LESSAY   -1

 

 
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
     
     
 
 
     
 

 

 

 
     
   
         
     
         
 

La Foire de Lessay

12, 13 et 14 Septembre

 

 par

Georges Dubosc


Première parution

dans le Journal de Rouen

du 5 septembre 1926.

   
  Parmi les grandes foires normandes qui se tiennent quand les moissons sont terminées et que s’élèvent les premières brumes matinales de septembre, la plus curieuse, la plus pittoresque et la plus inattendue est certainement la grande foire de Lessay, dans le Cotentin, dans le département de la Manche, non loin de Coutances.
 
 
         
 

Tout d’abord, elle est curieuse parce qu’elle est très ancienne et elle est extrêmement originale. Originale par son installation, ses coutumes, ses  moeurs pittoresques, qui ne sont point encore disparues, mais surtout par  son emplacement. La foire de Lessay, qui dure trois jours, le 12, 13 et 14 septembre, le jour de la Sainte-Croix, se tient, en effet, dans un… vrai désert, le seul peut-être que contienne toute la grasse et verte Normandie.

 

Quand on a quitté, en effet, les riants vallons fleuris entourant Coutances, le contraste est grand de cette lande immense, pelée, brune et sèche, ancienne plaine de sable de mer où affleurent seuls quelques grès arrondis, plaine devenue presque noire par la décomposition des herbes et des racines. Dans ce Sahara normand, s’étendant à perte de vue, poussent seuls la bruyère, qui tapisse le sol, et quelques ajoncs d’or (le bouais jau), comme on dit en patois de la Hague, arbustes chétifs et rabougris dominant parfois l’herbe courte et rase. Véritable désert, la lande n’est animée un peu que par les troupes des oies de Pérou, ou par quelques moutons qui viennent y pâturer. Il n’en était même pas ainsi autrefois, et Barbey d’Aurevilly, dans ses admirables pages qui ouvrent L’Ensorcelée, a montré, en une langue magnifique, toute la tristesse de la Lande de Lessay.

 

« Placé entre la Haye-du-Puits et Coutances, dit-il, ce désert, où on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’hommes ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin, dans la poussière, s’il faisait  sec, ou dans l’argile détrempée du sentier, s’il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu’il n’était pas facile d’oublier.


La lande, disait-on, avait sept lieues de tour et, pour la traverser en droite ligne, il fallait, à un homme à cheval et bien monté, plus d’une couple d’heures.
 
… Visibles d’abord sur le sol, et sur la limite du landage, les sentiers s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même le jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu. C’était, pour le voyageur, un danger toujours subsistant. Quelques pas le rejetaient hors de sa voie, sans qu’il pût s’en apercevoir, dans ces espaces où dériver de la ligne qu’on suit était presque fatal. »

 

Est-il besoin de dire que l’imagination normande, portée au merveilleux, avait peuplé cette immense lande de Lessay de légendes et de contes et que c’était le domaine des fées, des goubelins et du varou, du loup-garou qui, par les nuits d’hiver, pousse, à travers ces espaces nus et déserts, ses sinistres randonnées. C’était aussi le pays des mauvaises rencontres, des assemblées de sorcières tenant leurs sabbats, et aussi des malandrins en quête de quelque coup à faire. Avec quelle émotion profonde le grand poète Louis Beuve, en son dur patois, dans ses admirables strophes où il a chanté la Grande Lande de Lessay, a évoqué toutes les impressions qui terrifiaient,jadis, l’âme du voyageur quand il abordait ce pays sauvage des légendes.

 
 

 

 
 
 
         
 

La graind-lainde dé Lessay

Louis Beuve

 

Veire ! Dains les soumbres nyits de varouage,

quaind no-z’enteind les veints vîpaer,

quaind les pouores geins qui sount en viage,

devaunt tei fount le sène dé la croué,

ch’est en vain que Carterêt qui s’alleume

t’envie le sourire dé sen écllai.

 

T’es triste souos ten manté de breume

et ryin oû mounde né te distrait

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay.

Grainde millorenne désolaée,

tu ne souoris qu’eune feis touos les ains.

 

Quaind la sainte croué, à pllennes quertaées,

sus ta brière amouène nous geins,

tu troublles la vuule abbaye

des beugllements de dyis mille âomés

et pendaint les troués jours de folie,

le Cotentin n’a paé ta fyirtaé,

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay.

 
 
         
 

Men âme, coume eune vuule touornyiresse,

qui, souos les teintes, vous teind la main,

révyint, ô lainde dé ma jeunesse,

té demaindaer l’âomône d’eun souvenin.

Jé té ressemble car touotes les jouée

 

achteu maisi ne durent paé tcheu mei,

et ma pouore âme touormeintaée

est demeuraée triste touot coume tei,

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay

 
         
 

Et cependant, l’homme a lutté contre cette région déshéritée, où, pendant un moment, le général de Courcy, qui commandait le 10e corps à Rennes, puis le général Lewal, avaient songé à établir des camps d’instruction militaire, projets qui furent finalement abandonnés, comme tant d’autres. Aujourd’hui, la grande lande de Lessay n’est plus tout à fait la table aride qu’elle était, lorsqu’il y a plus de cinquante ans, M. Leparquier, censeur du Lycée de Coutances, le père du distingué professeur honoraire du Lycée Corneille, notre érudit concitoyen, la décrivait « comme étant couverte, sur 8 ou 10 kilomètres, que de lichen ou de mousse grisâtre, de carex et d’herbes desséchées », à peine coupée par quelques mares stagnantes d’où, vers le soir, s’élevaient, seuls, les monotones croassements des grenouilles, bruit unique qui vient troubler ces lieux stériles et maudits.

 

Seul, un intrépide émule des Chambrelent et des Brémontier, un savant helléniste et agronome, venu là pour y goûter le repos, L. G. Galuski, a entrepris la lutte avec cette terre de bruyères que son effort opiniâtre est parvenu à transformer. Il a ainsi créé le beau domaine du Buisson, sur ce sol défriché. Quelle ténacité et quelle intelligence il a fallu à ce vaillant pionnier, plus accoutumé au jardin des racines grecques qu’à la culture potagère, pour faire naître là de belles prairies et des massifs de pins maritimes ! Mais ce n’est qu’une faible partie de l’oeuvre de fertilisation restant à poursuivre. A côté de l’oasis du Buisson, s’étendant sur 2.500 mètres en longueur, oasis cultivée et boisée, d’autres tentatives ont été faites, à l’exemple de Galuski, mais sur de plus petites surfaces.

 

Des parcelles ont été ainsi vendues par les communes propriétaires de la lande de Lessay, mais l’élevage en grand des oies et la vaine pâture des moutons ont enrayé l’oeuvre de transformation du grand désert normand et sa mise en valeur.

Cependant, à la lisière de ce pays original, de ce coin de la Manche si particulier, s’est élevée la petite ville de Lessay, près du maigre fleuve côtier de l’Ay, qui vient se jeter dans un très large estuaire où se trouvent des salines et des tanguières importantes. Cet estuaire forme là une coupure  dans la chaîne des dunes, qui reprend ensuite, puissante et large, sans interruption, jusqu’à la baie du Mont Saint-Michel.

 
 

 

 
 
 
         
 

Au milieu des petites maisons de Lessay se dresse la belle abbaye de Lessay, qui fut fondée là, au XIe siècle, en 1056, sur la paroisse dite alors de Sainte-Opportune, par Richard dit Turstin Hadulph et sa femme sur le  conseil de l’évêque de Coutances, Geoffroy de Montbray. Son premier abbé  fut Robert, religieux venu de la célèbre abbaye du Bec. Le dernier abbé fut Raymond de Duford-Léobard, qui fut archevêque de Besançon, en 1774.

 

Construite un peu sur le plan de la célèbre abbaye de Cerisy, c’est une belle abbaye, au portail roman, richement décoré, avec une majestueuse tour centrale. La nef est caractérisée par ces voûtes d’ogives du milieu du XIIe siècle, et par une suite de belles stalles qui proviennent de l’abbaye de Blanchelande, dont Barbey d’Aurevilly a maintes fois évoqué le souvenir.

Toute cette petite ville, à l’abri de la vieille abbaye, n’en est pas moins calme et tranquille, comme la lande qui l’environne de tous côtés. Trois jours par an, cependant, la lande de Lessay s’anime tout à coup

 

Il se tient, en effet, comme nous l’avons dit, chaque année, du 12 au 14 septembre, la foire Sainte-Croix, qui s’installe aux portes mêmes de la petite ville, des deux côtés de la route de Coutances qui file droit à travers la lande. Cette foire est certainement l’une des plus anciennes foires de Normandie, rivale de la Guibray, à Falaise, de la foire d’Agon, qui datait du temps de Jean-sans-Terre, ou de la louerie de la Madeleine, à Saint-Lô.

 

Elle fut instituée, dit Léopold Delisle, dans ses Notes sur les anciennes foires du département de la Manche (Annuaire du département de la Manche, 1850), par une charte de la fin du XIIe siècle, au profit des moines bénédictins de Lessay, qui en retiraient de gros bénéfices. Par un aveu de 1424, on voit qu’il se tenait à Lessay deux marchés par semaine, le mardi et le dimanche, et deux foires par an, l’une à la Sainte-Croix, en septembre, et l’autre au jour de Saint-Maur.

 

A la mairie de Lessay, on peut voir actuellement encore un parchemin revêtu  du sceau de Louis XIV, qui n’est autre qu’un édit donné par le souverain à Saint-Germain, en 1671, renouvelant à l’abbaye de Lessay la concession et le privilège de cette foire, prolongeant sa durée de quatre jours et interdisant l’établissement d’autres foires dans un rayon de quatre lieues. L’édit constate, au surplus « qu’il vient à la foire de Lessay, quantité de gens et marchands de Normandie, de Bretagne et des pays voisins. »

 
         
 

Les Pieîntes d'eun tournoux d'gigot

sus l'chaimp d'faire de Lessay !

 Louis Beuve

Qu’i tumb' de l'iâu ou bi qui vente,
Mei, j'reste ilo comme eun piquot
Pendaint que j'vos vais sous les teintes
Querriaer l'boun baire à pieinn connot !
V'là not' maît' qui crie à pieinn' tète
A tous les geins : « Voulons d'la chai! »
Ah! naon, n'y a pé d'daingi qu' m' guette
Et m’diys' : « Man pourr' Jeain, avous sêi ? »

 

Dans toutes les foires et l’z’assemblayes
Dam’ ! cha n’est pas plaisant par coups
De s’vair’ tout confondieu d’fumaie
Et poussif comm’ une gars fouroux.
L’iau tout t’long d’mes gaimb’ dépure ;
J’vas d’venir maigr’ comme un coucou,
Sur la land’ à forch’ d’faire cuire
J’crais que j’commenche à cuir’ itou !
Haô, haô, haô, haô !
Dans l’mitan du champ d’foire
Assis sur eun fagot
Qu’ no z’a donc d’la minsère
Haô, haô, haô, haô
A tourner le gigot !

 
 
         
 

Etal de bouchers

 
     
 

Avant que les transports ne fussent devenus très faciles, les marchands de toutes sortes, même de Guernesey et Jersey, où des îles Anglo-normandes, venaient, en effet, s’approvisionner à la Sainte-Croix de Lessay. Une petite ville de tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques et les tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques et les tentes, comme à la Guibray, se disposaient, en plein vent, sur la lande, en formant des rues et des quartiers. Il y avait la rue des Cuisiniers, qui avait parfois 300 mètres de long, la rue des Tentes à café, la rue des Bazars. Il y avait notamment une rue de Rouen, où se dressaient les tentes des marchands de tissus et d’étoffes. On s’y pressait pour acheter le trousseau des filles à marier.

 

Les orfèvres voisinaient avec les marchands d’ornements d’église, avec les chaudronniers de Villedieu ; les sabotiers du Mortinais y rencontraient les potiers de Nehou, de Sauxemesnil et de Ger. Comme le dit l’Annuaire de la Manche, on trouvait, à Lessay, mille approvisionnements, des volailles, des légumes et des melons de Créances, le pays des primeurs et des cantaloups savoureux ; de la filasse, de l’épicerie et de la mercerie

 

Maintenant, bien que la Foire Sainte-Croix de Lessay soit en décadence, ce sont surtout les chevaux et les poulains que l’on y vend. On évalue 3.000 le nombre des chevaux amenés, la veille de la foire de Lessay, à la grande « montre ».

 

Acheteurs et vendeurs, dit M. Raoul de Felice, qui a décrit la foire de Lessay dans son bel ouvrage sur La Basse-Normandie, vont se restaurer copieusement sous de vastes tentes où s’alignent des rangées de tables et de bancs, où des mâts, coiffés d’un pichet ou d’un chapeau défoncé, annoncent qu’on y vend du bon « baire ». Dès le matin, des brasiers, en plein vent, protégés par des levées de terre, ont été organisés ; des quartiers de moutons - de ces bons Présalés des bords de la Manche, - des rangées de volailles y rôtissent à la broche. Louis Beuve nous a, du reste, conté les peines de ces pauvres « tourneux de gigots », noirs de fumée aveuglante, desséchés par la soif et l’ardeur des brasiers, qu’ils alimentent de bois et de copeaux, tandis que trois ou quatre broches tournent devant la flamme :
 

 

La besogne terminée, le patron débroche, coupe et taille la viande saignante. Ailleurs, les pêcheurs d’Agon, ceux de Saint-Waast, viennent vendre leurs huîtres à l’écaille, leurs langoustes, leurs crabes, tandis que les maraîchers de Créances proposent leurs fruits et leurs légumes poussés sur les mielles, une sorte de bande de terrains sablonneux et fertiles, qui longe la mer et borde la lande de Lessay. Les futailles de cidre se vident en un clin d’oeil ; les cafetières géantes et les « demoiselles » d’eau-de-vie suffisent à peine à satisfaire les clients.

 

L’après-midi, dit Raoul de Felice, est consacré aux achats et aussi aux attractions. Les saltimbanques, les cirques, les théâtres, les jeux, attirent jeunes gens et jeunes filles. A dix lieues aux environs d’Angoville, de Saint-Germain-sur-Ay, de Vaudrimesnil, dans les fermes, la foire de la Sainte-Croix était une récompense, après le dur labeur de la moisson. Les gens couchent, tant bien que mal, dans les auberges de Lessay. D’autres vont chercher un gîte  à Périers ou à la Haye-du-Puits, mais la plupart des paysans passent la nuit à  la belle étoile, sous une tente ou dans leur carriole.

Puis, tout le monde s’en va ; les Guernesiais ou les Jersiais reprennent leurs bateaux, par Portbail ou Carteret, et, la foire fermée, les baraques,  les tentes disparaissent, laissant seulement sur le sol de la lande, les traces de leur passage. Du jour au lendemain, la grande lande de Lessay retombe ainsi dans son silence de mort. De l’agitation foraine, il ne reste rien… Les brumes de l’automne enveloppent alors l’immense  solitude redevenue déserte et, bientôt, les vents d’hiver courbent les ajoncs défleuris sous d’impétueuses rafales….

 
     
 

Le marché aux anes

 
     
 

Tentes à café et marchands de melons

 
     
  LESSAY
  CC 10.08 CANTON DE LESSAY
   
  LA FOIRE SAINTE CROIX
     
 
 

Foire de Lessay Etal de bouchers, CPA collection LPM 1900

 
 
 
 

La Sainte-Croix

par

Georges Dubosc

 

Première parution dans le Journal de Rouen du 5 septembre 1926.

 

Parmi les grandes foires normandes qui se tiennent quand les moissons sont terminées et que s’élèvent les premières brumes matinales de septembre, la plus curieuse, la plus pittoresque et la plus inattendue est certainement la grande foire de Lessay, dans le Cotentin, dans le département de la Manche, non loin de Coutances.

