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A la mémoire de Ch.-Th. Féret.
HECTOR était rouge ; Alcide était blanc. Quand Hector avait bu un verre de trop, il criait : « Vive la République ! » Au deuxième litre de gros cidre, Alcide criait : « Vive l’Empereur ! »
Alcide ne savait pas très bien à quel empereur il souhaitait longue vie, et Hector ne savait pas très bien quel espèce de bonheur la République lui apporterait. Mais Alcide savait que les rouges étaient des partageux, et Hector savait que les blancs étaient des jean-foutres.
Ils savaient aussi qu’ils étaient frères, le hasard leur ayant donné la même mère et peut-être le même père ; une mère qu’ils n’avaient point connue, un père qui avait oublié de les reconnaître. Parce qu’il y avait dans la chapelle de l’orphelinat un petit poêle de faïence blanche qu’on n’allumait jamais, Hector gardait de la messe du matin le souvenir révolté d’une prison glaciale, et de la même messe du matin, Alcide gardait le souvenir d’un paradis un peu froid où l’on peut rêver qu’on a chaud. | ||||||||
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A onze ans, on est d’âge à gagner sa vie. Comme Alcide, l’aîné, était bien vu des bonnes soeurs, on l’avait placé dans une ferme où la vie était douce pour les enfants. Il ne se levait qu’à six heures en hiver et à quatre en été. Aux fêtes carillonnées, on le soûlait comme une grive pour faire un brin rigolbocher les grandes personnes.
Quant il partit pour tirer ses sept ans, le maître, qui était un bon maître, lui donna une pistole. Quand il revint, ayant laissé en Algérie deux doigts de son pied gauche, la maîtresse, qui était une bonne maîtresse, le régala d’une cuite soignée. Puis, boitillant, et un balai sur l’épaule, il fit le tour de la table en chantant la Casquette du père Bugeaud.
Devenu valet d’écurie, Alcide se faisait des mois de quinze francs. Il dépensait dix sous pour son tabac, un petit écu pour sa partie de boules, le dimanche, et il mettait le reste dans un coin du coffre à avoine dont il avait la clef.
Hargneux et gringalet, Hector avait fait, à vingt ans, toutes les usines de la vallée, depuis Darnétal jusqu’à Barentin. Il avait fait aussi tous les caboulots où l’on fichait à bas le Badinguet, la prêtraille et toute la sacrée boutique. Homme de cour, dans les filatures, il ouvrait la grand’porte aux camions, donnait de la gueule pour faire démarrer les chevaux et crachait dans ses mains quand les ouvriers déchargeaient les lourdes balles de laine.
Cependant, une espèce de mariage derrière l’église l’avait un peu assagi. Sa particulière tenait serrés les cordons de la bourse, et il n’était point facile de la rouler. C’était une vaste commère, aimable comme une poignée d’orties, et qui, après avoir dans sa jeunesse pas mal rôti le balai, avait pris sur le tard le goût des distractions où l’on ne s’arsouille point. Tous les dimanches, elle rasait elle-même Hector, l’engonçait dans un faux-col raide, le couronnait d’une casquette de drap d’Elbeuf, et le conduisait, comme un chien en laisse, faire un tour en ville : rue de la Grosse-Horloge, rue des Carmes et petite Provence.
Au bout de quelques années, l’habitude de s’ennuyer à heure fixe, une fois par semaine, devint pour Hector un plaisir distingué. Son âme restait républicaine, mais les coins s’arrondissaient. Il glissait à de lâches concessions. « L’Empire est une saloperie, mais ça n’est pas de tout chambarder qui fait marcher les affaires ! » | ||||||||
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Une passion d’économie remplaça subitement la passion des petits verres. Hector thésaurisa. Il acheta dix francs de rente, l’année de l’Exposition. Sa bourgeoise, de son côté, se priva, fit des ménages, se creva de besogne et rêva d’un petit fonds de commerce.
