LA REVUE ILLUSTREE DU CALVADOS    1911-1914 
   

Les parisiens en voyage - Août 1912
         
 

- Le voyage est l’art de dépenser beaucoup d’argent et de se fatiguer infiniment pour être moins bien que chez soi.

Cette boutade d’une « Parisienne », qui visait à s’approprier la manière de Mme de Sévigné, et qui n’en était pas sensiblement diminuée parce qu’elle trahissait des accointances avec Jules Claretie, me revenait l’autre jour en mémoire, tandis que j’assistais, à la gare Saint-Lazare, au départ du rapide de Normandie.

Que de malles stupéfiantes ! Que de toilettes de voyage à renverser les paisibles habitants du litoral ! Parole, une Parisienne qui s’embarque pour un « circulaire » de trente jours semble toujours poser pour l’ « etoile » qui va sarahbernardianiser en Amérique !

Son entendement compliqué, sa passion innée du cabotinisme, l’empêchent de concevoir l’excursion estivale autrement que comme une odyssée de roman comique. Elle prétend aussi bien esbrouffer la grève de Trou-sur-Mer que la plage de Dieppe. L’atmosphère factice de Paris l’environne étroitement et la suivra partout, quoi qu’elle fasse pour s’y soustraire.

 

Fabiono Les CPA LPM n°45

 
 

 
 

C’est la martyre de la convention qui ne pourra jamais voir danser les bigoudens bretonnes sans évoquer l’image de Mlle Sandrini mimant la Korrigane, ni contempler un calvaire sans risquer une comparaison avec tel décor du Pardon de Ploërmel.

 

Vous croyez qu’elle va s’amuser ou s’intéresser à quoi que ce soit, durant son voyage à itinéraire fixé et quasi chronométré, par la prévoyance des compagnies tutélaires ?

Du tout. Les douilletteries de son petit appartement parisien lui manqueront trop pour cela. La chambre de fortune que sont la plupart des chambres d’hôtel, l’horripilera. Et puis, si elle n’a pas d’auto, vous n’imaginerez pas la sujétion de l’exactitude obligatoire afin de ne pas manquer les heures des trains ! Joignez pour surplus que l’inhabitude de la marche lui rend fort pénibles les excursions à travers champs. J’en ai rencontré qui, harassées, s’enfermaient à l’hôtel, dès leur débarquement dans une ville, et qui, compulsant, mornes, leur Joanne ou leur Conty, terminaient par ce cri de découragement immense : – Dieu, que de fatigues encore ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien ne pas voir dans tout cela ?

 

Et Monsieur, lui ?...

Eh bien, je vais vous dire : Généralement, Monsieur a premièrement plein le dos du voyage, et deuxièmement plein le dos de sa femme.

 

N’est-ce pas idiot, je vous le demande, de s’éreinter à courir la France quand on a tout ce qu’il faut à Paris ?... Imaginez-vous venir en Bretagne voir des dolmens quand il y en a plein le musée de Saint-Germain ? Et les grottes ? Et les chutes d’eau ? Et les rochers ? Mais, mes pauvres amis, nous n’avons qu’à aller au Bois de Boulogne pour en admirer autant !... La mer ? Peuh ! De l’eau ! C’est bon dix minutes, en lisant le Courrier des Théâtres du Figaro, qu’on reçoit, entre parenthèses, vingt-quatre heures en retard, ce qui est infect... La montagne ? Joli ! Mais, vous savez, le ranz des vaches, c’était déjà rococo du temps de Rossini ; et puis, en somme, on s’en fait une idée très suffisante à Saint-Cloud... Il y a encore les points de vue ; vous savez, les innombrables points d’altitude où le Touring-Club de France a placé un banc et un poteau indicateur afin de signaler l’endroit aux touristes qui oublieraient d’admirer. Mais jamais nul n’imaginera, ce qu’un point de vue ressemble à un autre point de vue... Blague ! Blague !... Monsieur déclare le vin infect, le pain infect, les gens infects, les voyages infects... Il se meurt de revoir Enghien (quatorze minutes de Paris, 135 trains par jour) où il y a un si joli casino qui plonge dans l’eau ; il aspire à se débarbouiller l’âme dans un verre d’orangeade frappée qui est une spécialité d’un café fameux du boulevard des Capucines ; il voudrait bien respirer l’odeur de son cercle et fumer un cigare au haut de l’escalier de l’Opéra...

 

Non, ils ne s’amusent pas, les Parisiens en voyage...

 

Cependant, si vous rencontrez, où que ce soit, un couple en état d’ébahissement devant un jardin en rocaille avec jet d’eau et boule de verre sur un trépied, n’hésitez pas une minute : vous êtes en face de deux Parisiens savourant le charme du jardin d’autres Parisiens !