 

Tout d’abord, elle est curieuse parce qu’elle est très ancienne et elle est extrêmement originale. Originale par son installation, ses coutumes, ses  moeurs pittoresques, qui ne sont point encore disparues, mais surtout par  son emplacement. La foire de Lessay, qui dure trois jours, le 12, 13 et 14 septembre, le jour de la Sainte-Croix, se tient, en effet, dans un… vrai désert, le seul peut-être que contienne toute la grasse et verte Normandie.

 

Quand on a quitté, en effet, les riants vallons fleuris entourant Coutances, le contraste est grand de cette lande immense, pelée, brune et sèche, ancienne plaine de sable de mer où affleurent seuls quelques grès arrondis, plaine devenue presque noire par la décomposition des herbes et des racines. Dans ce Sahara normand, s’étendant à perte de vue, poussent seuls la bruyère, qui tapisse le sol, et quelques ajoncs d’or (le bouais jau), comme on dit en patois de la Hague, arbustes chétifs et rabougris dominant parfois l’herbe courte et rase. Véritable désert, la lande n’est animée un peu que par les troupes des oies de Pérou, ou par quelques moutons qui viennent y pâturer. Il n’en était même pas ainsi autrefois, et Barbey d’Aurevilly, dans ses admirables pages qui ouvrent L’Ensorcelée, a montré, en une langue magnifique, toute la tristesse de la Lande de Lessay.

 

« Placé entre la Haye-du-Puits et Coutances, dit-il, ce désert, où on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d’hommes ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin, dans la poussière, s’il faisait  sec, ou dans l’argile détrempée du sentier, s’il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu’il n’était pas facile d’oublier.

 

La lande, disait-on, avait sept lieues de tour et, pour la traverser en droite ligne, il fallait, à un homme à cheval et bien monté, plus d’une couple d’heures.

 

… Visibles d’abord sur le sol, et sur la limite du landage, les sentiers s’effaçaient à mesure qu’on plongeait dans l’étendue, et on n’avait pas beaucoup marché qu’on n’en voyait plus aucune trace, même le jour. Tout était lande. Le sentier avait disparu. C’était, pour le voyageur, un danger toujours subsistant. Quelques pas le rejetaient hors de sa voie, sans qu’il pût s’en apercevoir, dans ces espaces où dériver de la ligne qu’on suit était presque fatal. »

 

Est-il besoin de dire que l’imagination normande, portée au merveilleux, avait peuplé cette immense lande de Lessay de légendes et de contes et que c’était le domaine des fées, des goubelins et du varou, du loup-garou qui, par les nuits d’hiver, pousse, à travers ces espaces nus et déserts, ses sinistres randonnées. C’était aussi le pays des mauvaises rencontres, des assemblées de sorcières tenant leurs sabbats, et aussi des malandrins en quête de quelque coup à faire. Avec quelle émotion profonde le grand poète Louis Beuve, en son dur patois, dans ses admirables strophes où il a chanté la Grande Lande de Lessay, a évoqué toutes les impressions qui terrifiaient,jadis, l’âme du voyageur quand il abordait ce pays sauvage des légendes.

 
     
 

La graind-lainde dé Lessay de Louis Beuve

 
     
 
 

Veire ! Dains les soumbres nyits de varouage,

quaind no-z’enteind les veints vîpaer,

quaind les pouores geins qui sount en viage,

devaunt tei fount le sène dé la croué,

ch’est en vain que Carterêt qui s’alleume

t’envie le sourire dé sen écllai.

T’es triste souos ten manté de breume

et ryin oû mounde né te distrait

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay.

Grainde millorenne désolaée,

tu ne souoris qu’eune feis touos les ains.

Quaind la sainte croué, à pllennes quertaées,

sus ta brière amouène nous geins,

tu troublles la vuule abbaye

des beugllements de dyis mille âomés

et pendaint les troués jours de folie,

le Cotentin n’a paé ta fyirtaé,

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay.

Men âme, coume eune vuule touornyiresse,

qui, souos les teintes, vous teind la main,

révyint, ô lainde dé ma jeunesse,

té demaindaer l’âomône d’eun souvenin.

Jé té ressemble car touotes les jouées

achteu maisi ne durent paé tcheu mei,

et ma pouore âme touormeintaée

est demeuraée triste touot coume tei,

ô ma belle lainde, grainde coume la mé,

ô ma graind-lainde dé Lessay.

 

 Foire de Lessay Etal d'oies,

CPA collection LPM 1900

 
         
 

Et cependant, l’homme a lutté contre cette région déshéritée, où, pendant un moment, le général de Courcy, qui commandait le 10e corps à Rennes, puis le général Lewal, avaient songé à établir des camps d’instruction militaire, projets qui furent finalement abandonnés, comme tant d’autres. Aujourd’hui, la grande lande de Lessay n’est plus tout à fait la table aride qu’elle était, lorsqu’il y a plus de cinquante ans, M. Leparquier, censeur du Lycée de Coutances, le père du distingué professeur honoraire du Lycée Corneille, notre érudit concitoyen, la décrivait « comme étant couverte, sur 8 ou 10 kilomètres, que de lichen ou de mousse grisâtre, de carex et d’herbes desséchées », à peine coupée par quelques mares stagnantes d’où, vers le soir, s’élevaient, seuls, les monotones croassements des grenouilles, bruit unique qui vient troubler ces lieux stériles et maudits.

 

Seul, un intrépide émule des Chambrelent et des Brémontier, un savant helléniste et agronome, venu là pour y goûter le repos, L. G. Galuski, a entrepris la lutte avec cette terre de bruyères que son effort opiniâtre est parvenu à transformer. Il a ainsi créé le beau domaine du Buisson, sur ce sol défriché. Quelle ténacité et quelle intelligence il a fallu à ce vaillant pionnier, plus accoutumé au jardin des racines grecques qu’à la culture potagère, pour faire naître là de belles prairies et des massifs de pins maritimes ! Mais ce n’est qu’une faible partie de l’oeuvre de fertilisation restant à poursuivre. A côté de l’oasis du Buisson, s’étendant sur 2.500 mètres en longueur, oasis cultivée et boisée, d’autres tentatives ont été faites, à l’exemple de Galuski, mais sur de plus petites surfaces.

 

Des parcelles ont été ainsi vendues par les communes propriétaires de la lande de Lessay, mais l’élevage en grand des oies et la vaine pâture des moutons ont enrayé l’oeuvre de transformation du grand désert normand et sa mise en valeur.

Cependant, à la lisière de ce pays original, de ce coin de la Manche si particulier, s’est élevée la petite ville de Lessay, près du maigre fleuve côtier de l’Ay, qui vient se jeter dans un très large estuaire où se trouvent des salines et des tanguières importantes. Cet estuaire forme là une coupure  dans la chaîne des dunes, qui reprend ensuite, puissante et large, sans interruption, jusqu’à la baie du Mont Saint-Michel.

 

Au milieu des petites maisons de Lessay se dresse la belle abbaye de Lessay, qui fut fondée là, au XIe siècle, en 1056, sur la paroisse dite alors de Sainte-Opportune, par Richard dit Turstin Hadulph et sa femme sur le  conseil de l’évêque de Coutances, Geoffroy de Montbray. Son premier abbé  fut Robert, religieux venu de la célèbre abbaye du Bec. Le dernier abbé fut Raymond de Duford-Léobard, qui fut archevêque de Besançon, en 1774.

Construite un peu sur le plan de la célèbre abbaye de Cerisy, c’est une belle abbaye, au portail roman, richement décoré, avec une majestueuse tour centrale. La nef est caractérisée par ces voûtes d’ogives du milieu du XIIe siècle, et par une suite de belles stalles qui proviennent de l’abbaye de Blanchelande, dont Barbey d’Aurevilly a maintes fois évoqué le souvenir.

Toute cette petite ville, à l’abri de la vieille abbaye, n’en est pas moins calme et tranquille, comme la lande qui l’environne de tous côtés. Trois jours par an, cependant, la lande de Lessay s’anime tout à coup

 

Il se tient, en effet, comme nous l’avons dit, chaque année, du 12 au 14 septembre, la foire Sainte-Croix, qui s’installe aux portes mêmes de la petite ville, des deux côtés de la route de Coutances qui file droit à travers la lande. Cette foire est certainement l’une des plus anciennes foires de Normandie, rivale de la Guibray, à Falaise, de la foire d’Agon, qui datait du temps de Jean-sans-Terre, ou de la louerie de la Madeleine, à Saint-Lô.

 

Elle fut instituée, dit Léopold Delisle, dans ses Notes sur les anciennes foires du département de la Manche (Annuaire du département de la Manche, 1850), par une charte de la fin du XIIe siècle, au profit des moines bénédictins de Lessay, qui en retiraient de gros bénéfices. Par un aveu de 1424, on voit qu’il se tenait à Lessay deux marchés par semaine, le mardi et le dimanche, et deux foires par an, l’une à la Sainte-Croix, en septembre, et l’autre au jour de Saint-Maur.

 

A la mairie de Lessay, on peut voir actuellement encore un parchemin revêtu  du sceau de Louis XIV, qui n’est autre qu’un édit donné par le souverain à Saint-Germain, en 1671, renouvelant à l’abbaye de Lessay la concession et le privilège de cette foire, prolongeant sa durée de quatre jours et interdisant l’établissement d’autres foires dans un rayon de quatre lieues. L’édit constate, au surplus « qu’il vient à la foire de Lessay, quantité de gens et marchands de Normandie, de Bretagne et des pays voisins.

 
 
 
 

Foire de Lessay Le coin des chevaux, CPA collection LPM 1900

 
 
 
 

Avant que les transports ne fussent devenus très faciles, les marchands de toutes sortes, même de Guernesey et Jersey, où des îles Anglo-normandes, venaient, en effet, s’approvisionner à la Sainte-Croix de Lessay. Une petite ville de tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques et les tentes et de pavillons s’improvisait. Les boutiques et les tentes, comme à la Guibray, se disposaient, en plein vent, sur la lande, en formant des rues et des quartiers. Il y avait la rue des Cuisiniers, qui avait parfois 300 mètres de long, la rue des Tentes à café, la rue des Bazars. Il y avait notamment une rue de Rouen, où se dressaient les tentes des marchands de tissus et d’étoffes. On s’y pressait pour acheter le trousseau des filles à marier.


Les orfèvres voisinaient avec les marchands d’ornements d’église, avec les chaudronniers de Villedieu ; les sabotiers du Mortinais y rencontraient les potiers de Nehou, de Sauxemesnil et de Ger. Comme le dit l’Annuaire de la Manche, on trouvait, à Lessay, mille approvisionnements, des volailles, des légumes et des melons de Créances, le pays des primeurs et des cantaloups savoureux ; de la filasse, de l’épicerie et de la mercerie…

Maintenant, bien que la Foire Sainte-Croix de Lessay soit en décadence, ce sont surtout les chevaux et les poulains que l’on y vend. On évalue 3.000 le nombre des chevaux amenés, la veille de la foire de Lessay, à la grande « montre ».

 

Acheteurs et vendeurs, dit M. Raoul de Felice, qui a décrit la foire de Lessay dans son bel ouvrage sur La Basse-Normandie, vont se restaurer copieusement sous de vastes tentes où s’alignent des rangées de tables et de bancs, où des mâts, coiffés d’un pichet ou d’un chapeau défoncé, annoncent qu’on y vend du bon « baire ». Dès le matin, des brasiers, en plein vent, protégés par des levées de terre, ont été organisés ; des quartiers de moutons - de ces bons Présalés des bords de la Manche, - des rangées de volailles y rôtissent à la broche. Louis Beuve nous a, du reste, conté les peines de ces pauvres « tourneux de gigots », noirs de fumée aveuglante, desséchés par la soif et l’ardeur des brasiers, qu’ils alimentent de bois et de copeaux, tandis que trois ou quatre broches tournent devant la flamme :

 
 
 
 

Les Pieîntes d'eun tournoux d'gigot sus l'chaimp d'faire de Lessay !

 Louis Beuve

Qu’i tumb' de l'iâu ou bi qui vente,
Mei, j'reste ilo comme eun piquot
Pendaint que j'vos vais sous les teintes
Querriaer l'boun baire à pieinn connot !
V'là not' maît' qui crie à pieinn' tète
A tous les geins : « Voulons d'la chai! »
Ah! naon, n'y a pé d'daingi qu' m' guette
Et m’diys' : « Man pourr' Jeain, avous sêi ? »

 

Dans toutes les foires et l’z’assemblayes
Dam’ ! cha n’est pas plaisant par coups
De s’vair’ tout confondieu d’fumaie
Et poussif comm’ une gars fouroux.
L’iau tout t’long d’mes gaimb’ dépure ;
J’vas d’venir maigr’ comme un coucou,
Sur la land’ à forch’ d’faire cuire
J’crais que j’commenche à cuir’ itou !
Haô, haô, haô, haô !
Dans l’mitan du champ d’foire
Assis sur eun fagot
Qu’ no z’a donc d’la minsère
Haô, haô, haô, haô
A tourner le gigot !

 

 Foire de Lessay Etal de bouchers,

CPA collection LPM 1900

 
         
 

Foire de Lessay Le tournous de gigot, CPA collection LPM 1900


 
 

La besogne terminée, le patron débroche, coupe et taille la viande saignante. Ailleurs, les pêcheurs d’Agon, ceux de Saint-Waast, viennent vendre leurs huîtres à l’écaille, leurs langoustes, leurs crabes, tandis que les maraîchers de Créances proposent leurs fruits et leurs légumes poussés sur les mielles, une sorte de bande de terrains sablonneux et fertiles, qui longe la mer et borde la lande de Lessay. Les futailles de cidre se vident en un clin d’oeil ; les cafetières géantes et les « demoiselles » d’eau-de-vie suffisent à peine à satisfaire les clients.

 

L’après-midi, dit Raoul de Felice, est consacré aux achats et aussi aux attractions. Les saltimbanques, les cirques, les théâtres, les jeux, attirent jeunes gens et jeunes filles. A dix lieues aux environs d’Angoville, de Saint-Germain-sur-Ay, de Vaudrimesnil, dans les fermes, la foire de la Sainte-Croix était une récompense, après le dur labeur de la moisson. Les gens couchent, tant bien que mal, dans les auberges de Lessay. D’autres vont chercher un gîte  à Périers ou à la Haye-du-Puits, mais la plupart des paysans passent la nuit à  la belle étoile, sous une tente ou dans leur carriole.

Puis, tout le monde s’en va ; les Guernesiais ou les Jersiais reprennent leurs bateaux, par Portbail ou Carteret, et, la foire fermée, les baraques,  les tentes disparaissent, laissant seulement sur le sol de la lande, les traces de leur passage. Du jour au lendemain, la grande lande de Lessay retombe ainsi dans son silence de mort. De l’agitation foraine, il ne reste rien… Les brumes de l’automne enveloppent alors l’immense  solitude redevenue déserte et, bientôt, les vents d’hiver courbent les ajoncs défleuris sous d’impétueuses rafales….

