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Dans la dune
Charles Frémine (1841-1906) (La Chanson du pays - 1893)
Entre la falaise et la dune
Je m’en tiendrai, pour aujourd’hui, si vous le voulez bien, à cette description sommaire et nocturne du petit port de Carteret où me voilà échoué depuis dimanche. Aussi bien, c’est tout ce que j’en puis voir, à l’heure qu’il est, de ma fenêtre ouverte. Quant au village, dont les maisons se groupent et s’éparpillent sur la rive droite du chenal, je lui tourne le dos. Il a du reste perdu depuis longtemps son ancienne physionomie, celle que je lui ai encore connu dans mon enfance. A ces noirs logis de marins et de laboureurs, à leurs toits de chaume, à leurs façades halées, tatouées de mousses, sont venus s’ajouter de nombreux chalets, d’élégantes villas dont la Suisse et le Japon peuvent se disputer l’architecture fantaisiste. |
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C’est maintenant une ville d’eaux, une station de bains. Ses habitants ne regardent plus guère la mer. Ce n’est plus pour eux de ce côté que le vent souffle. Il y a une gare, un chemin de fer, des arrivages d’étrangers qui les intéressent davantage. Sur les quinze à vingt barques de pêche qui sortaient autrefois tous les jours, mettant la vie et l’animation dans le havre, si l’on y compte actuellement deux ou trois bateaux montés, et autant de canots, on aura le total de la flottille. Comme aspect et comme caractère, la transformation est donc à peu près complète. Quelques années y ont suffi – tant il est vrai qu’aujourd’hui tout marche à la vapeur. Il y a des cabines alignées sur la plage ; on y joue au croquet, au lawn-tennis. Deux fois par jour, avec une régularité chronométrique, des baigneurs se dirigent processionnellement vers la grève, les uns suivant la route qui borde la jetée, les autres escaladant la falaise. La falaise elle-même a perdu ses belles lignes natives ; une carrière l’éventrée ; un chemin carrossable avilit ses flancs ; le petit fort démantelé, qui mettait sa noire dentelure à sa base et commandait la passe, un industriel l’a dernièrement fait sauter avec de la poudre ; il va le remplacer par un hôtel.
Mais si le village de Carteret s’est modernisé, si le profil de la falaise s’est appauvri, ses dunes, qui se déploient en ce moment sous mes yeux et poussent leurs houles inégales jusque sous Portbail dont le clocher brille au loin sur la côte, ont échappé jusqu’ici à la fièvre d’exploitation qui les menace. Elles ne se sont encore soumises qu’au seul travail de la mer et du vent. Et de même que c’est en plein hiver qu’il faut aller au pays des neiges, c’est en cette saison, en plein mois de juillet, qu’il faut visiter les dunes.
Elles sont dans leur beauté. La lune les blanchit, le soleil les incendie, les nuées y jettent leurs ombres mouvantes, les couchants et les aurores les trempent de pourpre et de rose. Après les rafales de pluie et les tourbillons de sable qui les ont enveloppées tout l’hiver, il descend, au cœur de l’été, comme un immense et bienheureux repos sur ces solitudes. Le ciel s’y pose plus léger qu’ailleurs. Une flore variée et charmante s’y épanouit. Les chardons bleus, les pavots jaunes y mêlent leurs bouquets épineux aux touffes violacées des serpolets, aux fines broderies rampantes des liserons mi-partis blancs et roses. De suaves parfums s’en dégagent. Les alouettes y chantent ; les abeilles y rôdent. Au bout d’un brin de miljeux qui plie, pend une grappe de minuscules colimaçons, jolis comme des fleurs. Parfois le sable étincelle de l’or vert d’un scarabée. Des poignées de sauterelles, aux ailes d’azur et de vermillon, sautent et s’envolent à votre approche. On marche sur un sol vierge, à pas muets. Et toujours les dunes se déroulent, blanches et vermeilles, multipliant leurs formes, arrondissant leurs croupes, avivant leurs arêtes, creusant des entonnoirs, des cirques, des vastes arènes d’où la végétation est absente et qui semblent préparées pour de fantastiques spectacles, pour de mystérieux combats.
L’autre jour, je m’en revenais de Portbail à Carteret à travers la dune. Le soleil brûlait. Mais tout entier au charme de la promenade, à l’entraînement de la marche, je n’en avais cure. Et puis, le bruit de la mer qui battait tout près, sur ma gauche, me rafraîchissait.
