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La sotte bonne femme Conte populaire recueillis dans le Pays d'Auge par M. Leroy instituteur
Publiés en 1902 dans Le Pays normand, revue mensuelle illustrée dirigée par Léon Le Clerc (Honfleur : Imprimerie-Librairie Satie, 12 rue de la République, R. Sescau, successeur).
Il y avait une fois un vieux bûcheron qui avait été bien malheureux toute sa vie, car sa bonne femme, quoique sans malice, était si dépourvue de bon sens, de mémoire et de réflexion, que l'on n'avait certainement jamais connu créature plus sotte.
Le pauvre homme était obligé de lui expliquer de point en point ce qu'elle devait faire, et malgré cela il ne la quittait qu'en tremblant, ayant toujours à redouter quelque maladresse de sa part.
Un jour, comme il partait à son travail de l'après-midi, il lui dit : | ||||||||||
« Bonne femme, quand j'vas r'véni asse sé, j'vas être bé las, n'oubli pas dé m'faire d'la soupe avé l'lait qué j'té rapporté. Tire-mé du vin d'avanche et drèche la table tout prêt, qué j'neille pas à attendre après té pour souper ».
Le bonhomme parti, sa vieille compagne s'accouda sur le bord de sa table et ne tarda pas à s'endormir profondément.
Quand elle se réveilla, le soleil venait de se coucher. Alors se rappelant, non sans peine, les recommandations de son mari, elle allume un grand feu, taille son pain, met sa marmite, et pendant que le lait chauffe, passe dans la cave à côté pour tirer du vin . Elle n'avait pas fini de remplir le cruchon qu'elle entend le bruit du lait bouillant qui tombait dans le feu.
Aussitôt, laissant le vin couler, elle court décrocher sa marmite, mais trop tard, hélas ! Le lait est déjà répandu dans les cendres.
Son feu s'étant complètement éteint, elle retourne à la cave pour y prendre un peu de bois, mais à peine y est-elle entrée qu'elle voit avec stupeur tout le vin de la barrique épandu sur le sol.
Pour cacher à son bonhomme les traces de ce nouvel accident, elle s'empare d'un sac de farine et le vide sur le vin, espérant ainsi qu'il sera absorbé.
Elle venait à peine d'achever cette besogne quand le bûcheron rentra en geignant.
Au premier coup d'oeil qu'il jette dans son intérieur, il voit que la table n'est pas servie, qu'il n'y a dessus ni vin ni soupe. Bientôt il s'aperçoit que son vin est perdu et sa farine gaspillée. Alors il s'abandonne à son désespoir.
Quand il se fut bien lamenté sur son triste sort, il prit le parti d'aller se coucher.
De toute la nuit le bûcheron ne dormit point. Il réfléchit longuement sur le parti qu'il devait prendre vis-à-vis de sa bonne femme dont la sottise l'avait ruiné ; finalement il résolut de s'en débarrasser en l'égarant dans la forêt.
En se levant, il lui dit : « Bonne femme, je m'sieux trop esquinté hier, j'n'ai pas l'coeur à l'ouvrage, à c'matin, et j'vas m'promener pou m'désennuïer. Veux-tu v'ni avé mé ? »
Alors, les voilà partis. Arrivés dans la forêt, le bûcheron fit remarquer à sa femme que le chemin qu'ils avaient suivi se divisait en deux, l'un allant à droite, l'autre allant à gauche.
-Bonne femme, dit l'homme, prends l'chemin d'gauche, c'est l'pu court, mé qui marche pu vite qué té, j'vas prendre el chémin à draite qu'est l'pu long, dans unne heure ou deux, comme i sé r'joignent j'nous r'trouverrons et jé reviendrons ensemble. As-tu bé compris ? I faut qu't'aille toujous drait d'vant té jusqu'à c'qué tu mé r'joingne.
Ils n'étaient peut-être pas à cent pas l'un de l'autre que la bonne femme se mit à crier de toutes ces forces : « Bonhomme ! bonhomme ! Vi-t'en vès, vi-t'en vès ! Unne tite brébis sans queue ! Unne tite brébis sans queue ! »
En entendant sa bonne femme l'appeler, le bûcheron eut d'abord l'idée de marcher plus vite et de la laisser crier, mais la curiosité étant la plus forte il revient sur ses pas en se disant : « Qui qu'ou veut co dire ? Unne tite brébis sans queue ? Allons toujous vés c'qué c'est. Si hest aco unne dé ses lubies, i s'ra co temps d'continuer note route. »
Arrivé dans le chemin que sa femme parcourait, il vit à ses pieds une sacoche en cuir ; l'ayant soupesée, il fut étonné de son poids et pensa qu'elle pouvait contenir une forte somme. Désireux d'être fixé au plus tôt sur l'importance de cette trouvaille, il dit à sa femme : J'ai changé d'idée. Ervénons à la maison et ainde-mé à y rapporter la p'tite brébis sans queue. »
Aussitôt rentrés, le bûcheron fit semblant d'être en proie à une vive frayeur : « Bonne femme ! bonne femme, s'écria-t-il, muche-té vite ! Le ciel est tout ner drière note maison, bé sûr qui va tumber un orage de cailloux ! »
En même temps il ouvrit un grand coffre et y fit entrer sa femme en lui recommandant bien de rester dedans jusqu'à ce qu'il avertisse que le danger est passé. S'emparant alors de la sacoche, il la vit remplie de nombreuses pièces d'argent et d'or qu'il fit tomber en cascade sur le coffre.
En entendant ce bruit extraordinaire, sa femme épouvantée se mit à crier en l'appelant au secours. « N'faut pas aver peux, lui répondit-il, c'est l'orage de cailloux qui tumbe ; si tu reste tranquille dans le coffre, i n'y a pas de danger pour té. »
La bonne femme, rassurée par ces paroles et convaincue qu'elle ne pouvait être mieux à l'abri du terrible orage, ne songeait certainement pas à quitter son refuge. Le bûcheron put donc compter à son aise la somme considérable contenue dans la sacoche ; s'assura qu'elle suffirait largement à le faire vivre dans l'aisance pendant l'restant de ses jours , et alla la placer dans une cachette provisoire en attendant qu'il pût la mettre en lieu sûr.
La sacoche avait été perdue par un riche marchand. Celui-ci fit faire une enquête par la maréchaussée afin de retrouver son bien.
En l'absence du bûcheron, sa bonne femme vit un jour arriver chez elle deux cavaliers en uniforme qui, après avoir mis pied à terre, lui demandèrent si elle ou son mari n'avaient pas trouvé un sac contenant de l'argent.
S'apercevant qu'ils avaient affaire à une bonne femme d'esprit simple, les agents de l'autorité n'insistèrent pas davantage, convaincus que, dans sa naïveté, si elle ou son mari avaient trouvé la sacoche, elle n'eût pas manqué d'en faire l'aveu.
Le soir, quand le bûcheron rentra de son travail, sa femme lui raconta la visite qu'elle avait reçue, les questions qu'on lui avait adressées et les réponses qu'elle avait faites. Il comprit, après cette épreuve, qu'il ne serait plus inquiété à l'avenir au sujet du trésor qu'il s'était approprié si malhonnêtement.
A partir de ce jour, il ne travailla plus et fut plus tolérant pour sa bonne femme dont la sottise l'avait enrichi. | ||||||||||