Au premier billet de mille, ils achetèrent, payé comptant, le chalet de nécessité du boulevard Beauvoisine. Mme Hector, qui avait du goût, fit ajouter une aile : un cabinet réservé qu’elle meubla d’un bout de glace et d’un porte-serviette. Lavabo : dix centimes. Le luxe se paie. Un coup de peinture brun clair sur la façade, des rideaux blancs à la fenêtre, et la maison prit un petit air engageant : si vous n’aviez qu’à moitié envie, vous vous laissiez tenter.
Pendant les quatre semaines de la Saint-Romain, on gagnait tout ce qu’on voulait. Les jours de presse, Hector aidait sa bourgeoise et mettait la main à la pâte. Affables et empressés, ils coupaient du papier et calmaient d’un sourire les impatients qui attendaient leur tour en trépignant d’angoisse. C’étaient de pénibles journées, mais vers minuit, quand on faisait la caisse et qu’on fermait boutique, le cabas de Mme Hector était trop petit pour contenir tous les gros sous. | La Saint-Romain. CPA collection LPM 1900 | |||||||
Le lundi de la Toussaint 1868, il arriva qu’un richard en blaude à liserés blancs, s’étant laissé pousser dans le lavabo à dix centimes, s’en échappa aussi brutalement qu’un diable hors d’un bénitier. Il braillait à tue-tête qu’on avait voulu le filouter, que c’était trop cher de plus de moitié et qu’il aimait mieux se retenir un brin en attendant qu’une place à un sou fût libre. La douleur, cependant, lui vrillait les entrailles. Il serrait ses lèvres rasées, et sous la blouse, il enfonçait de son poing rude son ventre hurlant.
Cette héroïque leçon d’endurance et d’économie rurale rappela tout à coup à Hector qu’il avait un frère à la campagne. Il retrouva péniblement son prénom dans sa mémoire et conclut qu’après tant d’années écoulées, Alcide devait avoir un magot rondelet. S’il était, par chance, demeuré vieux garçon, c’était à son cadet d’hériter de lui, un jour à venir. La chose valait qu’on y pensât. Hector s’informa : « Vous n’auriez pas connaissance, des fois, d’un nommé Alcide ? » De fil en aiguille, il trouva le nom du pays et le nom du fermier. C’était du côté de Préaux, et le maître s’appelait Heurtevent. Hector lui envoya un mot d’écrit et mit un timbre pour la réponse. Heurtevent, poste pour poste, lui fit assavoir qu’Alcide était un bon serviteur qui avait pour sûr quelques sous de côté. L’affaire étant ainsi emmanchée, Hector invita son frère à venir manger la soupe avec eux, le dernier dimanche de la Saint-Romain, rapport qu’il y a ce jour-là moins de cassement de tête dans le métier.
Pour être sûr de s’éveiller avant le chant du coq, Alcide se coucha avec le soleil. Dans l’écurie tiède, allongé sur sa paillasse, il écouta passer les heures : au tournant de minuit, la jument grise se réveille et tape dans le bas-flanc ; quand la chouette enrouée cesse de ululer et que les souris s’arrêtent de grignoter le bois du coffre, c’est que les étoiles commencent à pâlir dans le ciel glacé d’hiver.
Alcide, pour la première fois de sa vie, ne peut fermer l’oeil. Des choses sans queue ni tête sonnaillent dans sa caboche. De vieux souvenirs d’enfance qu’il croyait perdus défilent en galopant. Il s’applique gauchement à imaginer les traits de ce frère qu’il ne connaît pas. Par instants, il lui vient des rages de parler à perte de vue, comme si Hector était là déjà pour l’écouter. Il lui raconte l’affaire du jour où le Bédouin, d’un coup de son sacré vieux sabre, lui a coupé un bout du pied et le godillot avec… Ils rigolent tous les deux à ventre déboutonné ; et Alcide a comme ça tout un chapelet d’histoires à dévider ; toute une pauvre vie qui paraissait vide et qu’emplit brusquement le grand désir d’aimer.