 
   
 

Foire de Lessay coin aux anes, CPA collection LPM 1900

 
     
   
  LESSAY
  CC 10.08 CANTON DE LESSAY
   
  LA SAINTE CROIX
         
 

Foire de Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     
 

UNE FOIRE BAS-NORMANDE
La Lande de Lessay et la Sainte-Croix
par
Lucien Jouenne 1908


Un matin du mois de septembre de l’an passé, – c’était le onze – mon ami Eugène Godey, cultivateur des environs de Carteret, chez lequel je passais une semaine de vacances, frappa vers quatre heures à la porte de ma chambre. Le jour n’était pas encore levé, mais il fallait s’arracher aux douceurs du lit de plume : une heure plus tard nous partions pour la foire de Lessay dans la haute voiture campagnarde à deux roues, la « maringote », attelée d’une de ces grandes juments bai brun aux épaules et aux cuisses puissantes et musclées comme ils en élèvent dans les pâturages de la Manche. J’étais assis à côté de Jean Godey, le père de mon camarade, et nous avions une couverture sur les genoux car le jour levant est frais à ce moment de l’année ; nous filions sur la route qui conduit à Lessay par la Haye du Puits : une trentaine de kilomètres à faire. Eugène nous suivait sur une autre jument autour de laquelle couraient de leur pas souple et léger les deux poulains de huit mois que l’on voulait vendre. La route était singulièrement animée. On vient à la foire de Sainte-Croix de plus de douze lieues à la ronde et c’est, ce matin-là, sur les chemins, le plus pittoresque mêli-mêlo de bêtes et de gens. Nous rencontrions des voitures chargées de familles entières, six ou sept personnes, les hommes rasés de frais, la blouse neuve sur les épaules, coiffés de la haute casquette de drap noir à contre-visière ; les grosses mères toutes rondes, le teint cuit et recuit par le soleil et la brise ; les jeunes filles plantureuses aux joues richement enluminées sous leurs bonnets tuyautés garnis de rubans roses, bleus, crème. On s’interpellait d’une carriole à l’autre dans ce parler traînant de la Manche, aux voyelles si ouvertes ; on s’arrêtait pour prendre des voyageurs et embarquer les paniers des ménagères. Il fallait se ranger pour laisser passer des files de cinq ou six chevaux, la queue de l’un attachée à la tête de l’autre par un lien de paille tordue, filant à grande allure sous la conduite de l’homme qui montait le cheval de tête ; prendre des précautions pour traverser des troupeaux d’ânes mal étrillés et des centaines de moutons conduits par des bergers aux limousines déteintes, descendants sans doute des sorciers d’autrefois, flanqués de leurs chiens-loups aux poils rudes, affairés autour des jarrets de leurs bêtes ; des bandes nombreuses d’oies grasses à souhait se dandinant sur leurs courtes pattes, tendant le cou et sifflant d’un air de menace aux mollets des piétons. Les vaches blanches et rouges, ces grandes contentinoises aux mamelles énormes, se jetaient de côté en soufflant de peur, entraînant brusquement leurs conducteurs attachés à la longe, et les bâtons à lanière de cuir tombaient sur les échines. Tout ce flot de vie, au long des chemins normands, entre les clos de pommiers et les champs de sarrazin, entre les maisons coiffées de chaume roux et tapissées de rosiers et d’espaliers, coulait vers Lessay, seule préoccupation de tous aujourd’hui. Ils étaient tous joyeux, les Normands, d’une joie faite de griserie de mouvement, de la perspective d’une partie de plaisir, et de l’espoir de remplir leur bourse de cuir.

Après la Haye du Puits où nous nous arrêtâmes pour faire reposer les chevaux et boire en bons Normands un sou de café bien coiffé, ce fut une telle cohue sur la route qu’il fallut aller continuellement au pas. Il s’agissait aussi d’avoir l’œil sur les poulains, si prompts à s’effaroucher. L’alerte fut vive au passage d’une grande auto ronflante qui amenait des touristes à la fête ; elle souleva les imprécations des paysans qui se jetaient vivement à la tête de leurs bêtes.

- « Je les voudrais toutes en morceaux, leurs « maôdites mécaniques », me dit le père Godey d’un air furibond. – Y a pas de bon sens ! Savez-vous bien, monsieur, qu’avec leurs sales mécaniques, ils m’ont fait blesser à la patte un poulain, un superbe, que je conduisais l’an passé à Lessay. Et puis, avec toutes leurs inventions, les chevaux ne se vendent plus comme dans le temps, à présent !

Je n’entrepris pas de défendre les « maôdites mécaniques » mais bien au contraire je renchéris sur les imprécations du père Godey.

A l’entrée du bourg, au petit pont qui enjambe la rivière de l’Ay, nous dûmes prendre la file, tout au long de la rue qui traverse le bourg de bout en bout pour conduire au champ de foire. Lessay en fête n’était plus reconnaissable, toutes les maisons bourdonnaient comme des ruches et le chemin de la gare dégorgeait une foule grossissant sans cesse, amenée par des trains supplémentaires. Mes amis ne furent rassurés sur le sort de leurs chevaux que lorsque nous fûmes à l’abri dans la cour d’une ferme du Hamet des Landes, en bordure du champ de foire, chez un cultivateur de leur connaissance, vers dix heures et demie. On conduisait tantôt les bêtes à la montre.

 
     
 
 
     
 

Attention, bonnes gens, attention ! Tirez-vous de la voie ou gare les coups de pied ! Des galops précipités ébranlent le sol et les coups de fouet claquent secs dans l’air de cette jolie après-midi ensoleillée, d’un soleil légèrement voilé qui sent l’approche de l’automne. Nous sommes dans la partie la plus intéressante de la foire, le marché aux chevaux, qui se tient en bordure de la route de Périers. Les Godey ont payé le droit d’entrée au profit de la commune et ont installé leur cavalerie. Déjà les chalands tournent autour, car leurs poulains sont de jolies bêtes bien faites et les mamans sont là pour prouver la beauté de l’espèce. Déjà on leur a demandé les actes de naissance, les papiers de la monte délivrés par le haras de Saint-Lô, qui prouvent que « La petite » jument alezane, a été couverte par « Voltigeur », demi-sang étalon réputé parmi les éleveurs du pays….. Et les yeux circonspects suivent les lignes élégantes des poulains, scrutent leurs fines têtes bien construites, l’aplomb des épaules et de la croupe, les jarrets déliés et musclés, examinent encore davantage les juments pour savoir ce que pourront devenir les produits. – Je vous promets que si vous voulez une bête douce, c’est ça….. Regardez-moi la mère : vous pouvez la crocheter sur une maison, je vous garantis qu’elle ne mollira pas… Voyez si c’est fort ! – Allons, faites-les moi trotter un peu… Et le long de la voie réservée à cet effet, entre les deux rangs de chevaux alignés côte à côte à perte de vue, la jument par au grand trot tenue au licou par le domestique qui court à toutes jambes, le fouet à la main, tandis que les petits bondissent en grandes foulées légères.

Pendant que mes amis s’efforcent de mettre en lumière la supériorité de leur élevage, je m’en vais rôder pour mon compte personnel à travers le champ de foire. – Y en a-t-il, des g’vas, y en a-t-il ! Et une fierté attendrie vous monte au cœur à la vue d’une telle force, d’une telle exubérance vitale sortie du sol normand. Autour d’eux, indifférents dans leur beauté animale, les paroles volent et la faconde des maquignons coureurs de foires, venus parfois de fort loin, lutte avec désavantage en général contre l’impassibilité de ces grands gars normands à l’œil clair et fin, qui savent bien ce qu’ils veulent. La différence entre ceux du sud de Coutances et ceux de la Hague s’affirme avec une extraordinaire netteté : ceux-ci, très caractérisés, avec leurs faces maigres entièrement rasées ou seulement encadrées de courtes « pattes de lapins », leur nez grand et busqué, leurs yeux d’un bleu lavé, tranquilles et observateurs, tout leur profil très « dessiné » ; ils ont le torse vigoureux et la poitrine maigre sous la courte blouse bleue ornée de broderies blanches aux épaules, avec une chaînette pour la fermer devant ; leurs hanches sont étroites ; ils ont un parler lent et des idées nettes et positives. Le cousinage avec quelques-uns des lords et pairs les plus typiques de la noblesse d’Angleterre, fils des petits paysans cotentinois du temps de la Conquête, s’affirme sans contestation possible dans ceux du type hagard pur. Les autres, ceux du Sud, sont moins caractérisés au physique comme au moral ; on les sent plus mélangés de sang d’autres races : leurs frontières de terre étaient plus largement ouvertes sur les provinces étrangères, ils n’avaient pas pour les garder cette ceinture de flots bondissants qui a conservé le sang des fils de la mer. – Ils me laissent plus indifférents tandis que je m’émeus à la vue de ces hommes du Nord qui éveillent ce sentiment capable de faire accomplir de grandes choses : la fierté de la race.

 
         
 

Le champ de foire est divisé en sections distinctes, affectées chacune à un commerce différent. Voici le coin réservé aux bestiaux, aux vaches puissantes qui tournent lentement leur tête massive et fixent sur vous de gros yeux effarés, près du grand abreuvoir surmonté d’une haute pyramide où sont fixés des pompes ; voici le coin de la gent bêlante des moutons, essoufflés sous leur toison épaisse ; le coin des pirettes, les oies aux plumes éclatantes, filles ou cousines des oies légendaires du château de Piron ; celui des petits cochons de lait, grognonnant dans leurs cages de bois. – Enfin tout au bout, en bordure du bois de pins, le campement des voitures, en plein vent sur la lande, car on ne pourrait les loger toutes dans les remises. Elles sont là par milliers, les limons en terre et le derrière en l’air ; les chevaux dételés, mis à rebours dans les brancards, mangent tranquillement leur botte de fourrage dans le devant de la voiture. Ce soir la plupart des cultivateurs coucheront sous leur véhicule même, roulés dans une couverture, sur l’herbe de la grand’lande.

 

Mais ce sera assez tard dans la soirée. Car à la fin de ce jour et en attendant les affaires du lendemain, il y aura grande liesse à la foire Sainte-Croix.

 
 
         
 

Dans les deux ou trois jours qui ont précédé, tout une petite ville pittoresque s’est élevée rapidement sur la bruyère, à proximité des dernières maisons du bourg. Sa principale voie, c’est la rue des Cafés, une longue suite de grandes tentes en toile blanche dont les enseignes se balancent au vent au-dessus des passants : Hébert, cafetier à Piétot ; Paquette, à St-Pierre-d’Arthéglise ; Videlon, à Périers ; Bouteloup, à Montchatan….. A l’entrée des tentes des servantes s’empressent autour des grands filtres à café qui ronronnent, des tasses à fleurs bleues, des bouteilles aux alcools multicolores ; à l’intérieur, deux longues tables sur des tréteaux s’allongent d’un bout à l’autre. De place en place sont installés des marchands de cidre, leur grand tonneau entouré de fougère fraîche incliné sur une charette, avec une guirlande de moques accrochées à leurs flancs ; au-dessus, au bout d’une haute perche, est suspendue une de ces cannes en cuivre qui servent à traire les vaches dans le pays, ou une lanterne ronde aux vitres de corne transparente ; c’est le signal de ralliement qui veut dire : là vous aurez pour six sous un pot de cidre doré dans une carafe en terre de Néhan. Ailleurs les bouchers de la contrée ont établi des rôtisseries en plein vent : des rangées de broches posées sur les landiers en fer présentent à la flamme d’un feu de bois des quartiers entiers de ces délicieux moutons de présalé nourris dans les pâturages marins des environs ; un vieux bonhomme, les yeux aveuglés par la fumée, tourne sans cesse les manivelles, et la graisse tombe en chantant dans les lèchefrites. Des douzaines de petits étalages offrent aux amateurs du pain, des gâteaux, des amandes, des poires cuites, jusqu’à des huîtres, des huîtres de marée pêchées au large, que des poissonnières sont venues apporter jusque de Granville. A côté de la rue des Cafés se dressent les baraques des forains, les chevaux de bois et leurs orgues mécaniques, vers lesquels les petits gars s’efforcent de tirer leurs mamans, les loteries où les filles vont essayer leur chance en compagnie de leur promis, les tirs à la carabine où les garçons rentrés du service avec un cor de chasse sur la manche défient leurs camarades dans le jeu de casser des pipes ; de grands théâtres dorés où l’on montre la comédie et la curiosité….. Des gens de la ville, des baigneurs des plages environnantes, sont venus eux aussi nombreux ce jour-là, attirés par la réputation de cette foire ; et les complets selects et les toilettes claires des citadins tranchent avec les blouses bleues ou les robes noires des gens de la campagne. Ah, il en roule de la monnaie à Lessay ce jour-là, infiniment plus que dans tout le restant de l’année. On y mêle les affaires et l’amusement, et c’est bien dans la tradition de ces foires fondées au moyen âge, auxquelles des fêtes religieuses donnèrent naissance.

Hélas, certains donnent à la partie fête une importance trop grande et le soir bien des têtes ne se possèdent plus, au point que parfois des rixes éclatent. Il faut boire, boire et encore boire ! S’il n’y avait que le cidre, ce ne serait rien ; mais la quantité d’alcool absorbé pendant ces trois jours est effrayante. L’alcool ! La race normande, une des plus magnifiques de la terre, sera tuée par cette misérable substance ; de nos jours c’est avec un sinistre entrain qu’elle s’empoisonne. Ce soir les tentes à café de Lessay ajouteront quelques chevilles au cercueil.

 
     
 

Foire de Lessay Le coin des chevaux, CPA collection LPM 1900

 
     
 

Vers onze heures du soir, après notre tournée à travers toutes ces splendeurs, nous étions de retour à la ferme du Hamet des Landes. Le brave homme qui nous offrait sa maison ne pouvait nous donner le lit : il n’en avait qu’un de disponible ! Nous le laissâmes à l’ancien, le père Godey, et nous nous dirigeâmes vers la grange où rapidement furent confectionnées deux chaudes couchettes dans la tassérie de foin. Cela nous rappela, à Eugène et à moi, le temps des manœuvres, alors que nous servions la patrie dans le même régiment ; et la nuit passa le temps de le dire.

- Vou lous me l’donnaer ?
- J’vous ai dit tout c’que j’avais à vous dire !
- J’vas vous donner cent écus net !
- J’aimerais mûs qu’vous seyez cent coups mort !
-  Vous verrez, vous verrez…..
- Ne m’demandez pas d’aôtre, car c’est tout un !

 

Ce dialogue s’échangeait sur le marché aux chevaux le lendemain matin vers dix heures entre Eugène et l’un des amateurs qui depuis la veille était venu tourner à mainte reprise autour des poulains. De tous côtés on entendait des phrases analogues ; c’était l’heure où les opérations de vente battaient leur plein et l’astuce des deux partis face à face luttait serré. C’est que les vendeurs savent qu’à midi ce jour-là les bonnes affaires sont faites et les acheteurs que les prix baissent à mesure que la fin approche : aussi tiennent-ils le plus possible chacun de leur côté. – Ce fut Eugène qui resta maître de la position en vendant ses bêtes l’une trente-deux pistoles, l’autre vingt-sept et demi ; il fit toutefois une concession : il promit d’acheter les brides et les licous et d’aller livrer lui-même les poulains aux environs de Périers, au domicile de l’acheteur… On se tapa dans la main et on échangea ses noms et adresses.

- Vous ne m’en ferez brin de reproches, veyous bi… Si c’est pour les élever vous-même, j’vous garantis que ce sont des bêtes de première…

Un quart d’heure plus tard il y avait un joli combat sur la place : il s’agissait de passer au cou des poulains les brides nouvellement achetées et dame, comme ils n’en avaient encore porté de leur vie, l’opération ne se fit pas toute seule ! Toute la difficulté consistait à empoigner solidement les petites bêtes par les oreilles, et elles défendirent ferme leur propriété.  Rien n’était amusant comme les galops subits, leurs dérobades agiles, leurs yeux fous quand on voulait les cerner. En s’y mettant à quatre et en les serrant dans l’angle formé par les deux juments mises tête à tête, – elles étaient heureusement fort douces et sages – on parvint après vingt minutes de travail à mener la chose à bonne fin ; mais les combattants y attrapèrent chaud.

 
         
 

Foire de Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     
 

Il n’était plus loin de midi. Mes camarades se sentaient le cœur plus léger mais l’estomac vide. Une tournée dans la rue des Cafés nous fournit les provisions nécessaires à un repas en plein air qui eut lieu sur l’emplacement même de la vente ; l’épaule de mouton achetée dans une des rôtisseries indiquées plus haut, le grand cornet de pommes de terre frites, les amandes et le cidre clair nous parurent, en vertu de leurs qualité et circonstances, d’un goût divin.

