| Le démon adressa au chanoine le distique suivante : Signa te, signa temere, me tangis et angis, Roma tibi subito motibus, ibit amor. Ces deux vers, d’une construction véritablement infernale, puisqu’on peut les lire de droite à gauche ou de gauche à droite, sans que les mots ni sens soient changés, sont cités par M. Pluquet, qui raconte cette chronique, avec cette observation qu’un ancien auteur prétend que c’est à Saint-Antide que le diable, qui le portait à Rome sur son dos, les adressa. Jean Patye, chanoine de la prébende de Cambremer, dépendant de l’évêché de Bayeux, avait été longtemps un prêtre selon le cœur de Dieu, et les prescriptions des saints canons. Mais, ainsi qu’il arrive quand l’homme ne sait point résister aux instincts de vanité qui lui sont sans cesse inspirés par le mauvais esprit, maître Patye, se voyant en tous lieux renommé pour sa haute dévotion et pour son expérience, finit par oublier que toute science qui ne vient pas de Dieu n’est que déception et mensonge ; il prêta une oreille complaisante aux éloges accordés à ses mérites, se laissa aller aux flatteries qui caressaient son orgueil. Afin de les accroître encore, il négligea ses devoirs de chrétien, pour ne s’occuper plus que de l’étude des sciences profondes et mystérieuses qu’il pensait pouvoir le ranger au-dessus du commun des mortels. Enfermé dans un sombre réduit, il pâlissait nuit et jour sur d’antiques manuscrits, cherchant dans les signes cabalistiques à lire ce qu’il n’a été donné qu’au Seigneur de pénétrer, et s’efforçant de trouver les secrets dont le créateur dans sa sagesse a refusé la clef à la créature indigne de s’en servir. Oubliant ce que les saintes écritures nous ont appris de nos premiers parents, qui perdirent le bonheur du paradis, pour avoir voulu devenir aussi savants que Dieu, et connaître le bien et le mal, il prétendit se mesurer, infime vermisseau, contre le Tout-Puissant. Marchant ainsi dans le sentier de perdition que le démon avait ouvert sous ses pas, il devint bientôt si habile dans l’art de grouper les nombres, de former les signes mystiques, et de distribuer les paroles sacrilèges qui ont la vertu de changer l’ordre de la nature et le cours des astres, qu’à sa voix obéissaient les anges des ténèbres, liés pour un temps à son service, jusqu’a ce qu’au grand jour du jugement ils prissent leur revanche. | |
| Le bruit de la puissance surnaturelle du chanoine de Cambremer ne tarda pas à se répandre ; ceux qui n’en savaient pas la cause, le vulgaire, l’admiraient ; mais ceux qui la connaissaient, ses confrères et son souverain ecclésiastique, le vénérable Trivulce, évêque de Bayeux, gémissaient sur son égarement et priaient le ciel de le ramener à la résipiscence. Il était d’obligation au chapitre de Bayeux, en réparation d’une faute commise à une époque très reculée par un de ses membres, d’envoyer chaque année à Rome, à la fête de Noël, un chanoine chanter l’épitre de la messe de minuit. Or, il advint qu’en l’an 1537, que le chapitre ayant, suivant l’usage, tiré au sort le nom du chanoine qui devait s’acquitter de cette servitude, le hasard désigna Jean Patye. Ce fut dans le conseil une grande consternation, car on le regardait comme un réprouvé, mais le règlement était formel. On prit soin de le faire prévenir longtemps à l’avance, qu’il eût à se tenir prêt, et à arriver en temps et lieu, car à défaut de remplir l’obligation qui lui était imposée, le chapitre se trouvait obligé de payer une amende qui eut fait une brèche considérable à son trésor. | | | |