Tout à coup, et comme j’arrivais à la hauteur de Barneville, une violente odeur me fit ouvrir et refermer en même temps la narine. Je pensais à quelque bête morte, venue se réfugier et crever aux alentours. Pour échapper à cette odeur intolérable qui ne faisait que s’accroître à mesure que j’avançais, je gravis rapidement l’escarpement le plus voisin. Ma tête avait à peine dépassé la cime que de furieux abois, de véritables hurlements saluèrent ma présence. Un frisson me saisit. L’horreur du tableau que j’avais sous les yeux me fit oublier la puanteur qui s’en dégageait.
Au creux d’un de ces cirques dont je parlais tout à l’heure, une ébauche de clôture en planches dessinait un grand carré au centre duquel s’écrasait une maisonnette d’où montait un jet de fumée. A chaque angle du carré un poteau, et, à chaque poteau, un dogue aboyant, montrant ses crocs et tirant sur sa chaîne. Voilà le cadre ; mais j’hésite à dire ce qu’il renfermait.
Des quartiers de charogne empilés : un animal méconnaissable, aux trois quarts écorché, décapité, montrant le vif de sa carcasse ; un cheval mort, le ventre bombant, les jambes raidies en l’air, s’offraient comme pièces principales ; dans un coin, deux misérables rosses, l’échine saigneuse, mangées de mouches, attendaient leur délivrance et, dans un autre, à l’entour d’un entassement de choses innommables, de viscères, de boyaux emmêlés, amalgamés, une bande de pourceaux fouillaient de leur groin à même le tas, grognaient, se culbutaient, ripaillaient.
Et comme les aboiements des dogues continuaient plus furieux, un homme se présenta de profil à la porte de la maisonnette. Coiffé d’un bonnet gras, la figure rouge et luisante, il avait aux reins, par dessus son tablier taché de sang, une large ceinture à gaine d’où sortait le manche d‘un couteau. Il tourna la tête de mon côté et, m’ayant aperçu, rentra. C’était l’équarrisseur.
Le soleil de midi dardait dans le cirque dont les hautes murailles de sable crépitaient ; le ciel y posait son couvercle d’azur – et je ne sais quel démon de l’antithèse me fit penser au peintre Cazin qui trouve parfois de si jolis motifs de tableaux dans la dune |
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Dans la dune La Chanson du pays - 1893
Entre la falaise et la dune Un chenal où passe un ruisseau, Et que la marée emplit d’eau ; Sur l’Océan danse la lune.
Je m’en tiendrai, pour aujourd’hui, si vous le voulez bien, à cette description sommaire et nocturne du petit port de Carteret où me voilà échoué depuis dimanche. Aussi bien, c’est tout ce que j’en puis voir, à l’heure qu’il est, de ma fenêtre ouverte. Quant au village, dont les maisons se groupent et s’éparpillent sur la rive droite du chenal, je lui tourne le dos. Il a du reste perdu depuis longtemps son ancienne physionomie, celle que je lui ai encore connu dans mon enfance. A ces noirs logis de marins et de laboureurs, à leurs toits de chaume, à leurs façades halées, tatouées de mousses, sont venus s’ajouter de nombreux chalets, d’élégantes villas dont la Suisse et le Japon peuvent se disputer l’architecture fantaisiste. | ||||||||
C’est maintenant une ville d’eaux, une station de bains. Ses habitants ne regardent plus guère la mer. Ce n’est plus pour eux de ce côté que le vent souffle. Il y a une gare, un chemin de fer, des arrivages d’étrangers qui les intéressent davantage. Sur les quinze à vingt barques de pêche qui sortaient autrefois tous les jours, mettant la vie et l’animation dans le havre, si l’on y compte actuellement deux ou trois bateaux montés, et autant de canots, on aura le total de la flottille. Comme aspect et comme caractère, la transformation est donc à peu près complète. Quelques années y ont suffi – tant il est vrai qu’aujourd’hui tout marche à la vapeur. Il y a des cabines alignées sur la plage ; on y joue au croquet, au lawn-tennis. Deux fois par jour, avec une régularité chronométrique, des baigneurs se dirigent processionnellement vers la grève, les uns suivant la route qui borde la jetée, les autres escaladant la falaise. La falaise elle-même a perdu ses belles lignes natives ; une carrière l’éventrée ; un chemin carrossable avilit ses flancs ; le petit fort démantelé, qui mettait sa noire dentelure à sa base et commandait la passe, un industriel l’a dernièrement fait sauter avec de la poudre ; il va le remplacer par un hôtel.
