Préjugés et superstitions en Normandie
   
  DE TARANE
         
 

Le Mesnil Simon en 1900, collection CPA lpm 1900

 
 

 
 

Préjugés et superstitions en Normandie
par Louis Du Bois 1843

 

Il est une commune rurale, entre Lisieux et Falaise, où s’est fidèlement conservé le nom de cet antique dieu de nos Pères les Gaulois. Cette commune est Le Ménil-Simon ; ce dieu est le Taranis celte, dont l’autel, comme celui de son collègue Teutatès, était aussi redoutable à l’humanité que l’autel sanglant de Diane dans la Tauride Scythique. Du moins c’est ce qu’affirme le grand poète Lucain (Pharsale, I ; 446) :

 

   Et Taranis Scythicæ non mitior ara Dianæ.

 

Taranis, ou bien, comme disent nos paysans, Tarane était le même dieu que le Jupiter Tonnant des Grecs et des Romains. En effet, l’auteur de la Religion des Gaulois (Paris, 1727 ; I ; p. 281) dit avec raison que le mot Taran signifie tonnerre dans l’Armorique et la province de Galles.

 

Comme tout dégénère suivant les censeurs moroses, Tarane est descendu des cieux d’où il effrayait les mortels, et parfois causait de grands ravages : il est devenu dans notre Pays-d’Auge, et surtout aux environs de St.-Julien-le-Foucon, une divinité de bas étage, qui court nuitamment le pays, bat la campagne pendant l’Avent, et même à d’autres époques, se déguise tantôt en belle dame, tantôt en grand chien, et se fait un jeu malin d’épouvanter les jeunes paysannes qui ne s’en cachent pas, et même quelques paysans ahuris qui chantent pour se rassurer et pour faire croire qu’ils n’ont pas peur.

 

A la fin du siècle dernier, il existait au Ménil-Simon un particulier nommé Le Dentu, lequel passait pour grand sorcier auprès de quelques bonnes gens qui ne l’étaient guères. Or, ce brave homme avait fait pacte avec le diable qui lui avait octroyé le don de se métamorphoser à volonté et même de se rendre invisible, liberté grande dont le bon Le Dentu n’a jamais abusé que je sache, quoique j’aie vu, ce qui s’appelle vu, plusieurs villageois du pays qui m’ont raconté l’histoire des variations de ses espiégleries, mais dans lesquelles je dois consciencieusement confesser que tout me paraissait fort innocent, acteurs, spectateurs et auditeurs, tous bénévoles à qui mieux mieux, moi compris.

 

Je croyais que la mort du pauvre Le Dentu, et peut-être les révolutions qui de 1789 à 1830 se sont succédées dans notre bonne France, avaient fait oublier Tarane, comme tant d’autres belles choses ; mais cette péripétie de catastrophes politiques a eu beau briser des trônes et broyer des myriades d’hommes, Tarane a survécu. A l’heure où j’écris ces lignes, comme disent élégamment les épistolaires, le culte du vieux dieu Gaulois prospère le soir dans nos villages, et fait encore peur aux jeunes filles : peur qui bien constatée semblerait prouver que Stace et Pétrone n’avaient pas tant tort que l’on croit, lorsque ils disaient :

 

    Primus in orbe deos fecit timor.

 

Quoi qu’il en soit, je ne connais rien de plus effrayant et par conséquent de plus révéré dans la vallée de St.-Julien-le-Foucon que l’antique Tarane, excepté peut-être la Fourlore à la flamme éblouissante, la chasse Arthur ou chasse Caïn dont les dogues aboient comme la ceinture de Scylla, le Loup-Garou, les Revenants, le Rongeur-d’os habitué des vieilles boucheries, et quelques autres démons, farfadets ou lémures, dont les vieilles femmes offraient l’imagination des enfants, et qui font palpiter le coeur des jeunes filles d’un autre sentiment, mais avec autant de vivacité, que celui qu’on doit et reproche

 

    A ce beau dieu qu’on nous peint dans l’enfance,

    Et dont les jeux ne sont pas jeux d’enfant.