| Nonobstant les sages avertissements qu’il avait reçus, malgré l’insistance réitérée de ses confrères, Jean Patye, tout entier à ses œuvres mystérieuses et diaboliques, se trouvait encore à Bayeux le 24 décembre. On le vit entrer calme, tranquille dans la cathédrale, répondre en souriant aux reproches qui lui étaient faits sur sa négligence, et entonner le premier verset des matines. Ce saint devoir rempli, il sortit lentement comme il était venu, et se retira dans son laboratoire. Encore revêtu de son aumusse, de son surplis et de son camail, il prit un grimoire dont toutes les lignes étaient tracées à rebours, avec de l’encre rouge, et entremêlées de figures hiéroglyphiques. A peine eut-il prononcé quelques mots, un monstre épouvantable, exhalant l’odeur pestilentielle de la géhenne, armé de longues griffes, les épaules garnies de deux ailes à large envergure, se dressa devant lui. — Or ça, lui dit-il, du ton d’un maître absolu, il faut que tu me portes cette nuit à Rome, et que tu m’y portes en pensée de femme, c’est à dire que le vent ne puisse pas nous devancer. — Vous serez content, maître, mais donnant donnant. — Fais tes conditions. — On dit vulgairement que je suis le père de tous les péchés mortels, eh bien ! par la géhenne, cela n’est pas vrai ! Je déteste la paresse et l’oisiveté ! Donc, monseigneur, je serai à vous jusqu’à demain midi, mais à condition que vous trouverez à m’occuper pendant tout ce temps. — Autrement, c’est vous qui serez à moi. — C’est trop juste. Et d’un élan il enfourcha la docile échine du démon, qui fendit les airs avec une rapidité sans égale. Mais le tentateur humilié du rôle servile qu’on exigeait de lui, désirant d’ailleurs hâter le moment décisif de perdition du chanoine, se prit de son air le plus hypocrite à lui tenir les propos les plus perfides et enfin essaya, au moment où ils se trouvaient au-dessus de la mer, de lui faire faire le signe sacré de la croix, comme moyen de hâter son voyage . Jean Patye n’était heureusement pas homme à se laisser prendre à un piège aussi grossier. Sachant bien que l’une des vertus principales du signe de la rédemption est de mettre en fuite les esprits des ténèbres, de leur faire perdre la forme qu’ils emploient quelquefois pour se montrer à nous, il comprit aisément que l’intention de Satan était de l’abandonner en le laissant tomber dans la mer, où il eut péri en état de péché mortel. Loin de se rendre à l’invitation du maudit, il prononça une formule profane qui contraignit celui-ci à accélérer sa marche. Quand il arriva à Rome on chantait l’introït de la messe de minuit. — Je suis à votre service, monseigneur, mais voici la messe qui commence seulement, que voulez-vous que je fasse en attendant ? — Va dépaver la ville ! dit le chanoine, se hâtant de se rendre au choeur, où son absence était déjà remarquée. On allait achever le Gloria in excelsis et Jean Patye se disposait à marcher au pupitre ; un enfant de choeur vint se pencher à son oreille. — La ville est dépavée, maître. L’enfant de choeur n’était autre que Satan en personne, qui en un clin-d’oeil avait arraché les grès et les marbres de la ville sainte, aussi facilement qu’un enfant brise un hochet. Eh bien ! va la repaver ! dit le chanoine. Satan obéit ; mais pour lui c’était un jeu trop facile ; l’épitre n’était pas terminée qu’il murmurait déjà à l’oreille de son patron : — C’est fait ; tout est en place. Les convenances et le cérémonial exigeaient que maître Patye ne quittât pas l’église avant la fin de l’office , jusque-là à quoi allait-il occuper son infatigable serviteur ? Or ça, lui dit-il, tu vas aller dans la boutique d’un boucher qui demeure à quelques pas d’ici, tu trouveras sur son étal, la peau d’un mouton noir, tué par lui hier soir ; prends-la, va la laver au Tibre, et quand elle sera devenue blanche, tu me l’apporteras L’infernal ouvrier partit, et le chanoine demeura jusqu’à