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Cinq contes en patois normand par François Enault CHEZ L'HORLOGER
Pierre et Catherine Loustalot ont vendu un veau gras au grand marché de Carentan. La bête livrée, ils font un petit tour de ville, intéressés par les étalages des boutiques. Catherine vient de s'arrêter devant la vitrine d'un horloger !
Catherine (gaie) — Écoute, Pierre, pis que j'avons fait du bouon commerce, je vas te bailli de qué qui te rendra service, !... (Impérieuse). Mais tâche, de n'pé t'effouqui de c'que j'vas dire et de n'pé-z'y contredire pour que l'horlogi nos fèclie eune bouonne diminution !...
Pierre (intrigué, mais timide) — Qui que tu veux enco, acater ?... Et pis, cha n'vaodrait-y pé mûs que j'te laisse faire toute seule à t'n'idaie ?...
Catherine (enjouée) — A nos deux, je roulerons mûs l'horlogi !... (Elle pénètre, suivie de, Pierre dans la boutique où sent assis quelques clients). Boujou Moussieu et la Compagnie !... | | |||||||||
L'horloger (une loupe dans l'œil et penché sur son établi) — Bonjour, Madame ! Veuillez vous asseoir !... Je suis à vous dans un instant.
Pierre (se laissant tomber sur une chaise) — Faites, Moussieu !... (A ses voisins) No n'est qué d'mûs d's'erposer eun miot après l'marchi !...
Catherine (à mi-voix pour être entendue de l'horloger). — Dis donc, Pierre, v'là eune jolie boutique et raide bi montée, !...
Pierre (naturellement gaffeur) — Oh ! la sine à Moussieu Jeain d'la Haye n'est pas vilainne n'tout !...
Catherine (tout bas, le poussant du coude). — Gros maladret, va !... (plus haut) — Vère, ichin il y a du chouaix !... Et pis, por les gens de no'triage, acater à La Haye, ch'est plus c'nimun que, de s'monter à Quérente !...
Pierre (sans comprendre). — Ah ! vère, ch'est pus c'mmun !...
Catherine (lui désignant une horloge monumentale). — Comment qu'tu trouves, c't'horloge-là-té ?...
Pierre (sans conviction). - Ol est jolie !...
Catherine (admirative) Ah ! mais vère, ol est jolie ! d'aveuc toutes ces belles fieurs rouoges et jaunes qui sont peinturlurées dedpis le haôt jusqu'en bas !...
Pierre (ironique). — Ch'est pé eune horloge, c'est un p'tit courtin !...
Catherine (subjuguée). — C'est-y cha qu'en fait d'jolis hoquets, noués do yeux néfiles vertes et bieues que no dirait d'la vraie néfile piaquie sur la boîte au naturé au lieu d'y être peinte !...
Pierre (avec un regret). — Les vûles horloges de nos gens qu'étaient esculptées en piein quêne étaient pourtaint bi belles itou !... (pratique). Vère et cha n'craignait pé les maisons qui feument comme ces jeunesses-là !...
Catherine (dédaigneuse). Vère, mais nos gens n'avaient pé l'instruction qu'j'avons !... Y n'counnaissaient ri-n'à la bieauté !... (Emballée) — Tandis que guette-mé cha !... Ch'est frais, ch'est gai, ch'est à la drenire mode, avec un balainchi gros coumme un St Sacrement !... La bieauté d'eune maison !... (A l'horloger). Combi que vous la faite, c'te casse d'horloge-là, Moussieu ?...
Pierre (ahuri). — Oh ! Ch'est seulement por prôchi ! ...
L'horIoger (vissant une montre) — Madame, elle est marquée 120 francs au catalogue.
Catherine (sérieuse). — Chent vingt fraincs !... Ch'est une poingnie d'argent, cha !... mais, dème, ch'est une belle, horloge !... Reste à saver qui sont qu'ol a !...
L'horloger (prévenant). — Oh ! un superbe carillon, à répétition pour les heures (Expédiant un client). D'ailleurs, je vais vous le faire sonner !...
Catherine (extasiée). — O sounne les heures en carillon !... Guette Pierre, v'là ce que les vûles horloges n'faisaient pé !...
Pierre (pensif). — Mon Gieu, ch'était d's'horloges de pouorres gens et qui faisaient pé dans les maisons pus d'embarras que l'armouère ou que l'vaisseli !... Cha n'les empêchait pé de marchi longtemps et d'sounner parfais tout douchement de, jolies heures d'agrément por tout l'monde !...
Catherine (prudente). — Ces biaux carilons-là ne sont p't' ête pas bi solides !... Il ne nos faudrait pé eune machinne qui s'brésille et se détraque dès que no-z-y touque sains précaotions !
L'horloger (solennel). - Je vous la garantie cinq ans sur facture, Madame!
Catherine (aimable). - Cha n'sera pé à mé que vous la garantirez mon bouon inoussieu ! ...
Pierre (rassuré). — Je n'en avons pé besoin taint que la nôtre se maintienra comme, ol est !... O marche recta, nom de d'là, coumme l'solei dedpis que j'sommes mariés !...
L'horloger (déconfit). — Ah ! Ah !... Je croyais !
