LA REVUE ILLUSTREE DU CALVADOS    1911-1914 
   

Les petits héroïsmes féminins -Mars 1913
         
 

Supposez qu'il est minuit, que je sors du théâtre, que je viens d'entendre la pièce en vogue, signée d'un tout-à-fait illustre dramaturge académicien où il est question de femmes véritablement extraordinaires, des « héroïnes », comme disait déjà de son temps M. Georges Ohnet, et que, rentrée chez moi, le coude sur ma table, le menton entre mes mains, je bous de colère contenue...

 

Ah, c'est qu'aussi c'est bête, à la fin ! Est-ce parce qu'il y a plus d'incompréhension entre le genre masculin et le genre féminin qu'entre un habitué de Marigny et un habitant de la Lune que, grâce aux faiseurs de pièces et de romans, on ne conçoit plus de milieu entre la détraquée par en haut et la détraquée par en bas, la gourgandine ou l'éclaireuse, tous articles de bazar dramatique commodes pour amener l'enchaînement de la comédie à recettes, mais où la femme française ne tient plus la place d'un fifrelin ?

 

Aux conceptions grandiloquentes des pontifes de la psychologie féminine moderne, il faut maintenant des sublimités.

 

Leonnec

 
         
 

Ah, là, là, quelle superfétation, pauvres gens d'esprit, et comme vous seriez étonnés si, quittant les apogées, vous regardiez tout bonnement autour de vous, vos mères, vos femmes, vos filles, humbles personnages qui ne prétendent en rien à rivaliser les toquées de Mme Marcelle Tynaire, les folles de Mme de Noailles, les transcendantes de M. Bataille, ni les walkyries de M. Donnay, mais qui, sans autre mobile que le doux et admirable instinct féminin, accomplissent d'un bout à l'autre de leur vie des exploits dont la répétition est à elle seule un prodige.

 

Pas besoin d'aller pour cela nous agenouiller devant les prix Montyon. L'héroïsme féminin est assis à chaque foyer. Il y brûle comme une veilleuse, mieux : comme une petite lampe sucrée alimentée à des sources que l'homme ignore, et qui s'appellent, suivant le cas, dévouement, résignation, abnégation.

 

Vous croyez m'étonner avec vos doctoresses et vos madames Lucrèce... Moi, j'ai vu mieux que ça. J'ai vu une épouse qui, délaissée par soit mari volage, a attendu vingt ans qu'il lui revienne et l'a consolé d'un baiser d'être devenu vieux. J'ai vu une maman rester trente et un jours et trente et une nuits sans se déshabiller ni dormir auprès de sa fille malade de la typhoïde. J'en ai vu une autre, nouvelle mariée de treize mois, tomber d'épuisement pour avoir voulu, malgré sa faiblesse, alaiter son bébé glouton. J'ai vu une mère de famille ruinée dîner tous les soirs, pendant un an de pain sec trempé dans du vin ronge, sous prétexte qu'elle n'avait pas faim, afin que le mari et les quatre petiots se satisfassent. J'ai vu,...

Mais à quoi bon continuer ? O vous, hommes maîtres de tant de choses et qui ne supportez pas une colique ou une rage de dents sans mettre votre humeur et la maison à l'envers, considérez donc un instant le courage silencieux de l'éternelle souffrante, son labeur ingrat, sa vie tissée d'obéissance et d'arrachement. Pensez seulement à la maternité, et puis dernandez-vous jusqu'à quel point vous êtes cruels envers la Femme tout court en la déformant à la mesure de vos marionnettes du théâtre et du roman.