Dans la tête bouillonnante comme une pleine barrique de cidre nouveau, un tas d’idées furieuses poussent autour de la bonde leur mousse légère. Plus il essaie de les calmer, plus les diablesses reviennent à la charge : un bon gueuleton qu’il va payer à Hector… baguenauder au long des rues, devant les beaux magasins, voir les belles dames qui passent… | ||||||||
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La paillasse d’Alcide est rembourrée de cailloux qui lui meurtrissent les côtes. Son porte-monnaie, cousu dans sa chemise, se trémousse comme une bête et lui ronge le coeur. Il est temps, à la fin des fins, de se payer un peu de bon temps ! A la lueur incertaine du falot d’écurie, il met bas son gilet à manches et la chemise de coton rugueux. Le torse nu, il sort dans le froid qui pique et, la tête sous la pompe, râcle les vieux suints. Puis il passe un coup d’étrille dans sa tignasse et lampe à même son bouteillon une rasade de Calvados qui tue le ver et réchauffe les boyaux.
Son panier est prêt de la veille. Il a dedans un poulet de grain, plumé, flambé, tout embroché, et six pommes de canada, grosses chacune comme les deux poings.
L’ombre est si épaisse qu’Alcide d’abord tâtonne en aveugle du bout de son bâton de coudre. Il longe la mare où clapotent des bruits mous, passe au trou de la haie et fait rouler sous ses souliers ferrés les cailloux du raidillon. Passé Quincampoix, un fil de jour se glisse au ras de l’horizon. L’aube, née de la terre, monte comme une fumée rose que le vent rabat sur la cîme des arbres. Alcide, tout-à-coup, heureux de vivre, entonne un vieux refrain de régiment. | CPA collection LPM 1900 | |||||||
A Isneauville, il s’arrête pour casser la croûte et comme il a le coeur gai, il paie à un roulier un sou de café aux trois couleurs. Pendant qu’ils bavachent, le nez dans leur tasse, le matin sec court sur les plaines, et quand Alcide ressort, le grand air riche de novembre le ravigote d’une claque en plein museau. Sur les bords de la route, les maisons se rapprochent et s’accotent. De tous les chemins de traverse, débouchent des gens endimanchés dont la foule descend vers la ville prochaine. Son âme accroche au passage toutes ces âmes : « Salut ! la compagnie ! »
Comme il n’avait pas revu Hector depuis vingt ans, il le retrouva un peu forci. Il le trouva surtout autrement qu’il ne s’attendait à le trouver. Si bien qu’à la place de la joie massive dont il s’était régalé à l’avance, il lui fallut se contenter d’une surprise qui n’était plus tout-à-fait une surprise.
- Te v’la ? - Me v’la !
Ils restaient l’un devant l’autre, les bras ballants, et Alcide ayant embrassé sa belle-soeur, s’essuya poliment la bouche du revers de la main.
Mme Hector vida sur la table le contenu du panier et fut aimable. Elle déplora seulement de ne pouvoir elle-même faire rôtir le poulet : « Vous devez vous y connaître, Monsieur Alcide. Faites-nous un petit frichti soigné. Moi, faut que je file, parce que le dimanche, dans notre métier, il y a des gens qui viennent dès le matin ».
La cuisine était une pièce noire et chaude d’où l’on avait vue sur un mur de briques. Hector montra à son frère le lit cage qu’on ouvrirait pour lui, ce soir, dans le corridor. Puis il bourra le poêle de charbon, et Alcide regretta un peu qu’il n’y eût point de cheminée pour dorer le poulet à la flamme, mais l’autre rigola : « On voit bien que t’es de la cambrousse ! »
Ce croquant lui faisait l’effet d’un bon garçon, pas très dégourdi et qui paraissait un peu choquard. En attendant que le four soit rouge, Alcide, assommé de lourde chaleur, fit un tour dans l’appartement pour se dégourdir les jambes. En trois enjambées de semeur, il arrivait au bout de la pièce, se cognait le nez contre le mur et revenait à l’autre mur. Il voulut plaisanter : « J’ai été une fois à la boîte du temps que je faisais mon temps, et ma cellule, fiston, était plus large que ton cageot ».
Hector, qui n’avait jamais été soldat, prit la mouche : « Quand on a été en prison, il n’y a pas de quoi s’en vanter ».