Catherine (sèchement à Pierre). — Laisse-mé expliqui l'affaire à Moussieu, veux-tu (mielleuse) Les gens de notre âge n'acatent guère d'horloges (fière) j'avons not'fait qui nos suffit dans not' position !... (mentant avec aplomb) Mais, not'fille Julie prêche de s'mayier et coumme je n'voulons pé qu'o sorte de t'chu nous sains être atrousselée, ch'est bi juste ; n'est-che pé, Moussieu, que no guette eun miot pour se renseigni !
Pierre (stupéfait). — Vère, pour se renseigni !
L'horloger (radieux). — Comment donc !... C'est tout naturel ! (Bon commerçant) Eh bien je vais vous montrer mes alliances, bijoux, chaînes esclavages, porte-bonheur, etc... J'en ai en or ou en argent vérifié à des prix défiant toute concurrence.
Catherine (digne). — La pareure de la mariée reste l'affaire du bruman !... Mais, j'l'y caoserons de vous !... (Enjôleuse). — V'là eune garniture de cheinnée qui serait bi n'au goût de no' pouorre Julie !... Qui que, t'en dis, Pierre ?
Pierre (finement). — Ma fé, tu dais bi l'saver, car, Julie, ch'est té toute recopie !...
Catherine (regardant l'étiquette). Vère, mais ch'est trop chi por nous !...
L'horloger (conciliant). — En vous faisant une petite diminution On arrivera à s'arranger !... Voulez-vous voir mes couverts en argent, en ruolz, en titre fixe ?...
Pierre (modeste). — Oh ! janmais j'n'avons mouégi t'chu nous dans des couverts d'ergent !...
Catherine (orgueilleuse). — Pense, Pierre, que marions not' fille à eun Moussieu !... et qu'y n'faut pé guetti à six cuillis à café.
L'horloger (qui jubile). — Madame a raison !... Il est des situations qui exigent un certain luxe !...
Catherine (superbe). — J'sommes de pouorres gens, Moussieu !... Le luxe n'est pé not' fait !... mais j'voulons que t'chu not'fille, cha, sait convenable !...
L'horloger (qui craint de rater l'affaire). — C'est bien ce que je voulais dire, Madame !... (étalant des écrins), faites votre choix !...
Catherine (après examen sérieux). — Eh bi, pesé en mé-même, je n'veux pé choisi, sains consulter not' fille ! Faut qu'cha li piaise, à c'te pouorre éfant !... pis que j'n'avons que li ! J'vos amènerons nos amoureux ieun d'ces dinmanches !... Ch'est ichin qu'ils s'gageront !... là, j'peux-t-y mûs dire Et j'ferons des affaires si vous êtes d'arrangement !...
L'horloger (très aimable). — Il faudra que vous le soyez aussi !
Catherine (avec un bon sourire). — No tâchera (faisant une fausse sortie). A laot'dinmanche sus l'coup d'trouais heures, est-che pé !...
L'horloger (empressé). — C'est entendu, Madame, je vous attendrai l'autre dimanche (il donne une chaleureuse poignée de main à Pierre).
Catherine (s'arrêtant sur le, seuil de la porte). — Hélos ! Pierre !... J'allions enco oublier de qué !...
Pierre (abasourdi). — Oublier qui ?
Catherine (indulgente). — Là ! vais-tu ! Mais dedpis ]'temps que tu te piains de n'pouver lure commodément ta Basse-Normandie, j'crais que tu pourrais profiter d'l'occasion pour t'acater des lunettes !...
Pierre (amusé). — Tu vas m'vieilli, Catheraine !...
Catherine (enjouée). — J'm'en servirai itou pour tricoter !... Cha n'rajeunit pé d'marier ses éfants !... (Elle essaie plusieurs paires qu'elle passe à Pierre). En v'là ieune que j'crais qui fera bi notre affaire !... Combi que vous en demandez ?
L'horloger (qui se doute, qu'on veut le rouler). — Je les vends toujours trois francs, Madame !
Catherine (avec entrain). — Eh bi, tenez, vous allez nos en faire cadeau pour nos engagi à r'venin l'aôt dimanche !...
L'horloger (édifié). — Non, ma bonne dame, parce que je me réserve d'offrir une prime beaucoup plus forte à la mariée !...
Catherine (dépitée et fouillant dans son portemonnaie). — Je n'ai plus que trente sous de monnaie !... Cha fera l'affaire et enco, aveu l'étui !... Ou bi sains cha, vous e no reverrez pé.
L'horloger (qui y trouve son compte). — Alors c'est pour avoir le plaisir de vous revoir, Madame !... (Ironique, et les reconduisant à la porte). Mes compliments à Mademoiselle Julie et mes vœux pour que son mariage ne casse point !
Pierre (dans la rue). — Sacrée Catheraine, va (Avec admiration). — Faut-y que t'en aies eun toupet d'annonchi l'mariage de ta fille quaind j'n'avons jamais eu d'petiots !...
Catherine (gaillarde). — Si t'a dit ton dreni mot, té, Pierre, mé, je n'y ai pé enco renonchi, malgré que j'porte lunettes !... | ||||||||||