l’Ite missa est, sans être de nouveau, on le pense bien, importuné par lui. Il se fit alors conduire dans la sacristie, et demanda à examiner le titre en vertu duquel une si humiliante redevance était exigée de son chapitre. Le sacristain, sans défiance, s’empressa de lui soumettre le parchemin. Alors mettant le comble à ses impiétés, il s’avance près d’un brâsier ardent, et d’une main coupable, trompant la confiance qu’on avait eu en lui, y lança le parchemin, qui fut aussitôt consumé. Comme les assistants stupéfaits de tant d’audace, avaient peine à trouver des paroles de reproche, il s’éloigna avec un rire moqueur. On courut enfin à sa poursuite, mais déjà il était au bas de la nef, et quand on arriva pour s’emparer de lui, franchissant les degrés du portail, il s’élança sur son insaisissable esclave, qui, épuisé et honteux des vains efforts qu’il avait faits pour accomplir son impossible tâche, venait lui demander merci. Reprenant son vol, il l’eut bientôt dérobé à tous les regards. Lorsqu’il rentra dans la cathédrale de Bayeux, on chantait laudes de l’office dont il avait entonné matines. Il n’avait mis que quatre heures à accomplir son périlleux voyage, et encore il avait assisté à la messe ! Ses confrères ne furent pas surpris de le voir parmi eux, car il n’était venu à l’idée d’aucun qu’il pût disposer d’un si merveilleux moyen de transport. Déjà ils se disposaient à grand regret et en maugréant bien fort contre la fatalité qui avait fait sortir son nom de l’urne, à payer le lourd impôt que leur coûterait son mauvais vouloir. Comme donc ils se détournaient, évitant sa présence, et murmurant derrière lui de malsonnantes paroles : — Qu’avez-vous, messires ? leur dit-il ; pourquoi me faites-vous si piteux accueil ? — Le trésorier du chapitre vous le dira, quand il aura acquitté l’amende que nous encourons par le fait de votre désobéissance et rébellion. — Que parlez-vous d’amende et de rébellion ? Par votre salut éternel, ne m’accusez pas d’avoir oublié mes devoirs. J’ai cette nuit chanté en la métropole du monde chrétien, la sainte épître de Paul à Tite, chapitre second, et j’ai fait plus, messires, je vous ai affranchis à tout jamais de cette servitude ; j’ai détruit les titres qui nous l’imposaient. — Le ciel a-t-il fait un miracle pour vous ? dit un des mécontents. — Que vous importe que ce soit le ciel ou l’enfer ? répliqua-t-il avec un rire épouvantable. — Vous n’êtes plus notre frère ! raca ! raca ! s’écrièrent tous les membres du chapitre en le fuyant avec horreur. Voyant que personne ne restait pour prendre son parti, Jean Patye se prit à réfléchir et tomba dans une grande perplexité. Un rayon de la miséricorde céleste étant descendu jusqu’à lui, il comprit toute la laideur des sacrilèges dont il s’était souillé. Rentré chez lui il brûla ses manuscrits cabalistiques, comme il avait brûlé le titre de la redevance à Rome. Après être demeuré bien des jours dans la retraite la plus profonde à déplorer ses erreurs, il se présenta un matin pieds-nus, la tête rasée, une corde au cou, dépouillé des insignes de sa dignité, à la porte de son évêque, pour implorer miséricorde et pardon. En présence de tant de contrition, d’une si touchante humilité, le prélat se souvint qu’il y a au ciel plus d’allégresse pour un pécheur réconcilié que pour cent justes sauvés ; il obtint du souverain pontife l’absolution du pénitent. Elle fut accordée après une procession solennelle, par les rues de la ville, où Jean Patye, dans l’humble situation où il s’était présenté à son évêque, c’est à dire pieds-nus et corde au cou, marchait derrière tous les membres du chapitre. Depuis lors, il redevint jusqu’à la fin de sa vie un modèle de vertu, de piété et de modestie. | |