 

Nous étions assis ou étendus sur la bruyère de la lande et à côté de nous se détachait sur le ciel le groupe formé par notre cavalerie ; de temps à autre les petits poulains venaient curieusement allonger par-dessus nos chapeaux leurs têtes nouvellement embridées. – Le coup du départ, – le dernier avant de mourir, mais il y eut plusieurs derniers ! – fut bu sous les tentes au milieu d’une foule de gens devenus très bavards ; toutes les histoires de ventes menées à bonne fin ou manquées, d’achats mirifiques dans des conditions particulièrement avantageuses, durent être écoutées dans tous leurs détails. – Mais il n’est pas de si bons moments qui ne prennent fin et, dans le courant de l’après-midi je devais prendre le train qui me ramènerait à Coutances, tandis que mes amis fileraient sur Périers. – Il me fallut attendre un bon moment à la gare où régnait une animation incroyable : la troupe embarquait dans des wagons disposés à cet effet les chevaux achetés pour l’armée par la commission de remonte de Saint-Lô ; de sorte que j’eus encore le temps de voir arriver au passage à niveau de la route de Périers, au moment où le train démarrait, les Godey père et fils solidement en selle sur leurs grands bais bruns.


Je repassai par la lande et le bourg de Lessay une semaine plus tard, à bicyclette, me rendant dans la Hague à l’occasion de la chasse. – De tout ce mouvement, de toutes ces constructions qui avaient animé la contrée peu auparavant il ne restait plus rien ; la grand’lande avait repris son aspect morne et désolé. Sur le champ de foire il ne restait plus que le grand calvaire étendant sur le ciel gris les bras de sa croix de pierre. Pour moi qui l’avais quitté en pleine exubérance de mouvement, le contraste était saisissant et presque douloureux. – Un jour viendra-t-il où toute l’année il en sera ainsi et où la lande de Lessay, ne retentira plus du hennissement des chevaux ? Les vieux usages se perdent, les conditions économiques changent, et la foire Sainte-Croix, si l’on en croit les gens compétents, perd sans cesse de son importance. – Si vous aviez vu cela dans le temps ! disent les anciens. Allons la voir avant qu’elle ne disparaisse tout à fait !

 

Lucien JOUENNE.

 
 
 
 

Foire de Lessay coin aux anes, CPA collection LPM 1900

 
     
   
  LESSAY
  CC 10.08 CANTON DE LESSAY
   
  LES 39 ABBES DE LESSAY 2/4
         
 

Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     
 

XI. Guillebert est cité comme le onzième abbé de Lessay. Il ne gouverna l'abbaye que pendant quelques années.

 

XII. Robert II Pasturel, douzième abbé de Lessay, figure dans plusieurs chartes sous les années 1225, 1226, 1232 et 1237. Ce fut pendant qu'il gouvernait l'abbaye, que s'éleva la chapelle de Notre-Dame-de-la-Lande à Lessay, dont l'abbaye avait le patronage.

 

XIII. Nicolas Ier devint le treizième abbé de Lessay. De son temps, alors qu'il dirigeait l'abbaye, eu l'année 1250, Odon Rigault, archevêque de Rouen, visitant les maisons religieuses de la province de Normandie, fit son entrée dans le diocèse de Coutances, le 6 août, et passa la nuit, à ses frais, à l'abbaye de Saint-Sever. Le 19, il se rendit à Lessay : le procès verbal des visites du prélat, si riche par les documents précieux qu'il contient pour l'histoire intérieure des monastères et pour celle de la discipline, nous offre les détails suivants sur l'abbaye de ce lieu:

 

Le monastère de Lessay renfermait alors trente six moines; il avait plusieurs prieurés, dans lesquels demeurait un moine seul, ce qui était contraire à la règle. L'archevêque apprit que le monastère avait 1,400 livres de revenus, et que sa dette s'élevait à 450 livres. Il enjoignit à l'abbé de rendre compte de l'état de la maison au moins deux fois l'an, devant quelques membres de la communauté, délégués par elle. La règle était mal observée, principalement sur l'article du jeune et de l'abstinence. En quittant le diocèse, l'archevêque écrivit à l'archidiacre de Coutances, lui signala les abus qu'il avait remarqués dans le cours de sa visite, et lui enjoignit de veiller à l'exécution des ordres qu'il avait donnés.— A cette époque du xine siècle, l'abbaye de Lessay était une des plus riches du diocèse de Coutances.—Le 20, le prélat se rendit à l'abbaye de Blanchelande.

 

XIV. Onfroy II fut élu quatorzième abbé de Lessay. Il siégeait, dès l'année 1252. Odon Rigaiilt, en Panuéè 1266, renouvela ses visites : le 3 septembre, il fit son entrée à Coutances ; il visita le chapitre, après l'avoir prêché; le 5, il officia et prêcha dans l'église paroissiale de Périers; le 6, il visita l'abbaye de Lessay; il y trouva 51 moines résidants, qui se servaient de chemises, à défaut d'étamine, qu'ils n'avaient pu se procurer depuis long-temps, à cause, disaient-ils, des guerres avec l'Angleterre : Utebantur camisiis pro defeclu estaminarum quas habere non poluerant per multa tempora propter guerram Angliœ, ut dicebant. Ils faisaient l'aumône quatre fois par semaine aux pauvres qui se présentaient à l'abbaye; ils étaient grevés de beaucoup de renies qu'ils devaient à diverses personnes; leurs comptes n'étaient pas réguliers. Odon reconnut, cependant, qu'ils devaient 900 livres, et qu'on leur en devait 320. Depuis long-temps, un clerc séculier était chargé des recettes et des dépenses de l'abbaye: l'archevêque ordonna qu'un moine lui fût adjoint pour vérifier ses comptes, et obtenir un état exact du passif et de l'actif du temporel de la maison, ce qui n'avait point été fait depuis 60 ans.

 

Odon Rigault était un observateur rigoureux de toutes les règles : il était aussi d'une grande fermeté de caractère. Ce que l'on remarque le plus souvent, dans le Livre des visites de ce prélat, c'est que la clôture des monastères était mal gardée; le jeûne et l'abstinence, prescrits par les règles monacales, mal observés, principalement dans les prieurés; les moines couchaient presque tous sur des matelas, tandis qu'ils devaient coucher sur des paillasses; les comptes étaient partout mal tenus. L'archevêque, pour remédier à cet abus, ordonna que chacun des abbés rendit ses comptes, deux fois l'an, à la communauté; que chacun des employés rendit les siens, une fois le mois, à l'abbé; que les prieurs en fissent autant à leur maison-mère, toutes les fois qu'il serait nécessaire; qu'à cet effet, il y eût, dans toutes les maisons, des registres ouverts pour inscrire, jour par jour, la dépense et la recette; et d'autres pour inscrire les revenus et les dettes. Il donna des ordres pour que chaque maison reçût convenablement les hôtes. Le prélat dit que, dans une de ses visites, il a trouvé des religieux qui ne quittaient le lit que pour aller dire la messe; que, dans une abbaye de femmes, les religieuses buvaient hors du réfectoire et de l'infirmerie; qu'elles avaient des oiseaux, des petits chiens et des écureuils; qu'il prescrivit de faire disparaître ces animaux. En parlant d'un curé, il ajoute : Iufamalus esset de Eugenia parochiana sua, et habuisset ex eapueros (1). Ce registre des visites pastorales de l'archevêque de Rouen est plein de détails intéressants ; mais il offre aussi une des sources les plus authentiques et les plus fécondes, où il soit possible de puiser des faits et des renseignements certains pour l'histoire ecclésiastique et monumentale de la province de Normandie, pendant le xuie siècle.

 

L'abbé de Lessay obtint une charte conflrrriative de la donation que Nicolas de Meré avait faite a l'abbaye de la dime du moulinée Montecrotel, situé àFeugères, ainsi que de celle d'une terre que Martin Le Marchant tenait de Nicolas de Feugères, et pour laquelle il lui payait cinq boisseaux de froment, le jour Saint-Michel; deux pains et deux poules, le jour de Noël; et vingt œufs, à Pâques (3). Cette charte lui fut octroyée par Richard et Robert de Meré, tous les deux frères du donateur.

 

XV. Pierre II de Créances figure comme quinzième abbé de Lessay : on le trouve cité dans les années 1271, 1276, 1291 et 1301. Pendant qu'il gouvernait l'abbaye, il obtint de la cour du Roi, en l'année 1276, un arrêt portant que les moines de Lessay n'étaient pas tenus à Vayde d'ost, c'est-à dire aux subsides levés pour les armées du Roi: Vitis carlis monachorum de Exaquio pronuncialum fuit eos ad auxilium exercitus domini Régis non teneri (1).

 

Notre abbé se plaignit du dommage que son couvent et lui éprouvaient par suite de la vente de la forêt du Plessis, qui faisait partie de celle du Bauptois : il prétendait qu'ils y avaient des droits d'usage, qu'ils tenaient de leur fondateur Turstin Haldup, lesquels consistaient à prendre le bois qui leur était nécessaire pour le chauffage de l'abbaye, ad omnes focos abbatie, ainsi que pour la construction de leurs nouveaux bâtiments ou les réparations à faire aux anciens, et ad omnia ejus edificia nova facienda et vetera reparanda.

 

Philippe III, par une charte du mois de juillet 1280, leur donna 15 acres de sa propre forêt, quindecim acras nostri proprii nemoris, sise près de leur bois de.Hupelande, siti juxla nenius dictorum abbatie et convenlus de Hupelande, avec exemption dc3 droils de tiers et danger, c'est-à-dire que le Roi renonçait à prélever le tiers et le dixième du produit de ces bois, libéras et quietas tercio et dangerio; bornées d'un côté par la lande appelée Mont-Càtre, et d'autre par le Noir-Douet : Butantes ex uno capite, ad landam que dicitur de Monte-Castor, et ex alio capite versum locum qui dicitur Niger-Doilellus.

 

Pierre II mourut le 29 janvier 1311.

 

XVI. Jean Ier de Créances devint le seizième abbé de Lessay. Les moines de Boxgrave, en l'année 1321, lui promirent obéissance, et lui reconnurent la faculté d'élire leur prieur, conformément aux droits qu'il avait acquis .

 

XVII. Silvestre fut élu le dix-septième abbé de Lessay. Il établit une société de prières avec les chanoines de Blanchelande. Il confirma la charte de la fondation faite par Turgis, évêque d'Avranches, vers la fin du XIeme siècle, de la charge du doyen du chapitre, et il souscrivit les copies des lettres qui lui furent présentées en original, et qui portaient nomination de Richard de Subligny aux fonctions de doyen: Nos Sylvester abbas conventus sanctm Trtnitatis Exaquii, ipsa originalia cum sigillis verbo ad verbum fideliter hic transcripla diligenter inspeximus et audivimus, sigillum capituli nostri ad hujus veritatis testimonium apponenles.

 

XVIII. Jean H de Courcé, dix-huitième abbé de Lessajr, obtint, en l'année 1337, de Guillaume de Thieuville, évéque de Coutances, la permission de bâtir une chapelle auxiliaire en la paroisse de Sainte-Opportune de Lessay, afin d'éloigner de son église abbatiale les habitants du bourg qui y assistaient à l'office divin (1). Il mourut en 4352.

 

XIX. Guillaume II d'Asie succéda comme dix-neuvième abbé de Lessay à Jean de Courcé. Pendant qu'il gouvernait l'abbaye, la guerre qui suivit l'arrestation, h Rouen, de Charles le Mauvais, roi de Navarre, et de plusieurs seigneurs de sa cour, fit sentir ses ravages et ses tristes effets dans le Cotentin. Geoffroy de Harcourt et Philippe de Navarre, frère du Roi, réunirent leurs efforts pour venger l'affront fait à leur maison. Ils reçurent de grands secours du roi d'Angleterre, et ils se fortifièrent dans le château de Saint-Sauveur-le-Vicomte, qui appartenait à Geoffroy de Harcourt. Sous ce redoutable baron, Saint-Sauveur devint une place d'armes importante, d'où H sortait pour fondre, à l'improviste, sur tout ce qu'il croyait tenir au parti de son ennemi. Les Anglais, à qui Geoffroy de Harcourt finit par livrer ce chàteau-fort, couvrirent le pays de deuil et d'horreurs : après avoir détruit en partie l'abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte, ils vinrent ravager et incendier celle de Lessay; Guillaume d'Aste eut la douleur d'être témoin de ces scènes de" pillage et de désolation (2).

 

XX. Guillaume III Bolevin figure comme vingtième abbé de Lessay, dans des actes de3 années 1376, 1379 et 1384.

 
     
 

Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     
   
  LESSAY
  CC 10.08 CANTON DE LESSAY
   
  LES 39 ABBES DE LESSAY 3/3
         
 

Lessay, CPA collection LPM 1900

 
         
 

XXI. Pierre III Le Roy devint le vingt et unième abbé de Lessay, en 1385. Il y avait peu de temps qu'il administrait l'abbaye, quand il obtint le titre d'abbé du Mont-Saint-Michel. Cependant, il sut employer ses courts instants d'administration à faire à l'église d'importantes réparations. Voici ce que dit de cet abbé un historien du Mont-Saint-Michel: « Ce fut un trait d'une haute sagesse aux religieux de'ce Mont d'avoir esleu » Pierre Le Roy qui pour l'erainence de son savoir, la matu» rité de ses conseils, el pour"ses vertus, eust sans contredit •> mérité d'estre appelée le roy des abbez pour les charges où » il a esté eslevé par le souverain pontife, et les employs qui • lui ont esté commis par le roi de France. » Il était docteur en décret, et il avait été d'abord abbé de SaintTaurin d'Evreux.

 

XXII. Thomas II Le Forestier succéda à Pierre Le Roy, comme vingt-deuxième abbé de Lessay. Il est cité dans des actes de 1387, 1388, 1389 et 1396.

 

XXIII. Jean III Jemiers, vingt-troisième abbé de Lessay, obtint de Charles VI, roi de France, le 5 décembre 1397, l'usage d'un sceau commun à l'abbé et aux moines. Il .nomma, dans le mois de février 1398, Guillaume, l'un des religieux de sa maison, au prieuré de Boxgrave. Ce prieuré, après être resté long-temps dans la dépendance de l'abbaye de Lessay, eut le sort commun de tous les prieurés étrangers en Angleterre. Fondé dans un temps où ce royaume et Ta Normandie avaient un même souverain, il fut réuni à la couronne d'Angleterre, quand notre province cessa de lui appartenir, ou plutôt quand de longues guerres, entre les deux nations ennemies, ne permirent plus aux rois de France et à ceux d'Angleterre d'avoir des sujets neutres. Le prieuré de Boxgrave fut un des derniers qui conserva la juridiction transmarine.

 

Jean fut un des abbés qui défendirent, contre les prétentions du chapitre de Coutances, le titre de chanoine que Hugues de Morville avait concédé à l'abbé de Lessay. Il envoya un procureur au Concile de Pise, en l'année 1409.

 

XXIV. Jean IV Le Roux figure comme vingt-quatrième abbé de Lessay, dons des actes des années 1412 et 1413.

 

Henri, roi d'Angleterre, devenu maitre de la Normandie, ordonna que tous les biens confisqués sur l'abbaye de Lessay lui fussent rendus, et qu'on célébrât l'office comme à l'ordinaire. Deux ans après, il confirma les religieux de Lessay dans tous leurs droits et toutes leurs franchises.

 

XXV. Guillaume IV de Guéhébert succéda à Jean Le Roux, comme vingl-cinquième abbé de Lessay. Il appartenait à l'ancienne et noble famille de Thieuville, qui déjà avait donné deux abbesses à Caen, et deux évêques, l'un à Avranches et l'autre à Coutances. Cette famille possédait alors la seigneurie de Guéhébert, entre Coutances et Hambye, et elle y avait sa résideuce. On le trouve cité dans un acte de 1423. Il prêta serment au Roi, le 8 août 1430. Il acheva, dans l'église de son monastère, des réparations importantes, commencées depuis près de quarante ans, et alors que Pierre Le Roy administrait l'abbaye. Il donna, pour orner le chœur, un candélabre en cuivre, sur lequel était gravé son nom. Il résigna ses fonctions, quelques années avant sa mort qui arriva dans le mois d'avril 1447. Il fut inhumé près de la chapelle Saint-Pierre, où sa statue se voyait sur son tombeau. Sa famille portait d'argent à deux bandes de gueules accompagnées de sept coquilles de même.