Mais si le village de Carteret s’est modernisé, si le profil de la falaise s’est appauvri, ses dunes, qui se déploient en ce moment sous mes yeux et poussent leurs houles inégales jusque sous Portbail dont le clocher brille au loin sur la côte, ont échappé jusqu’ici à la fièvre d’exploitation qui les menace. Elles ne se sont encore soumises qu’au seul travail de la mer et du vent. Et de même que c’est en plein hiver qu’il faut aller au pays des neiges, c’est en cette saison, en plein mois de juillet, qu’il faut visiter les dunes.
Elles sont dans leur beauté. La lune les blanchit, le soleil les incendie, les nuées y jettent leurs ombres mouvantes, les couchants et les aurores les trempent de pourpre et de rose. Après les rafales de pluie et les tourbillons de sable qui les ont enveloppées tout l’hiver, il descend, au cœur de l’été, comme un immense et bienheureux repos sur ces solitudes. Le ciel s’y pose plus léger qu’ailleurs. Une flore variée et charmante s’y épanouit. Les chardons bleus, les pavots jaunes y mêlent leurs bouquets épineux aux touffes violacées des serpolets, aux fines broderies rampantes des liserons mi-partis blancs et roses. De suaves parfums s’en dégagent. Les alouettes y chantent ; les abeilles y rôdent. Au bout d’un brin de miljeux qui plie, pend une grappe de minuscules colimaçons, jolis comme des fleurs. Parfois le sable étincelle de l’or vert d’un scarabée. Des poignées de sauterelles, aux ailes d’azur et de vermillon, sautent et s’envolent à votre approche. On marche sur un sol vierge, à pas muets. Et toujours les dunes se déroulent, blanches et vermeilles, multipliant leurs formes, arrondissant leurs croupes, avivant leurs arêtes, creusant des entonnoirs, des cirques, des vastes arènes d’où la végétation est absente et qui semblent préparées pour de fantastiques spectacles, pour de mystérieux combats.
L’autre jour, je m’en revenais de Portbail à Carteret à travers la dune. Le soleil brûlait. Mais tout entier au charme de la promenade, à l’entraînement de la marche, je n’en avais cure. Et puis, le bruit de la mer qui battait tout près, sur ma gauche, me rafraîchissait.
Tout à coup, et comme j’arrivais à la hauteur de Barneville, une violente odeur me fit ouvrir et refermer en même temps la narine. Je pensais à quelque bête morte, venue se réfugier et crever aux alentours. Pour échapper à cette odeur intolérable qui ne faisait que s’accroître à mesure que j’avançais, je gravis rapidement l’escarpement le plus voisin. Ma tête avait à peine dépassé la cime que de furieux abois, de véritables hurlements saluèrent ma présence. Un frisson me saisit. L’horreur du tableau que j’avais sous les yeux me fit oublier la puanteur qui s’en dégageait.
Au creux d’un de ces cirques dont je parlais tout à l’heure, une ébauche de clôture en planches dessinait un grand carré au centre duquel s’écrasait une maisonnette d’où montait un jet de fumée. A chaque angle du carré un poteau, et, à chaque poteau, un dogue aboyant, montrant ses crocs et tirant sur sa chaîne. Voilà le cadre ; mais j’hésite à dire ce qu’il renfermait.
Des quartiers de charogne empilés : un animal méconnaissable, aux trois quarts écorché, décapité, montrant le vif de sa carcasse ; un cheval mort, le ventre bombant, les jambes raidies en l’air, s’offraient comme pièces principales ; dans un coin, deux misérables rosses, l’échine saigneuse, mangées de mouches, attendaient leur délivrance et, dans un autre, à l’entour d’un entassement de choses innommables, de viscères, de boyaux emmêlés, amalgamés, une bande de pourceaux fouillaient de leur groin à même le tas, grognaient, se culbutaient, ripaillaient.
Et comme les aboiements des dogues continuaient plus furieux, un homme se présenta de profil à la porte de la maisonnette. Coiffé d’un bonnet gras, la figure rouge et luisante, il avait aux reins, par dessus son tablier taché de sang, une large ceinture à gaine d’où sortait le manche d‘un couteau. Il tourna la tête de mon côté et, m’ayant aperçu, rentra. C’était l’équarrisseur.
Le soleil de midi dardait dans le cirque dont les hautes murailles de sable crépitaient ; le ciel y posait son couvercle d’azur – et je ne sais quel démon de l’antithèse me fit penser au peintre Cazin qui trouve parfois de si jolis motifs de tableaux dans la dune. | ||||||||
CPA collection LPM 1900 | ||||||||