LA REVUE ILLUSTREE DU CALVADOS    1911-1914 
   

Celles qu'on truque -Mars 1914
         
 

Ce qu'il y a de plus curieux dans l'édu­cation donnée à certaines jeunes filles n'est pas ce qu'il est avéré qu'elles savent, mais ce que dans leur entourage, on voudrait s'efforcer de laisser croire qu'elles ne savent pas.

 

Les colombes tournent en oies blanches. L'essentiel pour les parents est que vis-à-vis la galerie, le plumage reste immaculé, résultat auquel on pense parvenir en trichant sur les apparences.

 

Le théâtre, pour prendre un exemple, ne saurait être admis. Dans certains pays, on n'y peut conduire une « jeune fille bien » sans la discréditer aux yeux des chères ma­dames. Vous me direz qu'il y a théâtre et théâtre. Oui, mais par théâtre, j'entends toute espèce de théâtre : Cela donne « des idées», professent volontiers les mamans sur la jugeotte desquelles il pousse de la mousse humide. Quelles idées ? Les mêmes que l'enfant chaste et pure puise dans la con­templation quotidienne de la vie à moins que ce soit dans les livres laissés entre ses mains, fût-ce après la sélection la plus rigoureuse.

 

Il m'en vient à ce sujet une bien bonne.

 

SAGERS 1910 Paris la nuit

 
 
 
 

Dans une certaine ville, s'arrêta dernière­ment une tournée parisienne, laquelle joua, devant-une salle vide, certaine comédie, à la vérité, une peu espiègle, de MM. de Flers et Caillavet. Pourquoi la salle vide ?

 

Eh bien mais, parce que primo, une partie de la bourgeoisie locale avait précédemment mené voir la piè­ce à ses filles à Paris, et que secundo la même élite rentrée en son giron s'était dépêché d'effaroucher avec les mines réjouies qu'on devine le reste des familles : - Ma chère, c'est adorable, nous y avons été avec Paris­sima, mais n'y emmenez pas la vôtre, il y a un second acte... une horreur !

 

Seulement, pour connaître l' « horreur », la brochure circula de main en main, de sor­te que ce qu'on ne vit pas sur la scène on put l'imaginer - peut-être avec déraison dans le livre.

Vous trouvez cela beau, vous, chères lectrices ?... Moi pas... C'est grâce à cette hy­pocrisie jouée vis-à-vis nos filles que nous arrivons à faire de celles-ci des petits êtres factices pétris de petites manières comme ci et de petites manières comme ça, en rupture complète avec la sincérité belle et fière qui serait pourtant la vertu capitale dans un coeur de vingt ans.

Rien de tel pour les habituer à la dissi­mulation. Par l'exemple de la pièce qu'on les emmène voir en cachette à Paris et dont on feint de se scandaliser dans leur ville, à cause des conventions, elles supputent la fausseté qui les entoure, et probablement qu'elles l'exagèrent.

Cette préparation à la vie est exécrable. Je lui ai déjà attribué la plupart des dissen­timents conjugaux venant en quelque sorte de l'erreur sur la personne... Hé, comment voulez-vous qu'il n'y ait pas erreur, lorsque, par l'inculquation de l'artifice, les parents font tout ce qu'ils peuvent pour déguiser la personnalité réelle de leur enfant de telle manière que toute le monde s'y trompe ?