 

XXVI. Eustache de Ver, admis à la profession monacale la veille de Noël de l'an 1432, devint le vingt-sixième abbé de Lessay, à la suite de la retraite de Guillaume de Guéhébert. Il prêta serment à Charles VII, en 1450, et le renouvela à Louis XI, le 9 décembre 1461. Il assista aux séances de l'échiquier, en l'année 1474, et mourut le 14 juillet 1478. D'après le nécrologe de Saint-Sauveur, Eustache de Ver fut inhumé dans la chapelle Sainte-Croix.

 

XXVII. Gerold Rustain succéda, comme vingt-septième abbé de Lessay, à Eustache de Ver, et mourut peu de temps après.

 

XXVIII. Raoul Piroust est cité comme le vingt-huitième abbé du monastère de Lessay.—Rien ne nous est parvenu sur l'administration de ces deux abbés.

 

XXIX. Jean V Vaslin, protonotaire apostolique, devint le vingt-neuvième abbé de Lessay. Il figure comme tel, depuis 1484 jusqu'en 1504 : ce fut en sa faveur que cette maison fut mise en commende. C'est à son époque que commença la période de décadence de la vie claustrale, et c'est à lui que commence, à Lessay, la série des abbés commendataires, ces grands seigneurs qui trop souvent n'eurent de sacerdotal que leur titre d'abbé, et qui trop souvent aussi disputèrent aux religieux la faible part qui leur était laissée dans le revenu du monastère.

 

XXX. Guerin II Lattre, prieur de Saint-Germain-sur-Ay, fut nommé trentième abbé de Lessay. Il obtint aussi de Louis XII l'abbaye du Mont-Saint-Michel, et jouit ainsi à la fois des revenus de deux monastères. Il passa sans rien faire ni dans l'un ni dans l'autre

 

XXXI. Nicolas II Jeroesme, religieux élevé dans le monastère de Lessay, loci alumnus, en devint le trente-et-unième abbé, en l'année 1514. Obligé de poursuivre un procès commencé, avant son entrée en fonctions, contre le chapitre de Coulances, il obtint, le 22 août 1519, une sentence qui, malgré la résistance et les prétentions du chapitre, maintint l'abbé de Lessay dans sa dignité de chanoine de l'église de Coulances, avec droit à une prébende. La sentence porte anssi que labbé de Lessay s'acquittera des devoirs de sa charge, dans son ordre et suivant son grade, sans que personne puisse s'y opposer, et qu'il jouira de toutes les immunités et libertés attachées à sa dignité; qu'il lui sera permis de porter l'aumusse dans le chœur, et que les chanoines lui restitueront les fruits qu'ils avaient indûment perçus. Cette sentence rendue par le juge de Lessay, tn foro exaquiensi damnati fucrvttt, fut confirmée par le parlement de Rouen, le 6 juin 1520, a senatu rothomagensi sententia confirma ta fuit.

 

Pendant que Nicolas Jeroesme gouvernait le monastère, le désordre devint si grand dans les abbayes et les prieurés du Cotentin et du Bessin, qu'ordre fut donné à la cour des Grands Jours, qui se tint à Coutances, d'y remédier, c'est-à-dire de pourveoir aux églises, aux monastères, aux hospitaux, tant sur le faict du service divin, entretenement des saincis • décrets, discipline régulière, que sur les ruines, decadences, désolations des églises et des maisons qui y appar» tenoient. » On ne saurait croire, en effet, à quel degré le désordre en était venu dans les abbayes ainsi que dans les prieurés donnés en commende à des séculiers, à des laïques, à des hommes de guerre, qui, ne se souciant que des revenus, y laissaient d'ailleurs tout à l'abandon, au temporel comme au spirituel.

 

L'abbé de Lessay, inquiet de voir augmenter le nombre des pauvres qui se présentaient à l'abbaye pour obtenir l'aumône, s'adressa à la justice, afin de faire régler les aumônes que le monastère serait obligé de faire. L'abbaye, disait-il, n'est tenue qu'à la prière, d'après ses titres de fondation; cependant, elle ne prétend pas se dispenser défaire l'aumône; elle la fait généreusement, et quelquefois même au-delà de ses moyens; mais il y a nécessité de prescrire des limites contre les exigences toujours croissantes des pauvres. Un arrêt de la cour des Grands Jours, rendu à Bayeux, au mois de décembre 1540, régla ainsi qu'il suit les aumônes de l'abbaye de Lessay:

 

Le jour saint Biaise, il y avait une distribution générale de pain blanc et de pain bis, avec une aumône de 40 sous le jeudi absolu (I). Tous les jours, après le diner des religieux, il y avait distribution de pain et de viande. Le jeudi gras, chaque paroissien de Sainte-Opportune recevait un pied de lard carré, et les paroissiens d'Orval touchaient trente livres par an. Ces aumônes se faisaient sans diminution de celles données aux religieux mendiants, de l'hospitalité accordée aux passants, et de l'assistance quotidienne des pauvres du voisinage.

 

Les aumônes que les religieux distribuaient ainsi à la porte de leurs couvents leur conciliaient la faveur et la reconnaissance des pauvres : mais cette charité, honorable dans son principe, n'atteignait pas son but, ef n'exerçait d'ailleurs aucune influence sur le travail et la moralité des populations. D'autres institutions ont remplacé ces aumônes dans nos villes : elles ont pour but de moraliser les pauvres qui les reçoivent-, elles changent les aumônes en travail qu'elles procurent avec zèle et intelligence, et elles savent, dans la distribution des secours, respecter la délicatesse des sentiments de ceux qui les reçoivent. *

 

Nicolas Jeroesme mourut le 11 janvier 1559. On croit qu'il fut enterré dans le chœur, du côté gauche.

 

XXXII. Arthur de Cossé, de la maison de Brissac, fut le trente-deuxième abbé de Lessay. Il en était abbé commendataire, lorsque Charles IX monta sur le trône. Le Boi ne tarda pas a le nommer évôque de Coutances, et ensuite abbé du Mont-Saint-Michel. Il fut aussi aumônier de François, duc d'Anjou, frère du Boi.

 

Si l'on en croit quelques auteurs, Arthur de Cossé, fils naturel de Charles de Cossé, maréchal de France, n'aurait pas été un modèle de vertu, et les moines qu'il gouverna lui auraient reproché des mœurs très-suspectes. D'autres écrivains, et parmi eux Belleforest, sou contemporain , le représentent comme un prélat dont la conduite fui toujours vertueuse, comme une victime des guerres de religion qui, pendant de trop longues années, désolèrent et ruinèrent le pays. Les moines de Lessay, comme ceux des autres abbayes, s'enfuirent devant la persécution, abandonnant leur monastère à la fureur des protestants et au pillage des troupes que commandait Montgommery.—Arthur de Cossé mourut le 7 octobre 1587.

 

XXXIII. Lancelot de Matignon devient le trente-troisième abbé de Lessay. Henri III, voulant récompenser Jacques de Matignon, qui alors montrait dans la Guyenne un grand zèle pour son service, nomma abbé de Lessay et èveque de Coutances l'un de ses fils, Lancelot de Matignon, seigneur de Louray, déjà abbé de Cherbourg : mais la mort vint le surprendre, peu de mois après, le 1er janvier 1588. L'abbaye resta sans abbé pendant plu3 de trente ans. Durant cet interrègne , les religieux furent rappelés â la primitive observance des règles de leur ordre; mais bientôt ils reprirent leur vie relâchée.

 

XXXIV. Jean VI Rombault est le trente-quatrième abbé de Lessay : il prit, en l'année 1620, possession de l'abbaye, en qualité d'abbé commendataire.

 

XXXV. Léonor Ier de Matignon, connu dans le monde sous le nom de baron de Saint-Lo, fils de Charles de Matignon et de la princesse Eléonore d'Orléans-Longueville, cousine germaine de Henri IV, fut le trente-cinquième abbé de Lessay. Lorsqu'il fut nommé commendataire de cette abbaye, en 1622, il n'avait pas encore 21 ans. Il fut pronju à l'évêché de Coutances, au mois de juillet 1625 : sacré évêque le 9 octobre 1633, il assista comme tel à-Saint-Germain-en-Laye, à la cérémonie du baptême du dauphin, depuis Louis XIV, et prit part aux délibérations des assemblées générales du clergé de France. Il sortit peu de son diocèse, et fit de l'abbaye de Lessay sa demeure la plus ordinaire, parce que le palais épiscopal tombait en ruines, et ne présentait qu'un asile dangereux. Transféré, en 1646, de l'évêché de Coutances à celui de Lisieux, beaucoup plus riche, il s'en démit en 1676. et mourut à Paris, le.14 février 1680.

 

XXXVI. Léonor II de Matignon, neveu du précédent, lui succéda au mois d'avril 1680, et fut le trente-sixième abbé de Lessay. — Voulant établir dans son abbaye la réforme monastique, il y fit venir des religieux de Cormeilles: cette mesure n'eut point de succès; les nouveaux religieux suivirent les tristes exemples de ceux auxquels on les avait substitués. L'abbaye continuant d'être en proie à la licence et au dérèglement des mœurs, l'abbé y appela des religieux de la congrégation de Saint-Maur. Jean Biré, sous-prieur de Saint-Etienne de Caen, y fut envoyé, en l'année 4706, avec dom Forestier, dom François de Bure, dom Pierre Gibert, de Saint-Vigor de Bayeux, et dom Malortis, de Saint-Ouen de Rouen. Le prieur de Saint-Etienne était venu à Lessay visiter l'abbaye, et paraissait avoir tout disposé pour obtenir un plein succès; mais les religieux de Cormeilles avaient fait avec leur abbé, M. de Matignon, un traité auquel, avant tout, on aurait dû songer à les faire renoncer. Ils reçurent avec déférence M. de Matignon, qui leur amenait les cinq religieux réformés; mais, quand il fut parti, ils se ravisèrent, reprirent courage et changèrent de résolution. « Les anciens de Lessay, dit le prieur dom Chevillard, se voyant déchargés de Monseigneur de Lisieux, qui les avoit fait trembler, étant allés au conseil de leurs amis, s'aperçurent bientôt qu'ils avoient eu peur, là où il n'y avoit pas sujet de craindre. Ils reprirent le superius à leur tour, et se mirent sur un pied de maître, rencoignèrent » nos cinq confrères dans la maison abbatiale toute délabrée, fermèrent toutes les portes, excepté celles de l'église, où ils leur accordoient à peine la liberté d'aller prier Dieu, » seulement pendant le jour. Nos confrères n'avoient ni pain, ni cidre pour vivre, ni bois pour se chauffer, en sorte qu'ils » se tirèrent les uns après les autres comme ils purent d'une » si méchante hôtellerie, et qu'il n'y resta plus que le père » Biré et le père Forestier. Celui-ci n'y demeura pas non plus » long-temps, car il mourut de misère bientôt après, et le père Biré resta seul

 

Les supérieurs de la congrégation de Saint-Maur, mécontents d'une pareille conduite envers leurs frères, obtinrent du Grand-Conseil un arrêt qui donnait commission au lieutenantgénéral à Coutances de se rendre à Lessay, pour y établir d'autorité les religieux réformés que le prieur de SaintEtienne y avait conduits. Les anciens moines les mirent en possession des lieux réguliers et leur cédèrent la place, moyennant une pension de 500 livres, faite à chacun d'eux.

 

L'abbé de Lessay, Léonor II de Matignon, mourut évéque de Lisieux, le 14 juillet 1714.

 

XXXVII. Léonor III de Matignon, neveu de Léonor II, déjà prieur du Plessis-Grimoult, succéda à son oncle, le 15 août 1714, et fut le trente-septième abbé de Lessay, le septième des abbés commendataires. Il fui nommé évéque de Coutances, le 8 janvier 1721, et mourut le 20 mars 1757.

 

Le monastère de Lessay avait déjà été obligé de faire fixer les aumônes qu'il aurait à faire ; mais les abus se renouvelant sans cesse, il se vit forcé de réduire ses aumônes quotidiennes à trois jours de la semaine, et de-les supprimer tout-à-fait pendant trois mois de l'année. Ce règlement ne diminua pas les abus; on vit quelquefois plus de mille pauvres attendre à la porte de l'abbaye la distribution des aumônes; souvent la maison fut menacée de pillage et d'incendie. Les personnes chargées de la distribution , ordinairement maltraitées dans l'exercice de leurs fonctions, faillirent perdre la vie, dans les • années 1687, 1709 et 1718. Il devint nécessaire d'employer la force publique, afin de les protéger et de prévenir toute tentative de meurtre. On vit des fainéants et des gens sans aveu venir fixer leur domicile auprès de l'abbaye, et des hommes dans l'aisance accourir avec leurs femmes, leurs familles et leurs domestiques, et prendre part aux distributions comme à une redevance à laquelle ils avaient droit. Alors, l'abbaye, qui ne pouvait continuer de faire l'aumône à une pareille multitude de mendiants, sans être forcée de supprimer les aumônes légitimes, réclama du parlement de Rouen un arrêt qui fixât ses obligations et les droits des pauvres. Elle proposa de porter la quotité des aumônes à 1,500 livres en argent, ou mille boisseaux d'orge, qui donneraient 70,000 portions de pain d'une livre chacune. L'abbaye s'engageait à faire remettre ces aumônes aux curés des paroisses où elle possédait des biens, afin qu'ils en fissent la répartition entre leurs pauvres, suivant les besoins de chacun.

 

Le parlement éleva la somme à distribuer à 1,100 boisseaux d'orge, pesant 62 livres le boisseau. Il accorda, en outre, en faveur des pauvres de la paroisse de Sainte-Opportune, 100 boisseaux, afin de remplacer le pied de lard en carré qui leur était dû, et il maintint les 30 fivres de rente dues aux pauvres d'Orval. La répartition fut faite comme il suit:

 
         
 

Sainte-Opportune 34

Créances 140

Angoville-sur-Ay 80

Gcffosses 33

Mobec 33

Gerville 29

Surville 13

Baudreville 13

Glaligny 10

Saint-ifartin-du-MesnU S

Appevillle 48

Le Plessis 14

Claids 14

Bretteville-sur-Ay. 20

Sotteyasl 7

Pirou 65

Varenguebec 0

Coigny 9

La Haye-du-Puits 1"

Oml 25

Montcbaton 12

Feugères 23

Arganchy 23

Martragny 7

Anneville-en-Saire 18

Ourville 36

Omonville-la-Foliot 12

Saint-Symphorien 5 1/2

Tourvilie 9 1/*

Yeslv 91

LaFeuillie 67

   
         
 

En tout 1,226 boisseaux, c'est-à-dire 26 de plus que le règlement : ce qui provient d'une erreur de calcul en faveur des pauvres. L'abbaye devait Taire porter ces aumônes à jour Qxe, au domicile des curés. L'arrêt enjoignait à ceux-ci de f8ire cuire le pain de leurs paroissiens qui, pour cause de pauvreté ou de maladie, seraient empêchés de le cuire eux-mêmes. Le boisseau d'orge était de 24 pots, mesure de Lessay, et estimé alors \ fr. 50 &. Ces aumônes, en fixant le boisseau d'orge, terme moyen, à 5 fr., représenteraient, aujourd'hui, une valeur de plus de 6,000 fr. L'abbaye continuait d'être obligée à faire des aumônes de circonstance et à exercer l'hospitalité.

 

XXXVIII. Jean-Ignace de La Ville succéda, en 1757,comme trente-huitième abbé de Lessay, à Léonor III de Matignon. Il fut évêque inpartibus de Tricomie, et il avait été élu,membre de l'Académie française en 1746. Après quarante années de services utiles rendus à son pays, dans d'importantes négociations diplomatiques, on créa pour lui la place de Directeur des affaires étrangères, qui lui donnait rang immédiatement après le ministre. Il mourut, à Versailles, le 15 avril 1774.