A tout propos leurs deux âmes fraternelles s’élançaient ainsi l’une vers l’autre, comme pour se pénétrer, et retombaient vaincues de sentir entre elles tant de choses étrangères. | ||||||||
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Pour tout rabibocher, Alcide demanda s’il n’y aurait pas moyen d’aller quelque part s’arroser le gosier d’une bolée de cidre. Hector le conduisit rue Ganterie, dans un petit café comme il faut, où le garçon demandait aux clients : « Qu’est-ce que ces messieurs désirent ? » Hector désira un apéritif compliqué et Alcide, pour s’éviter l’embarras du choix, prit la même chose que lui. Il devint bavard et débita plus de mots en un quart d’heure qu’il n’en lâchait d’ordinaire en toute une année. A son frère attentif, il confia ses projets. Quand il aurait encore travaillé vingt ans dans sa ferme, il ne serait pas loin d’avoir devant lui deux cents pistoles bien comptées : une bicoque, un bout de jardin, et le roi n’est pas mon cousin ! Mais une supposition que le bon Dieu lui fasse signe avant l’heure d’aller manger le pissenlit par la racine, Hector saurait où dénicher le magot : « Tu n’aurais qu’à dire au maître : c’est moi le frère, et à demander la clef du coffre pour remplir ta pouquette ».
L’alcool et l’émotion lui faisaient le coeur mou ; le grand air de la rue le ragaillardit. Ils remontèrent les quatre étages, mirent dans le panier d’Alcide le poulet charbonneux, les pommes de canada et un livre de vin ; puis ils allèrent rejoindre Mme Hector. | CPA collection LPM 1900 | |||||||
De midi à deux heures, le boulevard était quasi désert et le chalet chômait. Ils s’empiffrèrent sans hâte, chacun mangeant sur ses genoux, autour d’un petit poêle de fonte qui vous cuisait le visage. Au café, on parla politique. Alcide était demeuré blanc et le rouge d’Hector, qui depuis quelques années pâlissait, redevint agressif. Alcide disait : « Nous autres, dans nos campagnes… » Et Hector répliquait : « Les campagnards, ça n’est bon qu’au cul des vaches. C’est à l’ouvrier des villes de leur montrer la route du Progrès ! » La discussion s’échauffait, quand un client arriva. On baissa la voix, pour ne pas le gêner, et dans le demi-silence, on entendait des bruits confus.
Par reconnaissance pour le poulet, Mme Hector permit aux deux hommes d’aller faire un tour à la foire jusqu’à l’heure de la sortie des baraques. Elle se débrouillerait toute seule, et pourvu que son époux soit là pour le coup de feu…
Le flot humain les charria de parade en parade. Hector, petit et habitué à la foule, se faufilait souplement entre les rangs pressés ; mais Alcide, bousculé, se laissait entraîner où le courant le portait. Comme un faucheur qui, du milieu de la plaine, hèle un passant sur la route, il levait en l’air ses grands bras et, par-dessus les têtes, hélait Hector. Des loustics se fichaient de lui ; d’autres, par blague, lui poussaient leur pépin dans les côtes. Un groupe de blancs becs le harcelant de trop près, il se dégagea d’un coup de reins et se mit en posture de cogner : « J’ veux sorti de d’là d’dans ! » Hector, un peu honteux, le tira par sa manche et le guida jusqu’au Boulingrin.
Les chevaux de bois hurlaient ; les orgues de barbarie éparpillaient des cris pointus. Ils échouèrent sous une tente où des buveurs, à chaque table, gueulaient des chansons dont les refrains se heurtaient comme des coups de poing. Il fallait, pour se faire entendre, brailler plus fort que les voisins, et Alcide renonça à parler. Coincé sur un banc, et sa figure glabre appuyée au creux de sa large main, il revoyait, les yeux à demi-fermés, le clos derrière la ferme, à l’heure où le soleil allonge jusqu’au ruisseau l’ombre des pommiers.
