies et dans les bois. Comme on voit parfois le matin quelques traces de pas sur la rosée, on ne manque pas de les attribuer à ces amusements chorégraphiques.
 
 
 
 
Illustrateur: http://www.vincentdutrait.com