CONTES NORMANDS de 1935

Par Jean GAUMENT & CAMILLE Cé

  AFFICHES DE GARE
         
 

YVES LE CORRE était las de ses grisailles normandes. Pâques était là qui réveillait des désirs d’ailleurs. Revivre ailleurs !

Conservateur du musée d’antiquités, rue Arcisse-de-Caumont, c’était un homme hésitant, impulsif, inquiet.

Devant les clochetons gothiques ruisselants de pluie dans les buissons noirs du jardin, il se leva nerveusement, empila treize parmi quatorze des affaires dans une valise ; il appelait ça en riant « ma valise de soldat », car elle était bosselée, avachie, difforme ; mais il se souciait peu de l’opinion de ses contemporains et leur mépris ne lui déplaisait point. Que de fois on l’avait vu rentrer de voyage, les épaules tirées par cette valise minable lourde de trésors, un paquet de livres au bout d’une corde et, dépassant de sa poche, une statuette emmaillotée d’un journal crevé. Il descendit la rue Saint-Jean qui se tortille dans la boue comme un vieux serpent gris. Il avait raté son tram place Saint-Pierre, et il courait vers la gare, ridicule, se sentant ridicule, mais il en avait l’habitude.


 
 


 
 

Mon Dieu ! s’il allait rater le train pour Paris de 2 h. 55… Après, ce serait Nice et le soleil où l’on oublie tout. Il se jeta en sueur dans la gare. Un sifflet déchirant de locomotive. Yves est éperdu. Il se rue sur le quai, sur l’express qui part ; un chef de gare qui redoute un accident lui barre le passage. Il se débat.


     
 

Yves hésite ; puis tranquillement, il achète un journal à la bibliothèque, s’installe à la buvette, boit un mazagran bien chaud et, calme, il regarde s’ébranler l’express comme si tout cela ne le concernait plus.

 

La pluie a cessé, le soir s’apaise, plein de nuages rose-feu, sur lequel des flèches lointaines de l’Abbaye-aux-Hommes se découpent. Il sort ; avec sérénité, il monte dans le tram qui attend devant la gare et ramène les voyageurs.

Lui aussi rentre de voyage.

Il sait que tout est beau dans le souvenir, que tout se fane devant les yeux.

Il a beaucoup vu, et chaque fois, ce qu’il voyait, « ça n’était plus tout à fait ça » ; ça n’était plus la vision qu’il avait gardée ou qu’il s’était peinte à l’avance, sur l’écran intérieur de cette manière de cinéma que nous portons chacun en nous.

Yves rentre dans son cabinet de travail. Il écrit à Paris, à la Compagnie des chemins de fer : qu’on lui envoie vingt affiches des plus belles. Il en tapissera les murs nus de son couloir. En passant, il s’arrêtera, voyagera en esprit. Pour une cinquantaine de francs, il en verra la farce, et ce sera la même chose…

 

 

DRAIM illustrateur, collection CPA LPM 1900