Et, subitement, il fut pris d’une rage fiévreuse de se payer du bon temps et d’entrer dans les baraques : « Les écus, c’est rond : faut que ça roule ! » Ils allèrent chez Bidel, mais toutes ces bêtes ennuyées n’inspirèrent à Alcide qu’une espèce de pitié triste. Dans un coin dédaigné de la ménagerie, il contempla longuement un petit chacal semblable à ceux qu’il avait vus rôder autour des tentes, quand la colonne du duc d’Aumale s’enfonçait vers les sables.
Au Panorama, les deux frères s’aplatirent le nez sur les ronds de verre brouillé. On voyait en raccourci tous les événements sensationnels des dernières années : des bateaux coulaient ; des incendies flambaient ; un assassin découpait en tranches le corps d’une fillette. Alcide en avait la chair de poule, et il souhaita quelque chose de plus gai. Hector proposa le musée de cire, parce que c’était instructif et amusant.
Dans des boîtes noires, il y avait des ventres ouverts, des crânes décalottés, toute une tripaille sanguinolente qui attirait les deux hommes pleins d’épouvante et les retenait penchés sur ces boyaux noués comme des serpents. Alcide ne pouvait croire qu’on eut tant de saletés dans la carcasse, et Hector qui, d’abord, avait voulu faire le malin, demeurait sans souffle, la plaisanterie collée au bec, comme un mégot éteint.
Pour un petit supplément de cinquante centimes, une vraie femme, en vraie viande, le poussa dans le cabinet de Vénus. Quand ils se furent glissés derrière le rideau mystérieux, ils se trouvèrent seuls et à demi-tremblants dans un monde d’horreur. Un grouillement d’organes tortus, monstrueux, souillés de lèpres et de chancres, dansait autour d’eux la ronde macabre des accidents de l’amour. Sur les cuisses d’une négresse, des tétons vidés pendaient. Alcide, grelottant sous un souffle empesté, tournait autour des boîtes, s’arrachait de l’une et retombait sur l’autre. Affolé, il voulut fuir et ne retrouva point la porte. La nuit venait ; les souffles rudes de la foule, au dehors, secouaient par instants la toile mince de la loge. Deux médecins en tablier de boucher enfonçaient leurs couteaux dans le ventre d’un homme dont la bouche muette criait. Alcide était sur le point de crier lui aussi, mais Hector, plus maître de lui, trouva la force de faire le crâneur et d’appeler : « Ohé, la petite dame ! Par ousqu’on sort de votre sacré bazar ? »
La dame aux accroche-coeurs huileux vint les délivrer : « Heureusement qu’il y a encore sur la terre des petites femmes propres avec qui on peut s’amuser sans danger ! »
Elle les fit sortir par une porte de derrière et, dans l’ombre, collée contre Alcide, elle tâchait de le pousser vers l’énorme voiture basse sur pattes et dorée comme un paradis. « Si le coeur t’en dit, concéda Hector, je t’attendrai bien un petit quart d’heure ! » Mais Alcide, tirant sur sa longe, lâcha une ruade à la femelle qui le traita de pétrousquin. Et, sans parler, ils revinrent par la rampe Beauvoisine, noire et morte.
On mangea un morceau sur le pouce dans le chalet encombré. Les clients pressés bataillaient, âpres à ne pas se laisser chiper leur tour ; mais une fois installés, ils en prenaient à leur aise et s’éternisaient dans un bien-être sonore. Il fallait parlementer à travers les portes, et Alcide n’avait pas eu seulement le temps de s’asseoir pour avaler une bouchée que sa belle-soeur le houspillait et le forçait à déloger.
Cependant, elle n’oubliait pas, au milieu de tout ce tintouin, que l’héritage serait un jour bon à ramasser. Parce qu’on n’a rien sans peine, elle se résolut au sacrifice : « Allez au cirque tous les deux. Vous me retrouverez à la maison sur les minuit, et votre lit, Monsieur Alcide, sera prêt dans le collidor ».