 

XXXIX. Raimond de Mrfort-Léobard, archevêque de Besançon , fut le trente-neuvième et dernier abbé de Lessay. Il était encore abbé commendataire, quand la tourmente révolutionnaire emporta son abbaye et tous les autres établissements religieux. Alors, quatre bénédictins, sous la conduite de l'un d'eux, qui prenait le titre de prieur, dom Costard, dom Foucher, dom Lefevre et dom Wollard, formaient toute la population du monastère de Lessay, dans lequel, comme dans presque toutes les abbayes d'hommes, il s'était introduit beaucoup de relâchement. Aussi, ces religieux, dans le pays, ne paraissent-ils avoir laissé aucun souvenir. Ils ne se livraient ni aux études sérieuses, ni aux recherches historiques, si, du moins, nous en jugeons par l'absence complète d'ouvrages ou de manuscrits sortis de leurs mains. La source des vertus austères était même tarie pour eux.

 

L'Assemblée constituante prononça l'abolition des vœux monastiques et la suppression des congrégations religieuses. Aujourd'hui que ces faits sont loin de nous, et que les esprits sages sont sans haine comme sans regrets pour les ordres monastiques, il faut convenir que la plupart de ces maisons religieuses avaient justifié d'avance les rigueurs qui les atteignirent. A ces mœurs sévères, à cette discipline ecclésiastique, à celle science profonde qui avaient illustré ces maisons, dans les premiers siècles de leur vie, avaient succédé des jours de relâchement et d'oisiveté. On ne voyait plus sortir des abbayes ces grands travaux de l'esprit et de l'intelligence, qui, jadis, avaient occupé leurs religieux infatigables, et avaient rendu tant d'importants services aux sciences et à l'histoire. Le clergé, surtout celui des campagnes, avait peu de sympathie pour les moines, et le peuple leur conservait peu de respect. Des établissements où, de nos jours, la vie serait purement contemplative, et où les nommes ne rendraient aucun service à la société, seraient bientôt frappés de mort. Si nous voyons certains établissements , ceux des Trappistes , entre autres, exciter de l'intérêt et mériter les sympathies des populations, c'est que les hommes qui s'y consacrent à la vie religieuse, s'y livrent aussi avec ardeur et intelligence à des travaux agricoles; qu'ils défrichent des terres incultes , font progresser l'agriculture, et paient ainsi leur dette à la société et au bienêtre de la commune patrie.

 

Les revenus présumés de l'abbaye de Lessay, alors qu'arrivèrent les mauvais jours de la Révolution, étaient évalués à 80,000 livres, qui se partageaient entre l'abbé, le prieur et les religieux. L'abbé, dont la part pouvait être de 50,000 livres, payait 600 florins d'or à la cour de Borne, pour ses provisions. L'abbaye payait 1,908 livres 11 sous 6 deniers de décimes, et le chiffre de celles payées par les églises qui lui appartenaient s'élevait à une somme de plus de 3,000 livres.

 

D'après le Livre blanc de l'abbaye de Lessay, l'abbé et son couvent avaient le patronage des églises et le droit de présentation aux cures dont suivent les noms:

 

Dans le doyenné de la Chrétienté, les églises d'Orval et de Montchaton; ,

 

Dans celui de Périers, les églises de Créances, Feugères, Pirou, Geffosses, la Feuillie, et Saint-Sauveur-Lendelin pour une partie -,

 

Dans le doyenné du Bauptois, les églises de Prélot, Appeville, Sainte-Suzanne, Coigny, du Plessis et de Beuzeville;

 

Dans celui de la Haye-du-Puils, les églises de la Haye-duPuits, Mobec, Bretteville, Angoville, Sainte-Opportune, Glaligny, Gerville, Vesly et Saint-Patrice-de-Claids;

 

Dans le doyenné de Saint-Sauveur-le-Vicomte, les églises de Varenguebec, Baudreville, Omonville-la-Foliot et Surville;

 

Dans celui de Barneville, les églises de Saint-Jean-de-la Bivière, de Saint-Georges-de-la-Rivière, de Portbail, de SaintLo-d'Ourville et de Saint-Martin-du-Mesnil;

 

Dans le doyenné de Valognes, les églises d'Auraeville et du Vicel;

 

Dans celui de Saire, l'église d'Anneville;

 

Dans le doyenné des Pieux, l'église de Sottevast;

 

Dans le diocèse de Bayeux, les églises de Vaussicux, de Coisnières aujourd'hui Anctoville, d'Arganchy et de Martragny;

 

Dans le doyenné des Iles, in decanatu insularum, l'église de Saint-Martin-de-Grouville, à Jersey (1).

 

L'abbaye avait aussi les prieurés d'Orval, de Pirou, de Portbail, de Barneville, d'Avarrevitle, de Bolleville, de SaintHerbland dans le doyenné des Pieux, in decanatu de Podiis; de Saint-Ermeland, dans le doyenné du Bauptois, in decanatu de Bauptesio; et de Saint-Marlin-de-1'If, dont les religieux devaient sonner la cloche de leur chapelle, tous les soirs, à la chute du jour, pour inviter à l'hospitalité les voyageurs égarés dans les bois. Jusqu'à la fin du xive siècle, elle eut le prieuré de Boxgrave, en Angleterre.

 

Le tableau des paroisses du diocèse, dressé en l'année 4 665, indique plusieurs changements dans la liste des patrons présentateurs de chaque cure, telle que la donnait le Livre blanc de l'abbaye. Ainsi, le patronage était devenu laïque et appartenait au seigneur, dans les paroisses de Montchaton, Coigny, Beuzeville, Saint-Palrice-de-Claids, Aumeville et Soltevast; l'abbaye avait obtenu le patronage des églises de Varengucbec et de Bricquebosq.

 

La maison abbatiale et celle des religieux subsistent encore dans un état parfait de conservation. Elles sont contiguës à l'église et placées au nord. Leur construction, qui m'a paru remonter aux dernières années du xvue siècle, offre la forme d'un triangle. Ces bâtiments ne se composent que d'un rez-dechaussée et d'un étage supérieur. Au surplus, je n'ai pa s visité leur intérieur, qui, sans doute, a été approprié aux besoins et aux exigences d'une maison particulière.

 
     
 

Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     
   
  LESSAY
  CC 10.08 CANTON DE LESSAY
   
  LES 39 ABBES DE LESSAY 1/3
         
 


Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     
 

Liste des abbés de Lessay

Article de Mr Renault 1880

 

I. Roger Ier, religieux de l'abbaye du Bec, est regardé comme le premier abbé de Lessay. Suivant un ancien catalogue des abbés de ce monastère, on pourrait penser que Ranulf, frère de Turslin, aurait obtenu cette dignité, parce que non seulement il dirigea les travaux de la construction primitive de cette maison, mais parce qu'il y réunit jusqu'à 70 moines. Cependant, celte contradiction n'est qu'apparente, et peut facilement se concilier. L'un des chefs de la maison pouvait être le frère du fondateur, chargé du soin qu'exigeait un établissement naissant, tandis qu'un religieux, venu d'un monastère célèbre, y enseignait et y mettait en pratique le régime cénobitique. Aussi , l'historien Robert-du-Mont cite-t-il Roger comme ayant été le premier abbé de Lessay. On lisait son nom dans la réponse que les moines de cette maison Tirent aux lettres que les religieuses de Caen envoyèrent aux abbayes, afin de leur annoncer la mort de Matbilde, première abbesse de l'abbaye de Sainte-Trinité, fondée en cette ville par la reine Mathilde, alors que son mari, Guillaume le Conquérant, fondait celle de Sainte-Etienne, dans la même ville.

 

D'après les manuscrits de l'abbaye du Bec, Roger vint assister, à son lit de mort, le vénérable Helluin, abbé de ce monastère : il était présent à l'élection de Guillaume de Montfort, quand il succéda au célèbre Anselme comme abbé du Bec. On le voit encore figurer, au mois de février 1093, aux funérailles de Geoffroy de Monlbray, évéque de Coutances, qu'il était venu visiter, pendant sa maladie.

 

Roger reçut les vœux d'Emma, fille de Turstin, fondateur de l'abbaye, et veuve depuis 30 ans : « Après la mort d'Ernauld, » son mari, elle se retira chez Eudes, son frère, sénéchal du » duc de Normandie, qui, par ses richesses et sa puissance, » tenait le premier rang, dans le Cotentin, parmi les seigneurs • du pays. Elle vécut honnêtement dans le veuvage, pendant » trente ans, soit chez son frère, soit chez quelques autres de » ses amis. Par sa chasteté, sa douceur et ses autres bonnes qualités, elle mérita beaucoup de louanges. Vers la fin de sa carrière, elle quitta l'habit séculier, et reçut avec beaucoup de dévotion le voile sacré de la main de Roger, abbé de Sainte-Trinité de Lessay  Ce fait se passa en l'année 1094.

 

On fixe l'époque de la mort de Roger au mois de juin de celte même année. Cependant, quelques écrivains prétendent que, le jour de Noël 1095, il reçut d'Eudes au Capel une charte confirmative de l'abbaye de Lessay; aussi, trouve-t-on ailleurs sa mort fixée au 3 février 1106.

 

II. Robert du Mont indique Geoffroy comme second abbé de Lessay, et Guérin Ier est cité comme le troisième abbé. Ces deux moines sortaient de la vénérable abbaye du Bec, ce foyer de lumières, ce centre d'études, qui, pendant les Xieme et XIIeme siècles, éclaira de ses rayons et peupla de ses élèves la Normandie, la France et l'Angleterre, et ranima, jusque dans les parties les plus reculées de l'Italie, le flambeau des études ecclésiastiques et littéraires.

 

Guillaume d'Ansleville confirma à l'abbaye de Lessay la donation qu'un de ses ancêtres lui avait faite des églises d'Anneville et du Vicel, et il lui donna le patronage de celle de Saint-Léger d'Anneville; pour cette donation, il reçut de l'abbé dix marcs d'argent, afin de payer la rançon de Geoffroy, son fils, fait prisonnier dans son voyage à la terre sainte: Adredimendum filium meum de ea captivitate qua captus erat.

 

Cette donation fut faite, l'an 1106, en présence et du consentement d'Hadewise, femme du donateur. Elle comprenait l'église et toute la maison d'Anquetil, qui demeurait près le cimetière, et dans laquelle devait toujours habiter un serviteur de l'église, affranchi de tout service : Tolam et domum Anschitilli qui manebat juxta cimiterium in qua domo débet semper manere servitor ejusdem ecclesie quietus ab omni servicio. Le donateur la déposa sur l'autel de l'église de L’abbaye, L'abbé et 6on couvent, outre les dix marcs d'argent, accordèrent encore à Guillaume, à sa femme, et à leurs fils; la société de leur maison, societalem loci.

 

III. Guérin Ier succéda à Geoffroy, comme abbé du monastère.

 

Robert de Prétot ou encore de Peretol, et Béatrix, sa femme, donnèrent en aumône perpétuelle, in elemosina perpétua, à l'église de Sainte-Trinité de Lessay, l'église de Saint-Pierre de Prétot avec ses dîmes et ses aumônes. Ils lui Tirent celte donation, le jour où leur Gis Geoffroy prit l'habit monacal dans la maison de Lessay : In die quo ibi filius ejusdem Gaufridus habitum religionis accepit. Robert donna encore à l'abbaye la terre AHodierne et celle d'Onfroy Thalevent , terrant Hodierne et terratn Hunfridi Thalevent; et, afin de donner plus d'éclat à cette libéralité, il déposa sa charte de concession sur l'autel de la Sainte-Trinité.

 

IV. Robert Ier, moine de l'abbaye de Saint-Etienne de Caen, fut le quatrième abbé du monastère de Lessay. Guillaume, fils de Guillaume d'Ansleville, confirma à Robert la donation que son père avait faite à l'abbaye de Lessay; et it reçut de l'abbé cent sous de Rouen et un palefroi, pour prix de sa confirmation. L'homme riche qui faisait une donation aux moines obtenait souvent de leur reconnaissance des chevaux pour lui-même, ou pour sa femme, quelquefois même pour ses enfants. Geoffroy d'Ansleville, sans doute un des descendants de Guillaume, confirma, en l'année 1439, les donations faites par ses ancêtres à l'abbaye de Lessay, et y ajouta même le don d'une chapelle qu'il avait près de la rivière de Saire, quœ est juxta fluvium Sarœ.

 

V. Raoul, aussi moine de Caen, est inscrit sur les listes comme le cinquième abbé: on le trouve cité dans plusieurs chartes, et notamment dans une que Roger d'Aubigny, fils de Guillaume, octroya à l'abbaye. Ce seigneur, pour le salut de son âme et de celle de ses parents, donna au monastère de Lessay la dime avec des droits de foire et de marché, à Aubigoy et Saint-Christophe; à Marchésieux, un jardinier avec les terres qu'il tenait, unttm hortulamm cum Ma terra quant tenel. Les témoins de cet acte furent le vicomte Eudes, Richard de Cérences, Richard de la Lande, Robert, chapelain d'Eudon; Roger Laboii, Roger Delpedrun, Roger Dapifer, Néel, fils d'Osmond de Feugères, etc., etc.

 

Raoul reçut la donation que lui firent Godefroy du Ruisson, de Dumo, et Raoul, son fils, de l'église de Saint-Martin de Grouville, à Jersey, le jour où sa femme Emma fut inhumée dans le cimetière de l'abbaye, c'est-à-dire le 8 des calendes du mois d'août (25 juillet) 1149.

 

Richard de la Haye-du-Puits lui donna dix sous pour l'entretien du luminaire dans l'église de l'abbaye. Roger de Méautis, qui fut aussi un des bienfaiteurs de ce monastère, lui concéda, entre autres choses, 300 anguilles à prendre dans sa pêcherie.

 

Raoul souscrivit la charte par laquelle Richard de Bohon, évêque de Coutances, abandonna, en l'année 1152, à l'abbaye de Lessay, l'église de Saint-Syraphorien.

 

VI. Roger, deuxième du nom, moine de Caen, fut élu sixième abbé de Lessay. Il transigea, en l'année 1157, en présence de Robert, évêque de Lincoln, sur quelques droits qu'avait son abbaye dans le diocèse de Lincoln, en Angleterre. Dans le même temps, il obtint de Richard de Bohon la confirmation de ce que l'évôque Algare, son prédécesseur, avait donné à l'abbaye.— Il présenta à l'évèque de Lincoln un de ses moines Guillaume de Planlicarde, pour la paroisse de Karleton.— Le 1er novembre 1164, il termina avec l'évèque de Coutances un différend qu'ils avaient pour la dime du moulin de Saint-Sauveur : Cum Bicardo Conslansiensi Iransegit super décima molendini Sancti Salvaloris, 1 novembris HQi.

 

VII. Pierre, premier du nom, succéda à Roger comme septième abbé de Lessay: ce fut sous son administration, au mois de septembre 1178, qu'eut lieu la dédicace de l'église de l'abbaye. Généralement, les cathédrales, les églises des abbayes, étaient consacrées avant d'être terminées : celle de Lessay, au contraire, le fut plus d'un siècle après sa fondation, sans qu'on puisse expliquer la cause de ce long intervalle. Rotrou , archevêque de Rouen , présida à cette cérémonie, assisté de Richard de Bohon, évêque de Coutances: voulant consacrer la mémoire de ce fait important, Rotrou octroya à Pierre une charte conflrmalive de toutes les concessions que l'abbaye avait précédemment obtenues.

 

Pierre, abbé de Lessay, et son couvent abandonnèrent les droits qu'ils avaient sur l'église de Saint-Symphorien, près la Haye-du-Puits. Cet abandon fut consenti dans le chapitre de l'abbaye , en présence de Richard, évêque de Coutances, d'Herbert, abbé de Grestain; de Philippe, Jean et Guillaume, archidiacres de Coutances; de Richard de la Haye, de Guillaume d'Orval, de Robert de Prétot, de Richard Avenel, de Richard de Glatigny, et de Renaud du Maisnil. Les religieux firent aussi l'abandon de la dime, des deniers de rente, et du manoir de Cambridge, de Cambringeham : Richard leur donna, en échange, la dime de quatre livres, qu'il avait à Lincoln, sur le fief de l'évêque , et promit de les leur échanger en Normandie, s'il était nécessaire.

