Les conteurs noirs, comme notre bon La Fontaine, font volontiers des animaux les héros de leurs fables. Ils accordent à chacun un caractère particulier, minutieusement observé.

 

C'est ainsi que le lièvre est à peu près l'équivalent de notre renard. Toutefois, sa ruse est plus débonnaire. C'est plutôt un joyeux drille, qui se plaît à jouer de bons tours au fort, à l'orgueilleux, à l'avare, au stupide. Par contre, il aide le faible, donne de bons conseils à ceux qu'il estime, ou ne leur fait que des farces qui les font rire eux-mêmes.

 

C'est l'amuseur public, le griot des animaux ; aussi les griots, qui se targuent de toutes ces qualités auprès de leurs auditeurs naïfs, lui font accomplir toutes sortes de prouesses, puisqu'en définitive elles s'inscrivent à leur actif.

 

Par contre, l'hyène, animal nauséabond, vivant de rapine, est l'animal exécrable par excellence. Sa couardise et sa gloutonnerie sont légendaires, et tous les animaux, même les plus sots, l'évincent avec une extrême facilité.

 
 
         
 

Voici deux fables, racontées par un griot fameux d'un chef de canton de Bamako. Je n'ai rien changé quant à la forme, j'ai simplement traduit, comme je les ai ressenties, les mimiques et certaines expressions locales.

 

Comment le lièvre fut reconnu le plus malin de tous les animaux.


Le lièvre vient un jour saluer le grand roi de tous les animaux et, se baissant bien bas :

— La lumière du jour soit avec toi, ô grand roi.

— La lumière du jour soit avec toi, petit lapin ! Je ris si fort lorsque mes griots me racontent tes exploits, qu'il me semble que je suis déjà au paradis d'Allah. Je t'ai fait quérir pour te donner un gri-gri. Que veux-tu ?

— J'aurais grand plaisir, ô très grand roi, à passer à mon cou celui qui ferait de moi le plus malin de tous tes serviteurs, de tous ceux qui sont dans les pays des « toubabs » et autres brousses lointaines.

— Oh ! oh ! lapin, quelle vanité.

— Si ta puissance ne va pas jusque-là, ô très grand roi, je resterai toujours sur la terre de mes ancêtres, pour apprendre à mes enfants à te respecter et t'honorer moi-même, jusqu'à mon dernier souffle.

— Eh bien ! lapin, ce gri-gri tu l'auras, mais à une condition. Si tu ne la remplis pas, tes enfants seront stupides pendant mille saisons des pluies, une saison sèche, une grande lune et trois petites.

— J'accepte, ô très grand roi ; ordonne à ton esclave.

— Le coq vient de chanter, ce jour, pour la première fois. Il me faut, avant l'heure où la femelle du coq se couche, la peau d'une hyène, une calebasse de lait de biche et la peau d'un serpent de mille coudées.

— Tes yeux verront cela ce soir, ô très grand roi. Non loin de là, le lapin rencontre une énorme hyène, grosse comme trois boeufs. Elle venait de manger la moitié d'une charogne grosse comme une montagne, et, chose très rare, elle avait la paix du ventre.

— Tu n'as pas l'air en appétit, ô courageuse hyène. Es-tu malade, ne trouves-tu pas à point cette viande à l'odeur délectable ?

— Tout est au mieux, chétif lapin, mais rien ne me presse.

— Walaï ! Je viens de rencontrer, non loin d'ici, un grand nombre de tes sœurs. Peut-être viennent-elles partager ton festin ?

Entendant cela, l'hyène se précipite sur sa viande et mange, et mange, et mange tant que son ventre éclate à la dernière bouchée. Le lapin n'eut qu'à ramasser sa peau.

Loin de ces lieux empuantis, le lièvre rencontre une jeune biche qui avait de la peine à traîner sa mamelle. Elle broutait au bord d'un marigot.

— La lumière du jour soit avec toi, ô petite chèvre.

— La lumière du jour soit avec toi aussi, ô petit lapin. Où vas-tu, avec cette grande calebasse ?

— Je vais vers les cases lointaines des hommes, pour y trouver la vache, car il n'y a que la vache qui peut la remplir de lait, pour le fils de notre grand roi.