Devant le cirque, la cohue moutonnante s’allonge entre deux cordes tendues sur des piquets. « On va prendre la queue », dit Hector. Des gens, pour se réchauffer, battent la semelle ; d’autres, éreintés, se sont assis sur la bordure du trottoir et, le col du paletot relevé, claquent des dents. Alcide s’assied aussi et regarde la lune gelée monter de branche en branche jusqu’au coupet d’un marronnier noir. La masse humaine, par instants, est secouée de longs remous, et la poussée d’un flot nouveau force Alcide à se relever : « C’est pas le marché de la Villette où les veaux vont en charrette ! » Des coudes le marublent, et lui qui, pourtant, n’est pas douillet, souffre mille morts.
Alors, tranquillement, comme un homme arrivé devant une conclusion dont il n’est point le maître, il déclare à Hector : « J’ vas t’ dire une bonne chose, mon fré ; j’ veux m’ n’aller ». - « Tu veux t’en aller où ? » - J’ veux m’ n’aller cheux mé ». Toutes les raisons raisonnables de l’homme de la ville s’effritent contre ce doux entêtement de simple. - « J’tai vu, mon fré, et j’ sieux bé cotent ; mais à c’ t’ heu, j’ veux m’ n’aller ». - « Va-t’en si tu veux, croquant, moi je reste »
Les autres, autour d’eux, pouffent de rire ; mais Alcide, sans rancune, embrasse son frère et, petit à petit, regagne le bout de la file. A ceux qui résistent et lui barrent le passage, il explique bien poliment son affaire, et à ceux qui le traitent de malin de La Bouille, il oppose son invincible bonne volonté de brave homme pas pressé et qui a devant lui l’éternité des jours : « J’ veux m’ n’aller. C’est mon dret ».
Pour ne point se perdre au long du boulevard, il avance d’arbre en arbre jusqu’à retrouver enfin le chalet et sa belle-soeur indignée : «Ça n’a pas de bon sens, Monsieur Alcide, puisque votre lit est fait dans le collidor ». Mais il recommence inlassablement son explication qui n’explique rien : « J’ai r’vu mon fré ; j’ sieux bé cotent, mais à c’ t’heu, j’veux m’ n’aller ». Et Mme Hector ne peut comprendre pourquoi il renonce au plaisir d’avoir du plaisir.
Il est las de repos, las des hommes entassés et de leurs joies bruyantes ; las de toute la lassitude éternelle des pauvres diables, qui, depuis que le monde est monde, courent par tous les chemins, après des semblants de bonheur qui sans cesse les fuient.
Du tournant de la côte d’Ernemont, Alcide regarde une dernière fois la ville en fête incendier la nuit. Puis il tourne la tête et il s’en va droit devant lui par la route silencieuse qui coupe en deux les champs bleuis de lune. Son âme simple n’est point surprise de la beauté des choses et ne lui est point non plus étrangère. De temps en temps, il ralentit le pas pour jouir plus longuement de la lumière laiteuse qui coule sur la forêt. A partir d’Isneauville, les chiens, du fond des cours, reconnaissent le traînaillement de sa marche inégale. Pour rien, pour le plaisir, il se dit tout bas le nom des fermes aux toits de chaume. En passant auprès de la mare des Trois-Ormes, il tapote du bout de son bâton l’eau morte qui commence à geler sur les bords. Et son coeur, tout-à-coup, s’emplit d’aise, de voir là-bas, dans la nuit claire, au fin bout de l’horizon, le soc brillant de la charrue du maître.
Il a dormi une couple d’heures sur sa paillasse, et au premier casse-croûte du matin, le maître l’a blagué : « Tu t’en es payé une bosse, Alcide ? »
- « Comme ça, comme ça ». - « Qu’est-ce que tu as vu de plus beau à la Saint-Romain ? »
et Alcide a un peu haussé les épaules, comme un homme qui vraiment ne sait plus. Mais il a regardé par la fenêtre de la cuisine les feuilles brunes du grand poirier tourbillonner au vent de novembre ; puis il s’est mis à rire, un peu bêtement, un peu douloureusement aussi : « On est cotent de s’ n’aller, bé sûr, on est cor pus cotent d’ s’en être rentourné ». | ||||||||
Image de foire, collection CPA LPM 1900 | ||||||||