 

VIII. Thomas Ier, moine de Caen, devint le huitième abbé de Lessay. Il assista, au mois de février 1185, à la dédicace de l'abbaye de Blanchelande, qui avait pour fondateurs Richard de la Haye et Mathilde de Vernon, sa femme. Il obtint du pape Urbain III plusieurs bulles, qui accordaient au monastère des privilèges et des immunités, au nombre desquels figure le droit de ne pouvoir, sous aucun prétexte, être condamné à l'amende: In altéra, inler immunitates et privilégia quibus cœnobium décorât, nul la omnino quacumque ratione aut colore pecuniaria mullari pœna decernit.

 

En l'année 1492, Thomas convint avec Guillaume de Pirou que l'église de Pirou, qui devait être desservie par trois moines, dont la réunion avait donné naissance à un prieuré, ne le serait plus à l'avenir que par un seul.

 

La même année, il s'éleva une contestation entre les religieux de Lessay et ceux de Blanchelande, au sujet des droits que les uns et les autres prétendaient exercer sur l'église de Cambridge, en Angleterre, super ecclesiam de Cambrigeham. L'évêque de Coutances, Guillaume de Tournebu, termina le différend, et adjugea l'église à l'abbaye de Blanchelande, qui céda à Lessay le patronage de l'église de Beuzeville-en-Bauptois. La décision de l'évôque fut rendue à Coutances, apud Comtantiam, le jour de la Sainte-Croix, tn festo exaltationis sanctœ Crucis, en présence de Richard Duport et de plusieurs autres témoins, et pluribus aliis, l'an du seigneur 1492, anno domini m" c° xc° secundo.

 

IX. Onfroy Ier est cité comme neuvième abbé de Lessay. Les abbayes de Blanchelande et de Lessay, en l'année 1202, se disputèrent les dimes de l'église de SaintGeorges-en-Bauptois. Vivien, évèque de Coutances, et Hugues Nereth, archidiacre, furent pris pour arbitres et pour juges. Bs décidèrent que Blanchelande aurait l'église de SaintGeorges, avec tout ce qui lui appartenait -, qu'elle la tiendrait de l'abbaye de Lessay à ferme perpétuelle, et lui paierait sept livres d'Anjou, une moitié au synode d'octobre et l'autre au synode de Pâques, avec réserve pour l'abbaye de Lessay de deux gerbes de dime et de toutes les dimes de la forêt du Plessis. Cet accord fut fait dans le chapitre de Coutances.

 

L'abbé de Lessay eut une autre difficulté avec l'abbaye de Saint-Taurin d'Evreux, pour les dimes de son domaine de Pères, qu'elle possédait dans la paroisse Saint-Etienne de Minières. Il transigea sur cette difficulté, l'an 1206.

 

X. Guillaume Ier devint le dixième abbé de Lessay. Nicolas de Laigle, doyen d'Avranches, réclama certains droits contre l'abbé du Mont-Saint-Michel, si mieux n'aimoit le couvent du Mont-Saint-Michel lui payer une somme de neuf livres monnoie d'usage de rente annuelle. La difficulté fut soumise au jugement de Hugues de Morville, évèque de Coutances, et de Guillaume, abbé de Lessay : les deux arbitres, du consentement de Guillaume Ptolom, évèque d'Avranches, adjugèrent à Nicolas de Laigle les neuf livres de rente qu'il demandait.

 

Hugues de Morville, en l'année 1208, confirma aux religieux de Lessay la dime de Sainte-Opportune. En 1222,- il leur donna une charte, par laquelle il disposait qu'à l'avenir les abbés de Lessay seraient chanoines de l'église de Coutances, et jouiraient des mêmes droits que les autres chanoines. 11 voulut encore que, si l'abbé de Lessay était présent, il eût sa stalle dans le chœur et sa voix au chapitre, pour les affaire^ relatives à l'église; il lui refusa, cependant, le droit d'élection.

 

A titre de bénéfice, il lui donna l'église d'Orval, sous la réserve de tous les droits de l'évéquc et de ceux des archidiacres.

 

Le chapitre ne manqua pas de s'élever plusieurs fois contre ces privilèges; mais ses réclamations furent toujours rejetées. L'abbé de Lessay resta en possession de tous les droits et honneurs attachés à sa nouvelle dignité, et ses successeurs en ont joui jusqu'à la révolution. En retour de ces avantages, Guillaume et ses religieux abandonnèrent à l'évèque le patronage des églises de Montchaton, Saint-Sauveur-Lendelin, Omonville, Ouville, Orval, Laulne et Heugueville. Ils lui en donnèrent la disposition entière, requérant ledit evesque d'en disposer de quelque manière que ce soit, à davantage du chapitre et de leur couvent. L'évèque accepta cette concession; mais il laissa aux religieux deux gerbes de la dime de Montchaton, la troisième restant au curé, sauf dix-huit quartiers d'avoine, neuf de froment et neuf d'orge, qui leur appartenaient, huit livres tournois sur Saint- Sauveur, avec une pension de 71 sols sur Omonville et toutes les gerbes d'Orval. Il les déchargea de l'obligation de loger, en leur maison d'Orval, le curé et les religieux; et leur concéda cet autre avantage qu'à l'avenir le curé n'aurait que le tiers des offrandes de l'autel et la cinquième gerbe, comme c'était l'ancienne coutume. Quant aux deux églises de Laulne et d'Heugueville, l'évèque en disposa entièrement en faveur du chapitre.

 

Guillaume, qui, à cause de ses infirmités, sentait qu'il ne pouvait plus gouverner l'abbaye, sollicita lui-même qu'on lui choisit un successeur. Voici la demande que, vers l'an 1220, il adressa au roi Philippe-Auguste:

 

« A son très-excellent seigneur Philippe, illustre roi des » Français, par la grâce de Dieu, Guillaume, abbé de Lessay, » aussi par la grâce de Dieu, salut et prières en J.-C.: » —Puisqu'un navire, lancé au milieu de la mer, ne peut facile» ment et sans danger naviguer, s'il n'est dirigé par un pilote, « je demande à Votre Excellence, les larmes aux yeux, que, » par respect pour la Sainte Trinité, en l'honneur de laquelle » fut fondée notre église, vous permettiez à notre chapitre de » Lessay de choisir un autre abbé, à cause de mon insuffisance; « car, tant sont grandes mes infirmités, que je ne puis pour» voir aux besoins de notre maison, comme il convient. »

 
     
 

Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     
   
  LESSAY
  CC 10.08 du canton de Lessay
   
  ABBAYE DE LESSAY
     
 

Abbaye de Lessay, CPA collection LPM 1960

 

SAINTE-OPPORTUNE ou LESSAY

Sainte-Opportune, sancta Opportuna

Abbaye De Lessay. texte de 1860

 

—Vers la fin du Xeme siècle, un sentiment de douleur s'empara de tous les esprits, et une terreur indicible se répandit au sein des populations. Des prophéties circulèrent dans les cités et dans les manoirs, sur la fin prochaine du monde, qui ne devait pas vivre au-delà de mille ans; mais, quand les temps marqués pour ce grand cataclisme se furent écoulés, sans que le Seigneur, aux yeux étincelants de colère, eût appelé toutes les âmes à son jugement, aussitôt les hommes passèrent de la tristesse à la joie, et s'abandonnèrent à des sentiments d'allégresse et de bonheur. Alors, les fondations pieuses furent regardées comme le plus sûr moyen de se rendre agréable à Dieu, et de lui prouver sa reconnaissance. Partout s'élevèrent des églises et des abbayes; les rois et les princes donnèrent l'exemple; les barons et les grands vassaux les imitèrent. Chacun s'empressa de prévenir les autres dans l'accomplissement des bonnes œuvres, et de se surpasser dignement par ses libéralités et ses riches constructions religieuses. « Il n'était pas un homme puissant qui ne se crût digne de la • dérision et du mépris de ses semblables, s'il n'entretenait » convenablement, dans ses domaines, des clercs ou des » moines, pour y former la milice de Dieu. » N'était-ce pas d'ailleurs un moyen de s'immortaliser aux yeux des nommes ? Une église bâtie, une abbaye fondée et richement dotée, assuraient aux bienfaiteurs la faveur des religieux qui, dans leurs écrits, leur donnaient des éloges, et s'engageaient à prier pour eux et pour les leurs, jusqu'à la consommation des siècles. Ainsi, les hauts et puissants barons fondaient des abbayes; d'autres seigneurs moins opulents bâtissaient et dotaient des prieurés, ou même donnaient seulement la dime de leur fief, ou des rentes, chacun enrichissant les maisons religieuses, dans la mesure de ses moyens. C'est ainsi encore que nos guerriers normands, et leurs pieuses compagnes, élevèrent en Normandie, en moins de trois siècles, notamment sous le règne de Guillaume le Conquérant et pendant celui de ses trois fils, Guillaume, Robert et Henri, plus de deux cents églises ou monastères, et exécutèrent ces grandes fondations religieuses; et cependant ils bâtissaient ces redoutables forteresses dont, aujourd'hui, nous n'admirons plus que les ruines, mais qui contribuèrent à distinguer notre beau pays, et ont fait appeler la Normandie la terre classique des églises et des châteaux.

 

C'est à celte époque de ferveur et de piété que nous devons ces merveilleuses basiliques, ces monuments si grands et si poétiques. L'histoire nous apprend que c'était en chantant des cantiques et des hymnes, que nos aïeux bâtissaient ces églises, si remarquables par leur nouveau style et leurs belles proportions; élevaient ces tours aux flèches pyramidales, comme s'ils eussent voulu leur donner pour mission de porter au ciel l'hommage de leur foi, l'expression de leurs prières et de leurs vœux.

 

Ce fut dans ces grands jours d'enthousiasme religieux, qu'à Lessay, dans la paroisse de Sainte-Opportune, à quatre lieues de Coutances et autant de Saint-Sauveur-le-Vicomte, à peu de distance de la mer et sur la rivière d'Ay, en l'année 1056, suivant les uns, 1064, suivant les autres, s'éleva un monastère de l'ordre de saint Benoit, consacré à la SainteTrinité.

 

Celte abbaye eut pour fondateurs les puissants seigneurs de la Haye-du-Puils. Richard Turstin ou Tustin-Haldup, vicomte de Cotentin, et Anna ou Emma, sa femme, fondèrent cette maison religieuse, d'après les conseils et les inspirations du célèbre Geoffroy, évèque de Coutabces, et de l'assentiment de Guillaume, duc de Normandie.

 

La charte de fondation indique toutes les concessions et tous les bénéfices, dont la munificence des fondateurs dota ce nouvel établissement.

 

Ils lui donnèrent des églises, des mesnils, des bois, des forêts, des terres incultes et des terres cultivées, des moulins et les eaux destinées à les faire mouvoir, des pêcheries et des salines, des dîmes, des droits de passage, de pâturage, ainsi que le droit de prendre du bois, dans leurs forêts, pour les réparations des bâtiments du monastère

 

C'est ainsi qu'ils lui donnent ce qui leur appartient à Sainte-Opportune et dans les mesnils qui en dépendent, ce que, dans un lieu nommé Favières, a détenu Adelaïs de Baupte, le bois des Castiaux, la part qu'ils avaient à Urville, à Angerville, et dans les autres manoirs qui leur appartenaient à Urville; — leur part dans l'église de Saint-Georges de Tonneville, avec les dimes et autres revenus de cette église-, —l'église de Coigny, avec ses dîmes et celle des revenus de leur manoir; une terre à une charrue , et un vavasseur, avec ce qu'il tient à Coigny et à Beuzeville-au-Plain ; — ce qu'ils avaient à Àppevlile, à Ozeville, et dans leurs autres manoirs dépendant d'Appeville ; — leur part avec tous leurs droits dans l'église de Saint-Jores ; — celle de Sainte-Suzanne avec leurs droits ; — l'église de Créances, avec ses dimes et tout ce qui en dépendait; un vavasseur avec sa terre ; dans le même lieu, une terre à deux charrues, trois salines et une pêcherie dans la mer ; — la dime du marché et de la foire de Créances, celle de Cavilly, la dime du moulin de la Feuillie et de ses pêcheries; — l'église de Saint-Georges-de-la-Roque, avec ses dimes et ses droits ; — une terre a une charrue à Montchaton, avec la dime du moulin, des pêcheries et de tous les autres revenus de Jeur manoir ; — l'église d'Arganchy, avec les dimes et tout ce qui appartenait à cette église , avec la dime aussi de tous les revenus de leur manoir; — une terre à deux charrues et leur part dans l'église de Saint-Philippe de Vaussieux ;—leur part dans l'église de Sainte-Marie de Martragny ; — tout ce que Hugon de Vaussieux avait tenu à Vaussieux et à Martragny ; — leur part dans l'église de Coisnières, avec les dimes et tout ce qui appartenait à cette église. Cette charte fut signée par Guillaume le Conquérant, sa femme, ses fils Henri, Guillaume et Robert; par les évêques d'Avïanches, de Bayeux et de Coutances; par Lanfranc, archevêque de Cantorbery, Robert de Beaumont, Hugues de Grentemesnil, Anselme, abbé du Bec , Onfroy de Bohon , Guillaume du Plessis , Guillaume d'Aubigny, Renaud d'Orval, Raoul, vicomte de Bayeux; Robert de la Haye, Raoul de Gorges, Guillaume du Hommet et Mathilde, sa femme; Guillaume de Lestre, Geoffroi de Fierville, Robert des Moutiers, et plusieurs autres.

 

La charte que nous venons de rapporter avait besoin, pour être validée, de recevoir la sanction royale. Cet acte solennel se passa à Ronneville, apud Bonam villam, en Tannée 1080, en présence de la reine Mathilde, de ses fils, de l'archevêque de Rouen, de Geoffroy, évèque de Coutances, et de plusieurs autres prélats et barons.

 

Les fondateurs voulurent que leur monastère fût indépendant, et que les religieux qu'ils y appelleraient afin de desservir leur église, ne fussent soumis à aucune autre abbaye (i ).

 

La parenté assez rapprochée des barons de la Haye-duPuits avec le duc Guillaume, les domaines fort étendus qu'ils possédaient en Normandie, les grandes concessions qu'ils obtinrent en Angleterre, après la conquête, leurs alliances avec les premières familles du pays, furent autant de circonstances qui contribuèrent à enrichir l'établissement religieux de Lessay, et à lui assurer d'immenses dotations. Quelquesuns des seigneurs qui firent à cette abbaye des donations et des concessions, se montrèrent si généreux que leurs fiefs en perdirent de leur importance primitive.

 

La charte de fondation et les plus anciennes chartes de l'abbaye de Lessay furent revêtues de la signature des plus illustres barons Normands et Anglo-Normands. C'est ainsi qu'on y voit figurer les Saint-Jean, les de la Haye, les Rohon, les Especk, les d'Aubigny, lesBricqueville, les Roger.de Beaumont, les Robert de Montbray, les Roger de Montgommery. On y lit aussi les noms de Feugères et de Marchesieux.

 

Eudes ou Eudon au Capel sueccéda à son père dans la baronnie de la Haye-du-Puils. Il obtint de grandes concessions en Angleterre, où il fut connu, aussi bien qu'en Normandie, sous le nom latin A'Eudo Dapifer. Il devint le grand sénéchal de Guillaume le Conquérant, et signa, en cette qualité, presque toutes les chartes des fondations considérables que fit son souverain.

 

Pendant la vie des fondateurs de Lessay, comme après leur mort, Eudes montra tant de zèle pour leur pieuse entreprise, il prit une part si active à la fondation, mois surtout à la construction de l'église, que plusieurs auteurs contemporains, entre autres Guillaume de Jumièges (1) , le regardèrent comme le fondateur de l'abbaye de Lessay; un distique, qu'on lisait dans le cartulairc de ce monastrère, confirmait celte erreur: Anno millcno quinquageno quoque seno (1056) Eudo genus regum condidit Êxaquium.