— Les biches ont-elles déserté les domaines de notre grand roi, ou bien son fils dédaigne-t-il notre bon lait crémeux ?

— Ni l'un ni l'autre, ô biche charitable, mais a-t-on vu jamais une biche sortir assez de lait de sa mamelle pour remplir une calebasse ? J'en prends à témoin mes ancêtres.

— Walaï ! ignorant lapin, paix à tes ancêtres. Mets ta calebasse sous mon pis et prie Dieu qu'elle soit assez grande.

La calebasse fut pleine en un clin d'œil, walaï et la mamelle était toujours aussi grosse.

— Dieu te protège, bichette ! Le roi est bon, et je ne t'oublierai pas comme les hommes oublient leurs griots. Méfie-toi de la panthère : elle trompe malgré ses airs de grosse chatte, et de l'homme aussi, quand il porte un grand bâton qui crache le feu et la mort. Que la lumière du soir soit avec toi.

C'est près d'un marécage infect que le lapin trouva le serpent. Il était roulé en de si nombreux anneaux qu'il aurait fallu trois lunes et un jour pour les compter.

— Tiens ! une petite liane.

— Je ne suis point une liane, ô stupide lapin qui penses avec sa queue ; je suis le grand serpent qui est plus grand que cent mille coudées.

— Si tu étais le grand serpent, tu serais aussi long que le bambou que je porte à l'épaule.

— Dépose ton brin de paille sur le sol, ô tête sans cervelle, que je l'écrase, et toi avec, fils d'hyène, enfant de cochon !

Et le serpent déroule ses anneaux avec tant de violence et de bruit que les feuilles des arbres et tous les animaux de la brousse en frémirent, à deux jours et demi de course d'une gazelle en fuite. Le petit lapin avait bien peur.

Du temps que le serpent s'étirait à faire craquer son corps, le lapin l'attacha avec une liane. Il arriva chez le roi juste comme sa première poule commençait à regarder tomber le soleil. Le roi lui remit le gri-gri et tous ses griots vantèrent ses prouesses.

 

Le lièvre, l'éléphant et l'hippopotame.


Le lièvre vient trouver l'éléphant sur la rive du grand fleuve sacré.

 

— La lumière du jour soit avec toi, ô éléphant qui jettes les arbres au ciel.

— Et avec toi aussi, ô petit lapin qui as plus de tête qu'un troupeau de bœufs. Que viens-tu faire ici ?

— Je viens te faire un grand cadeau.

— Es-tu devenu dioula ? Je me méfie de leurs cadeaux.

— Non, éléphant, je suis toujours cultivateur, et, comme la pluie approche, je viens te demander si tu veux faire de moitié avec moi un champ de cacahuètes.

En entendant cela, l'éléphant cria si fort que les eaux de Dioli-Ba engloutirent cent grandes pirogues et une petite ; mille caïmans en eurent la jaunisse et tous les poissons perdirent leurs écailles.

— Pourquoi ris-tu, ô éléphant ?

— Crois-tu, lapin, que ma tête est vide ? La terre est lourde, tes pattes sont bien faibles.

— Tu as peur de te mesurer à moi, ô éléphant, et tu sembles ignorer que j'ai le meilleur des gris-gris.

— Alors j'accepte, ô puissant lapin.

— Tu es sage, ô éléphant. Nous commencerons dès la première tornade, mais il faut se méfier des hommes : ta force te permet de les braver, tu travailleras le jour ; la nuit protégera ma faiblesse.

— Tu penses avec ta tête, ô lapin, nous ferons ainsi. Le lièvre traverse le fleuve à la nage, les crocodiles s'écartent avec respect sur son passage et les poissons l'accompagnent. Il réveille l'hippopotame en lui mettant sous le nez une patate douce.

— La lumière du jour soit avec toi, ô rapide poisson, ô puissante pirogue.

— Et avec toi aussi, ô lapin qui penses avec sa tête. Que viens-tu faire ici ?

— Veux-tu cultiver un champ avec moi, nous partagerons la récolte ?

 

L'hippopotame fit un tel bond dans le fleuve qu'on put le traverser sans se mouiller les pieds pendant deux grandes lunes et une petite.

