LA NOEL DES TREPASSES
 
 

 

Louis Chambois,

Semaine du Mans, 25 déc. 1903.

 

 
 

C'était au temps du bon roi saint Louis, temps béni où la foi et la piété régnaient au pays de France.

 

L'office de la nuit de Noël venait d'être achevé dans l'église abbatiale de Saint-Vincent du Mans. Les moines s'étaient tous retirés et l'abbé était rentré dans sa cellule. Accablé par l'âge, il s'était étendu promptement sur son humble couchette. Un lourd sommeil s'empara bientôt de son être. Tout à coup, un bruit étrange fait résonner la porte de la cellule. L'abbé, réveillé en sursaut, se lève à demi. Le bruit se renouvelle plus violent, plus fantastique. Le moine se précipite vers la porte; il l'entr'ouvre.

 

Un spectacle terrifiant se présente à ses yeux.

 

Une foule immense d'êtres, revêtus de suaires blancs, sont là, dans le long corridor. Tous portent une torche allumée. Un effroyable silence plane sur cette multitude.

 

Saisi de frayeur, l'abbé, craignant quelque oeuvre diabolique, fait sur lui d'abord, puis sur toute cette foule, un grand signe de croix. Ces êtres s'inclinent alors, répétant tous le même signe sacré. Pour le faire, ils écartent leur suaire, et l'abbé voit alors que ce sont des squelettes décharnés. Une lueur lugubre est comme attachée à ces os desséchés et ces squelettes semblent grandement souffrir de ces flammes. Le moine, rassuré par le signe de la croix si pieusement fait par ces fantômes, leur demande: «Qui êtes-vous? Que voulez-vous?» Point de réponse. Les deux plus proches le saisissent par son scapulaire et l'entraînent à leur suite. Une procession se forme après eux. Tous se dirigent vers l'église.

 

Bientôt l'autel est préparé; les uns allument les cierges, les autres disposent les ornements sacrés. L'abbé comprend que ces êtres veulent assister au divin sacrifice de l'autel. Il revêt la chasuble et commence la sainte Messe. Des voix gémissantes répondent aux versets que récite le prêtre. Les squelettes sont agenouillés pieusement dans le choeur, dans la nef; l'église en est remplie. Le silence est rompu seulement par la voix du ministre de Dieu et par les prières des assistants. A l'Orate fratres, lorsque l'abbé se retourne, il voit que les squelettes ont quitté leurs linceuls. Le moment de la consécration est arrivé; à la voix de son prêtre, Jésus descend invisiblement sur l'autel. Alors, les gémissements cessent, une harmonie céleste remplit l'église. Un chant sublime de triomphe et de délivrance se fait entendre jusqu'à la fin de la Messe. Lorsque le moine se retourne, à l'Ite missa est, les squelettes ont tous disparu; une nuée lumineuse montant vers le ciel, l'écho affaibli de mystérieux cantiques, voilà tout ce qui reste du sublime spectacle auquel il vient d'assister.

 

L'abbé rentre dans sa cellule profondément ému, heureux surtout d'avoir été, dans cette circonstance, l'instrument de la miséricorde divine.

 

Depuis, chaque année, en l'abbaye de Saint-Vincent, on avait coutume de célébrer, après l'office solennel de la nuit de Noël, une messe basse pour les angoisseux du Purgatoire.