 

Souvent, si l'on en croyait le nécrologe de quelques abbayes, ces maisons religieuses auraient eu plusieurs fondateurs. La flatterie et la reconnaissance portaient souvent les moines à donnerce titre à ceux qui n'en avaient été que les bienfaiteurs.

 

Eudes au Capel mourut le 3 février 1098; il fut enterré au milieu du chœur de l'église; il était représenté sur son tombeau avec la chape et le chaperon, tels qu'il les portait aux offices, dans l'église de l'abbaye. Ce morceau, en pierre de Caen, remarquable par la fidélité du costume du personnage, et qui offrait une idée exacte de la sculpture, sous les régnes de Guillaume le Roux et de Henri Ier, a été indignement détruit par cet esprit de vandalisme, qui, pendant plusieurs années, a malheureusement contribué à la destruction de tous nos monuments religieux ou militaires du moyen âge.

 

Un usage particulier au monastère de Lessay rappelait le souvenir du bienfaiteur Eudes au Capel, Eudo cum Capello, ainsi surnommé du chaperon avec lequel, suivant la tradition, il assistait assidûment aux offices divins. Jusqu'au moment de la suppression de l'abbaye, on vit un laïque, vassal de la maison, représenter Eudes au Capel, à l'office, le jour de la Trinité, revêtu d'une chape antique, couronné de fleurs, portant à la main droite un bâton de chantre, surmonté d'un bouquet, et tenant à la main gauche une clochette. Ce personnage, ainsi costumé, figurait pendant tout l'office patronal, depuis les premières vêpres, jusqu'à la fin des vêpres du jour de la fête. Il portait la chape d'honneur, et occupait la place du principal chantre (3). Le dernier vassal qui air ainsi figuré est mort, il y a quelques années seulement. Ce n'était pas, de la part du vassal appelé à représenter le bienfaiteur Eudes, une redevance gratuite; car il jouissait, à ce titre, d'une assez grande étendue de terre, concédée, sous cette condition, par l'abbaye.

 

Robert de la Haye , qui vivait au commencement du XIIeme siècle, ratifia et confirma toutes les donations faites par sa famille, à l'abbaye de Lessay. I1 lui fit aussi d'importantes concessions, et entre autres, il lui donna l'église d'Angoville, celle de Saint-Martin-d'Audouville , de Eudonvilla, avec une terre libre de tous droits : Et terrain Pippini liberam et quietam ab omni servitio et auxilio;—\& dime du moulin de Montaigu, de Monte acuto;—les églises de Saint-Martin-de-Brelteville et de Saint-Nicolas-de-la-Feuillie;—l'église et le manoir d'Avareville, sur lequel, plus tard, un prieuré fut établi. Il lui concéda encore de nombreuses terres et plusieurs églises, dans le diocèse de Chichester;— la principale église de Boxgrave, dans le comte de Sussex, d'où dépendait un prieuré qui était, pour ainsi dire, le chef-lieu de ces concessions. Cette église appartint à l'abbaye de Lessay, jusqu'à la fin du XIVeme siècle. L'église de Sainte-Catherine de Hamtone, sur la Tamise, fut aussi comprise dans cette donation : Et ecclesia sanctœ Catherinœ de Hamtone quœ sita est super fluvium Tamisiœ. Cet acte fut consenti, d'après les conseils de Murielle, femme du donateur, et de ses fils Richard et Raoul: Volunlale et consilio Murielis, uxoris suœ, et filiorum suorum, Ricardi videlicet et Badulfi. Il eut lieu en l'année 1105, sous le règne de Henri Ier, fils du Conquérant, duc de Normandie et roi d'Angleterre; sous le règne de Philippe Ier, roi de France; sousl'épiscopat de Radulphe, évêque de Chichester : Iiadulpho venerabili pontifice, prœsidente sanctœ Dei ecclesiœ civitalis Cisteriœ. Les témoins qui le souscrivirent furent Geoffroy de Sartilly, Radulphe de Carron, Robert, neveu du donateur, Ranfred de Sainte-Opportune. On voit, chose assez rare dans ces temps, la déclaration faite par le roi Henri, en confirmant cette donation, d'avoir souscrit cet acte de sa propre main: liane donationem confirmavit rex Henricus propria manu. Dans cet acte, Robert de la Haye se dit fils de Radulfe, sénéchal de Robert, comte de Mortain, neveu d'Eudon, le sénéchal du roi Guillaume : Bobertus de Baya filius Badulfi senescalli scilicet Boberli comitis Moritonii, nepos Eudonis dapiferi Guillelmi régis; et il ajoute homme séculier, homo secularis, mais tout catholique, sed totus catholicus. En l'année 1187, les deux petits-fils du donateur, Guillaume et Robert de Saint-Jean, approuvèrent toutes ces libéralités et les confirmèrent; ils y en ajoutèrent encore d'autres : ainsi, ils concédèrent à l'abbaye de Lessay le droit de nommer le prieur de Boxgrave .

 

Richard, baron de la Haye-du-Puits, connétable et sénéchal de Normandie, et sa femme Mathilde de Vernon, dame de Varenguebec, donnèrent à l'abbaye de Lessay, avant l'an 1126, la dime de leur froment et de leur avoine, dans la paroisse de Bretteville: Et decimam fromenti sui et avenœ de Brittevilla, l'église de Varenguebec, une charruée de terre à Angoville: Imam cartucatn terrœ in Angosvilla; environ 30 acres de terre, auprès de la Haye : Et circa trigenta acras terrœ circa Haiam; leur part dans les revenus des moulins de Surville, de Boisroger et de Sottevast, ainsi que les foires de Sainte-Croix, à Lessay : EtnundinasapudExaquium in festo Sanctœ Crucis{\).

 

Richard de Rollos, chevalier, seigneur de la Bloutière, qui épousa Isabelle, seconde fille de Richard de la Haye-duPuits, figure aussi parmi les bienfaiteurs de l'abbaye de Lessay; il lui donna l'église de Geffosses.

 

Robert des Moutiers concéda, à l'abbaye de Lessay, les églises de Glaligny et de Surville; Geffroy Estur, celle de Vesly; Roger Foliot, avec la permission de Richard d'Avareville, lui abandonna l'église d'Omonville-la-Foliot.

 

Renaud d'Orval et Murielle, sa femme, lui donnèrent l'église d'Orval (3), des dimeset la moitié de l'église deHeugueville.

 

Les seigneurs de Pirou, Guillaume et Richard, figurent aussi au nombre des bienfaiteurs de l'abbaye de Lessay. Ils lui donnèrent 44 acres de terre, près de la lande : Ai acras terrœ juxla landam; l'église de Pirou; une pêcherie dans la mer, et unatn piscariam in mari; la dime des anguilles, eldecimam anguillarum; l'emplacement où les moines bâtirent leurs maisons, et terrant in qua monachi œdificaverunt domos suas; ainsi que des jardins et un pré nommés de Broc, et hortos etpratum de Broc. Ils confirmèrent aussi toutes les donations faites par leurs prédécesseurs et dépendantes de leurs seigneuries.

 

Les fondateurs ou bienfaiteurs des abbayes et des maisons religieuses se réservaient souvent, dans les actes qu'ils concédaient, des droits bizarres et fantasques. C'est ainsi que les seigneurs de Pirou, en faisant leurs donations à l'abbaye de Lessay, s'étaient réservé le droit de faire enterrer leurs deux premiers chiens de chasse, dans le cloître des religieux.

 

Au nombre des barons normands qui firent des libéralités à l'abbaye de Lessay, on trouve encore Guillaume d'Aubigny, un des grands officiers du duché de Normandie. Ce personnage, fils de Guillaume d'Aubigny et d'Adelize, veuve du roi Henri 1er, et qui prenait indifféremment le titre de comte de Sussex ou de comte d'Arundel, confirme à l'abbaye de Lessay les églises el les dîmes de Feugères, Geffosses, Claids, Baudreville , et différents biens à Cretleville, Linverville , Laulne, Lastelle, Marchésieux, Saint-Christophe et Aubigny.

 

Anquelil de Claids donna à l'abbaye de Lessay les églises de Baudreville, et ecclesiam sancte Marie de Baudrevilla; de Claids, et ecclesiam sancli Palricii de Clediis; et de,Portbail, et ecclesiam sancte Marie de Porlebalio.

 

Raoul de Sottevast lui concéda l'église de Sottevast, ex dono Badulphi de Sotlevast: Robert Bertrand, seigneur de Bricquebec, lui concéda tous ses droits sur la même église.

 

La famille de Bricqueville compte au nombre des bienfaiteurs du monastère de Lessay : Guillaume, et Robert, son fils, lui firent des donations.

 

Cette abbaye avait encore le patronage et la quatrième gerbe de la dîme de Grouville, à Jersey. Elle possédait aussi des dîmes et des droits de présentation, dans plusieurs paroisses en Angleterre, entre autres, dans le diocèse de Lincoln, à Karleton. Elle reçut successivement des chartes de confirmation de Henri Ier, duc de Normandie et roi d'Angleterre, et de Henri II, aussi roi d'Angleterre. Celle de Henri Ier énumère toutes les donations faites à l'abbaye, et les confirme : Elle porte la date de 1126, anno ab incarnatione domini m. c. xx. vi.peracla féliciter. Les témoins qui la souscrivirent avec le Roi furent Jean, évéque de Séez; Audin, évèque d'Evreux; le comte de Glocester, Jourdain de Say, Hamon de Falaise, Hugues d'Orval, et Guillaume, fils d'Odon.La charte de Henri H, de l'année 1185, fut aussi souscrite par plusieurs seigneurs et barons.

 

Les religieux de Lessay obtinrent plusieurs bulles, une entre autres du pape Urbain III, qui énumère toutes les possessions de l'abbaye, à la fin du xne siècle. Par celle-ci, le pape confirme l'abbaye dans les privilèges que lui ont concédés les papes, ses prédécesseurs, les rois, princes et barons. Elle est datée de Vérone, la deuxième année du pontificat d'Urbain, l'an 1086.

 

Si l'on voit les églises, les abbayes et toutes les maisons religieuses, attacher une grande importance à obtenir ainsi de nombreuses chartes de confirmation , non seulement des donateurs et de leurs descendants, mais aussi des rois , des princes, des papes et des évèques, c'est que, dans ces temps de guerres et d'abus, on craignait toujours d'être violemment dépouillé; c'est ainsi qu'en parcourant les grands rôles de l'échiquier de Normandie, on voit, d'aprè6 le rôle normand des oblats, que les barons et les grands seigneurs faisaient des dons au roi, afin d'être maintenus en jouissance de leurs terres, franchises et privilèges.

 

Les religieux de Lessay, dans le XIVeme siècle, représentèrent à Charles IV que la charte qu'ils avaient obtenue de Henri Ier, roi d'Angleterre, était fort ancienne, que l'écriture en était presque effacée; et ils prièrent le roi de leur en octroyer une autre. Le roi la leur accorda à Saint-Germain-en-Laye, au mois de mai : Data apud sanctum Germanum in Laya, mense maio, anno domini 1326.

 

D'après des aveux des années 1423 et 1424, l'abbaye de Lessay avait les produits d'une foire qui se tenait le jour Saint-Gilles, dans la paroisse d'Anneville-en-Saire, ainsi que d#s droits sur les revenus de deux foires séantes à Bolleville, le jour de la Madelaine et le jour de la Saint-Barthélémy. Henri II, roi d'Angleterre, lui confirma la dime du marché d'Aubigny, la dime et la foire d'Orval qui figure sur les rôles de l'échiquier de 1198 à 1203; la dime de la foire Saint-Christophe. Cette dernière dîme fut convertie en une rente; car, dans des aveux de l'année 1424, les religieux de Lessay déclarent avoir droit de prendre, sur la foire de saint Christophe, quatre livres tournois de rente par chacun an, et qui se paient par la main du coustumier de ladite foire.

 

Il paraît que, primitivement, l'abbaye de Lessay fut exempte de toute juridiction et de tous subsides; on lit, en effet : « Le » lieu ou est assise labbee de Lesse et les hostes et prioures » deppendentes dicelle abbee par leur fondacion est amorly » franc exempt de toute jurisdicion séculière et les religieux « dicelle avecques leurs serviteurs et familiers semblablement » francs et exemps de toutes subsides et exacsions royaulx.

 

Abbaye de Lessay, CPA collection LPM 1900

 
 
 

 Abbaye de Lessay, CPA collection LPM 1900

 
     

 LES BLASONS DE LA MANCHE

 

 

Lessay

 

De sable à la hache de bûcheron d'or en pal, l

a lame vers sénestre

 

 


 

 

     

 

Marigny

 

D'azur au chevron d'or,

accompagné de deux roses

en chef et d'un lion en pointe,

le tout d'or.

 


 

 

     

 

Martinvast

 

D'argent au croissant de gueules

accompagné de trois merlettes de sable.

 

 

 

 

 

 

     
  LESSAY
  CC 10.08 CANTON DE LESSAY
   
  CACHETTE DE FONDEUR

 

         
 

Extrait du bulletin de la société Normande d'études Préhistoriques de la Manche 1895

 

LESSAY - CACHETTE DE FONDEUR.

 

— Au hameau de Renneville, sur la lande de Cartot, des ouvriers découvrirent, en 1828, à 5oom de la surface du sol, une petite chambre voûtée en forme de four; elle était formée d'argile battue. Cette cavité, qui mesurait environ 45om de longueur et de hauteur, contenait des cendres, sur lesquelles était placé un vase de bronze très mince, renfermant près de cinquante objets. Le quart de ce dépôt était formé d'armes offensives : épées, pointes de lances, etc.

 

Ces instruments étaient à peu près entiers, sauf les épées qui avaient été rompues pour pouvoir entrer dans le vase. Un tiers des autres objets se composait d'ornements de toilette, tels que : bracelets et anneaux de formes variées, pendants d'oreilles et boutons.

 
 
         
 

L'usage des autres instruments n'a pas été reconnu au moment de la découverte. Environ deux kilos de métal formaient un lingot informe. Les épées, au nombre de cinq, étaient plates, renforcées au centre et droites; dans leur entier, elles auraient pu avoir environ om90 de longueur; quelques-unes avaient encore des rivets de bronze à la poignée.

 

— Le Musée de Cherbourg possède, sous le u° 90, deux couteaux en bronze dont un porte un trou à la soie, et l'autre deux coches latérales; une pointe de javelot (n° 25) et une série de fragments d'épées, dont deux poignées plates ayant les gardes terminées par des arcs de cercle, et au centre une ouverture longitudinale au lieu de trous de rivets, on voit aussi un trou de rivet près de la garde; la lame porte des coches sur le côté. Deux autres poignées rappellent le n° 21 de la cachette de Venat (Dordogne). Nous possédons une arme semblable trouvée à Pressagny-l'Orgueilleux (Eure). Tous ces objets sont du type de Larnaud (Jura).

 

— Le Musée d'antiquités de Rouen, lui aussi, a neuf objets de cette cachette, qui n'ont pas attiré l'attention, lors de la décou- verte; ce sont six tranchets de bronze mesurant om07de longueur sur om04 de largeur, trois sont munis sur un. des bords d'un trou de suspension ; leur taillant est arqué. Les trois autres n'avaient pas de trou, ils sont plus ou moins rectangulaires; et coupent sur les quatre faces. Des tranchets à peu près semblables ont été trouvés à Venat (Charente) ; ils ont été décrits par M. Chauvet (fig. JÏ et 74, pi. ix de sa notice). Dans le même Musée se trouvent aussi deux petits poignards de om05 et omo6, avec une soie portant un trou de rivet; ils rappellent aussi ceux lié de Venat (pi. vu, fi. 46) et celui du Musée de Cherbourg, trouvé également à Lessay. Enfin, avec ces objets, existe un bracelet creux de omi05 de diamètre, les branches en sont légèrement recourbées à l'extrémité et le corps décoré de raies.