 

— Le pique-bœuf t'a mordu, ô paisible hippopotame ?

— Crois-tu, lapin, que l'eau a pénétré dans ma tête ? L'igname et le manioc abondent dans les champs des hommes et mon ventre s'y gonfle sans effort.

— C'est vrai, ô sage hippopotame, mais je suis surtout venu pour t'avertir de ce que j'ai vu et entendu de l'autre côté du fleuve. Je dormais à l'ombre d'un manguier, non loin de l'arbre à palabres d'un village d'hommes. Ils étaient nombreux comme des fourmis et ils criaient comme des sauvages. Ils agitaient de grands bâtons qui crachent le feu, puis ils sont tous partis en courant, et pan ... pan ... pan ...

 

» Ils poursuivaient un hippopotame qui leur avait mangé la moitié d'une patate. Le malheureux est venu mourir à mes pieds ; il était plein de trous. Il a eu juste le temps de me dire : « Va avertir mon petit frère de cultiver loin des villages des hommes et, surtout, de travailler à la lune. »

 

L'hippopotame avait si peur que la terre tremblait.

 

— La lumière du jour soit avec toi, ô courageux lapin : je commencerai à la nuit de la première tornade.

 

Le ciel était lourd et noir, son feu brûlait le feu de la terre. La dernière goutte d'eau des marigots était montée au ciel depuis longtemps. Les oreilles et les queues des animaux pendaient tristement vers la terre. Le singe n'avait plus la force de faire la grimace. Malgré l'abondance de bonne viande morte, l'hyène, walaï ! n'avait plus faim. Les hommes brillaient sous les arbres, le tam-tam s'était tu. Le martèlement des pilons était si faible que seul le lapin pouvait l'entendre, lorsqu'il avait un peu de force pour relever une oreille.

 

Le nuage creva dans la nuit. Les hurlements de joie de tout ce qui n'était pas mort couvraient le bruit des tonnerres.

 

L'éléphant était au travail, depuis le lever du soleil. Ses défenses plongeaient jusqu'au fond de la terre, puis la jetaient dans le ciel.

 

Le lièvre s'était endormi à l'ombre d'une motte fraîche et rêvait de tas de cacahuètes comme la montagne de Kou-louba. Il se réveilla seulement à l'heure où brille la lune, mais il eut le temps de marquer ses petites pattes sur la terre qui venait d'être retournée.

 

Le lapin traverse le fleuve, broute, s'amuse avec ses amis, puis il va piétiner la terre remuée pendant la nuit par l'hippopotame.

 

Et la saison des pluies passe avec la paix de Dieu. Les cacahuètes sont plus hautes que les manguiers.

 

La récolte fut si abondante que toute la Casamance, le Cayor et toutes les autres brousses sénégalaises vinrent pour l'admirer. Les cacahuètes étaient si grosses que les crottes de l'éléphant et de l'hippopotame paraissaient des grains de mil à leur côté.

 

Quand les tas furent secs, il fallut songer au partage. Le lièvre dit à l'éléphant :

— Parions que je suis plus fort que toi, ô éléphant. Je vais attacher cette corde à ta queue, puis je traverserai le fleuve avec l'autre bout, que j'attacherai à la mienne. Au coup de tam-tam donné par mes petits frères qui sont là, chacun de nous tirera de son côté, et celui qui fera venir l'autre sur sa rive emportera toute la récolte.

— Ton courage risque de faire arracher ta faible queue, ô imprudent lapin ! N'as-tu pas pensé avec ta queue, cette fois ?

— Tourne-toi et donne-moi la tienne.

 

Et le lapin traverse. Il trouve d'autres petits frères sur l'autre rive ... et attache la queue de l'hippopotame. Il fait quelques brasses dans l'eau pour faire croire à l'hippopotame qu'il traverse le fleuve, puis il revient sur la rive et fait vibrer le tam-tam.

 

La corde se raidit alors et chante comme celle d'un violon, puis elle ne bouge plus, puis elle avance un peu, puis elle recule un peu, puis elle se détend, puis elle chante encore.

 

... Elle chantait encore quand les lapins raflaient les dernières cacahuètes.

 

J. GRAND. 1952